CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 14

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 14

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à M. le comte d’Argental.

 

28 Juin 1773.

 

 

          Vous aurez incessamment, mon cher ange, une nouvelle édition de la Sophonisbe de Mairet ; et si Cramer n’était pas un paresseux trop occupé de son plaisir, je vous l’enverrais dès aujourd’hui ; mais il faudra que j’attende encore plus de quinze jours, et peut-être un mois. Mairet est revenu exprès de l’autre monde, pour profiter d’une critique très judicieuse et très fine de M. le maréchal de Richelieu. Il a de bien beaux éclairs quand la rapidité des affaires et des plaisirs lui laisse des moments pour tirer en volant aux choses de littérature et de goût, et pour daigner s’en occuper une minute. Mairet a refait plus de cent vers dans cette pièce, qui est la première en date du théâtre français. Il faut qu’il ait l’honneur de rappeler ce Lazare de son tombeau ; cela est digne du petit-neveu du cardinal de Richelieu : le tout, s’il vous plaît, sans préjudice de la Crète.

 

          Vous avez bien raison sur Lally et sur La Barre. Vous verrez incessamment un ouvrage concernant l’Inde et ce Lally (1). Je le crois curieux, intéressant, hardi et sage, surtout très vrai dans tous ses points ; vous en jugerez. Il est très certain qu’un mort n’est bon à rien, que le chevalier de La Barre serait devenu un des meilleurs officiers de France, puisqu’il s’appliquait à son métier, au milieu des dissipations et des débauches de la jeunesse. Son camarade, le fils du président d’Etallonde, est un des meilleurs officiers qu’ait le roi de Prusse ; il en est extrêmement content, car il connaît jusqu’au dernier capitaine de ses armées.

 

          Vous m’offrez vos bons offices, mon cher ange, pour ma colonie ; en voici une belle occasion. Un marquis génois, nommé Vial ou Viale, s’est adressé à un de nos comptoirs, et malheureusement au plus pauvre ; il lui a commandé des montres et des bijoux pour la cour de Maroc. Je me défiais beaucoup des Maroquains et des marquis. Le noble Génois Viale n’en a pas usé noblement : il a fait une banqueroute complète, et n’a pas daigné seulement répondre aux lettres que mes artistes lui ont écrites. Cette triste aventure retombe entièrement sur moi, et elle n’est pas la seule. Je ne suis point marquis, mais j’ai bâti des maisons pour toutes mes fabriques, et je leur ai avancé des sommes considérables, sans être secouru d’un denier par le ministère. J’ai vaincu cent obstacles, j’ai tout fait, j’ai tout combattu, et je combats encore. Vous connaissez M l’envoyé de Gênes, il est votre ami. Les artistes auxquels le marquis a fait banqueroute s’appellent Servant et Boursault  ce sont deux très honnêtes gens, ils sont pères de famille, ils méritent votre protection.

 

          J’ai écrit à M. Boyer, ministre du roi à Gênes. Je n’ose fatiguer M. le duc d’Aiguillon de cette affaire particulière ; il est assez occupé de celles du Nord ; mais je voudrais savoir quel est le premier commis qui a la correspondance de Gênes ; je lui demanderais une recommandation auprès de M. Boyer, et je lui enverrais un mémoire détaillé sur cette banqueroute, qui est certainement frauduleuse.

 

          Je vous jure que la santé de madame d’Argental m’intéresse plus que cette banqueroute : cela est tout simple ; la santé est préférable à des montres et à des diamants. Je mourrai bientôt ; mais je travaille jusqu’au dernier moment ; je fais des vers et de la prose, bien ou mal ; je bâtis une espèce de ville florissante, où il n’y avait qu’un hameau abominable  je sème du blé dans des terres qui n’avaient point été cultivées depuis la création ; je fais travailler trois cents artistes ; je suis persécuté et honni ; je vous aime très tendrement : voilà un compte exact de mon existence.

 

 

1 – Fragments historiques sur l’Inde et sur le général Lally. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de Choiseul.

 

Juin 1773.

 

 

          S’il y a dans cet ouvrage (1) un petit nombre de vers heureux qui vous plaisent, ce dont je doute beaucoup, je vous dirai comme Horace à Mécène :

 

Principibus placuisse viris non ultima laus est.

 

Liv. I, ép. XVII.

 

Ce n’est pas un petit avantage de plaire aux premiers hommes de sa nation.

 

          Cela est beaucoup plus vrai qu’on ne pense. La raison est que les hommes élevés au-dessus des autres sont distraits par tant d’affaires importantes, qu’ils n’ont ni le temps ni la volonté d’écouter des choses triviales. Ils sont si accoutumés, dans toutes les discussions qui se font en leur présence, à proscrire tous les lieux communs de rhétorique, toutes les pensées fausses mal exprimées, tout ce qui est inutile, qu’ils se font, sans même s’en apercevoir, des règles du bon goût au-dessus de celles qu’on trouve dans les livres. Il faut toujours du vrai et du naturel ; mais ce vrai doit être intéressant, et ce naturel doit être noble. Monseigneur le duc d’Orléans, régent du royaume, me faisant un jour réciter le second chant de la Henriade, me dit : « Il faut que le vers me subjugue. »

 

          J’ignore s’il y aura dans les Lois de Minos quelque morceau qui puisse vous subjuguer.

 

 

1 – Les Lois de Minos. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Cursay.

 

A Ferney, 3 Juillet 1773.

 

 

          Je vois bien, monsieur, que vous descendez d’un homme qui ne voulait pas assassiner ses frères pour plaire au duc de Guise (1). On ne les assassinait, il y a quelques années, dans Abbeville, que par arrêt de l’ancien banc du roi, nommé parlement ; aujourd’hui on se contente de les calomnier. Ainsi le monde est tout le contraire de ce que disait Horace, il se corrige au lieu d’empirer. Je vais le quitter bientôt, et je suis bien aise de le laisser dans ces bonnes dispositions.

 

          Plus il y aura d’hommes qui vous ressemblent, monsieur, moins il faudra dire de mal de son siècle. M. d’Alembert, qui m’a envoyé votre lettre et votre livre (2) est un de ceux qui me réconcilient le plus avec le genre humain. Il est encore un peu sot ce genre humain ; mais à la fin la lumière pénètrera chez tous les honnêtes gens. Vous contribuerez à les éclairer, comme votre ancêtre à les laisser vivre.

 

 

1 – Jean Hennuyer. (G.A.)

2 – Anecdotes sur des citoyens vertueux de la ville d’Angers, mises au jour à l’occasion de Jean Hennuyer, évêque de Lysieux, drame (de Mercier). (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 3 Juillet 1773.

 

 

          Le gros La Borde m’apporte une lettre de mon héros. Il va en Italie, comme vous savez, tandis que, moi misérable, je suis dans mon lit, fort peu en état d’aller en France.

 

          Vous m’apprenez la jolie niche que vous vouliez me faire. Vous pensez bien, monseigneur, que je la trouve charmante, attrapez-moi toujours de même. Mon cœur est bien sensible à cette bonne plaisanterie. J’ai bien peur que ce ne soit donner des gouttes d’Angleterre à un homme qui est mort. Je ressemble un peu au Lazare, à qui vous avez dit : Viens-t’en dehors ; mais je vois qu’on ne ressuscite plus : le bon temps est passé, et c’est bien dommage.

 

          Après avoir remercié mon protecteur du fond de mon âme, je vais parler à M. le doyen (1). Il ne se souvient plus de m’avoir donné un très bon conseil, très judicieux, très fin, très digne de M. le doyen. C’était pour la Sophonisbe de Mairet, c’était pour la fin du quatrième acte. Je crois avoir exécuté pleinement ce que vous m’avez prescrit. J’ai tâché d’ailleurs de garnir d’un peu d’embonpoint ce squelette de Mairet ; je l’ai travaillé de la tête aux pieds. Je le fais réimprimer, et, dès qu’il sera sorti de la presse, je l’enverrai à M. le doyen et à M. le premier gentilhomme de la chambre. Ce premier monument de la scène française mérite assurément d’être rajeuni : c’est le premier ouvrage où les trois  unités aient été observées. Corneille ne les connaissait pas encore, et c’est une obligation que nous avons à M. le cardinal de Richelieu. La pièce même de Mairet était beaucoup plus intéressante que la Sophonisbe de Corneille, bien plus naturelle et bien plus tragique. Elle était plus correctement écrite, quoique antérieure de près de quarante ans ; et si elle n’avait pas été entièrement infectée d’une familiarité comique, souvent poussée jusqu’à la bassesse, elle se serait soutenue toujours au théâtre.

 

          Je pense donc, et j’ose dire que je pense avec mon héros, qu’en donnant à la Sophonisbe un ton plus noble, on peut la ressusciter pour jamais. Il fera ce miracle quand il le voudra et quand il le pourra. J’aurai l’honneur de lui envoyer quelques exemplaires de la ressuscitée, et je le supplierai d’en faire parvenir un à Lekain, afin qu’il apprenne son rôle de Massinisse, supposé que M. le doyen soit content de l’ouvrage.

 

          Je n’ose lui parler de Minos et de la Crète, parce que je sais qu’il ne faut courir ni deux lièvres, ni deux tragédies à la fois, et surtout qu’il ne faut point fatiguer son héros, qui a autre chose à faire qu’à écouter mes balivernes.

 

 

N.B. – Une très belle dame de votre connaissance (2), et qui, par son portrait, me paraît ce que j’ai jamais vu de plus beau, a chargé La Borde de m’embrasser des deux côtés, à ce qu’il prétend ; je lui en ai témoigné ma reconnaissance par une lettre un peu insolente, qu’elle pourrait vous montrer avant de la jeter au feu.

 

          Pardonnez à la longueur de celle que je vous écris, en faveur de ma bavarde vieillesse et de mon tendre et profond respect.

 

 

1 – Richelieu était le doyen des académiciens. (G.A.)

2 – Madame du Barry. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

7 Juillet 1773.

 

 

          Je reçois votre lettre du 30 juin, mon cher élève de Pindare et de Théocrite. Vous allez donc être des fêtes de Versailles (1) au mois de novembre ! Vous allez prodiguer tout l’esprit et toute l’harmonie de la Grèce ; la gloire et les plaisirs vont vous suivre ; M. votre frère, de son côté, va donner son Horace. Il faut avouer que vous rassemblez chez vous bonne compagnie.

 

          Je suis bien flatté du souvenir de M. de Chamilly. Je suppose qu’en envoyant à M. d’Ogny vos neuf louis, vous étiez sûr qu’il voudrait bien avoir la bonté de s’en charger, et qu’il en était convenu avec M. de Chamilly, sans quoi je craindrais qu’il ne fût un peu étonné de cette commission. Il est le seul protecteur de notre colonie, et sans lui elle aurait été perdue.

 

          Nous sommes en faute, madame Denis et moi. Nous ne nous souvenions point du tout des deux petites statues ; nous en demandons bien pardon à M. de Chamilly. Je suis excusable d’avoir perdu, dans ma vieillesse décrépite, la mémoire avec la santé ; mais madame Denis, qui est grasse comme une abbesse et qui se porte bien, est inexcusable. Nous allons réparer notre tort dans l’instant ; nous écrivons au sculpteur du village qu’il fasse deux statues excellentes, et qu’il les fasse vite. Il en fait une en six semaines. Je ne sais s’il en a de commande ; mais nous lui demandons la préférence pour M. de Chamilly.

 

          Nous avons à Ferney votre ami M. de La Borde et M. son frère, qui s’en vont en Italie, et qui reviendront pour le mariage de monseigneur le comte d’Artois, pour votre opéra. Pour moi, qui ai renoncé au plaisir, je ne vous applaudirai que de loin, mais je n’en serai pas moins sensible à tous les succès de votre famille. Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse très tendrement.

 

 

1 – On devait y jouer Sabinus, tragédie-opéra de Chabanon, musique de Gossec. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Wurtemberg.

 

10 Juillet 1773.

 

 

          Madame, on me dit que votre altesse sérénissime a daigné se souvenir que j’étais au monde. Il est bien triste d’y être sans vous faire sa cour. Je n’ai jamais ressenti si cruellement le triste état où la vieillesse et les maladies me réduisent.

 

          Je ne vous ai vue qu’enfant, mais vous étiez assurément la plus belle enfant de l’Europe. Puissiez-vous être la plus heureuse princesse comme vous méritez de l’être ! J’étais attaché à madame la margrave (1) avec autant de dévouement que de respect, et j’avais l’honneur d’être assez avant dans sa confidence, quelque temps avant que ce monde, qui n’était pas digne d’elle, eût perdu cette princesse adorable. Vous lui ressemblez ; mais ne lui ressemblez point par une faible santé  . Vous êtes dans la fleur de votre âge : que cette fleur ne perde rien de son éclat ; que votre bonheur puisse égaler votre beauté ; que tous vos jours soient sereins  que les douceurs de l’amitié leur ajoutent un nouveau charme ! Ce sont là mes souhaits ; ils sont aussi vifs que le sont mes regrets de n’être point à vos pieds. Quelle consolation ce serait pour moi de vous parler de votre tendre mère et de tous vos augustes parents ! Pourquoi faut-il que la destinée vous envoie à Lausanne et m’empêche d’y voler !

 

          Que votre altesse sérénissime daigne agréer du moins le profond respect du vieux philosophe mourant de Ferney.

 

 

1 – La margrave de Bareuth, sœur de Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

10 Juillet 1773 (1).

 

 

          Monseigneur, vous allez voir un parent de votre confrère M. le cardinal Giraud, qui n’est pas encore cardinal, mais qui est un des plus aimables petits apprentis que vous ayez dans l’Eglise de Dieu, et des plus agréables dans le commerce du monde. Aussi modeste qu’instruit, plein de goût et philosophe comme on doit l’être. Pour M. de La Borde, vous le connaissez ; il vous a été toujours très attaché. Pour moi, que puis-je dire à votre éminence ? que je meurs avec le regret de ne pouvoir vous faire ma cour. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 12 Juillet 1773.

 

 

          Si vous voyagez, monsieur, pour les belles divinités de la France, vous faites bien d’aller où est madame la comtesse de Brionne (1). Si vous voulez, chemin faisant, voir des ombres, comme faisait le capitaine de dragons Ulysse dans ses voyages, vous ne pouvez mieux vous adresser que chez moi. Je suis la plus chétive ombre de tout le pays, ombre de quatre-vingts ans ou environ, ombre très légère et très souffrante. Je n’apparais plus aux gens qui sont en vie Mon triste état m’interdit tout commerce avec les humains ; mais, quoique vous n’ayez point traduit les Géorgiques (2), hasardez de venir à Ferney quand il vous plaira. Madame Denis, qui est le contraire d’une ombre, vous fera les honneurs de la chaumière. Nous avons aussi un neveu (3), capitaine de dragons tout comme vous, qui demeure dans une autre chaumière voisine. Et moi, si je ne suis pas mort absolument, je vous ferai ma cour comme je pourrai, dans les intervalles de mes anéantissements. Si je meurs pendant que vous serez en route, cela ne fait rien ; venez toujours, mes mânes en seront très flattés ; ils aiment passionnément la bonne compagnie. J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre très humble et très obéissante servante. L’OMBRE DE VOLTAIRE.

 

 

1 – A Lausanne. (K.)

2 – Allusion à l’autre Delille, traducteur de Virgile. (G.A.)

3 – Le marquis de Florian. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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