CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 26

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à M. le comte d’Espagnac.

 

A Ferney, 15 Décembre 1773.

 

 

          La première chose que j’ai faite, monsieur, en recevant votre livre (1), c’a été de passer presque toute la nuit à le lire avec mes yeux de quatre-vingts ans ; et le premier devoir dont je m’acquitte en m’éveillant est de vous remercier de l’honneur et du plaisir extrême que vous m’avez faits.

 

          J’ai déjà lu ce qui regarde la guerre de Bohême, et je n’ai pu m’empêcher d’aller vite à la bataille de Fontenoy, en attendant que je relise tout l’ouvrage d’un bout à l’autre. On m’avait dit que vous donniez d’autres idées que moi de cette mémorable journée de Fontenoy (2) : je me préparais déjà à me corriger ; mais j’ai vu avec une grande satisfaction que vous daignez justifier le petit précis que j’en avais donné sous les yeux de M. le comte d’Argenson. Il n’appartient qu’à un officier tel que vous, monsieur, qui avez servi avec tant de distinction, d’entrer dans tous les détails intéressants que mon ignorance de l’art de la guerre ne me permettait pas de développer. Je regarde votre histoire comme une instruction à tous les officiers, et comme un grand encouragement à bien servir l’Etat. Vous rendez justice à chacun, sans blesser jamais l’amour-propre de personne. Vous faites seulement sentir très sagement, par les propres lettres du maréchal de Saxe, combien il était supérieur aux généraux de Charles VII, électeur de Bavière. Il n’y a guère d’officier blessé ou tué dans le cours de cette guerre, dont la famille ne trouve le nom soit dans vos notes, soit dans le corps de l’histoire.

 

          Votre ouvrage sera lu par toute la nation, et principalement par ceux qui sont destinés à la guerre.

 

          Vous êtes très exact dans toutes les dates, c’est le moindre de vos mérites ; mais il est nécessaire, et c’est ce qui manque aux Commentaires de César, et même à Polybe.

 

          Vous ne pouviez, monsieur, employer plus dignement le noble loisir dont vous jouissez qu’en instruisant la nation pour laquelle vous avez combattu.

 

          Agréez ma reconnaissance de l’honneur que vous m’avez fait, et le respect avec lequel je serai, tant qu’il me restera un peu de vie, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

 

P.S. – Je viens de lire le portrait du maréchal de Saxe, qui est à la fin du second volume ; il est de main de maître, et écrit comme il convient. J’ose espérer qu’on fera bientôt une nouvelle édition in-4°, avec des planches qui me paraissent absolument nécessaires pour l’instruction de tout le militaire.

 

 

1 – L’Histoire de Maurice, comte de Saxe. (G.A.)

2 – Voyez le récit de cette journée dans le Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 18 Décembre 1773.

 

 

          Je crois, mon cher ange, vous avoir dit dans ma dernière lettre (1) combien j’étais touché de la mort de M de Chauvelin. Voilà donc les trois Chauvelin anéantis. Celui-là était le plus aimable des trois et le plus raisonnable. Tout ce que nous voyons périr fait faire des réflexions qui ne sont pas plaisantes. Je suis presque honteux de vivre, et je ne sais pas trop pourquoi j’aime encore la vie.

 

          Je sens que je suis un mauvais père, et tout le contraire des bons vieillards. Je me détache de mes enfants à mesure que j’avance en âge, et que mes souffrances augmentent.

 

          Voici pourtant la manière dont je voudrais finir Sophonisbe, à laquelle vous daignez vous intéresser :

 

 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  ils sont morts en Romains ?

Grands dieux ! puissé-un jour, ayant dompté Carthage,

Quitter Rome et la vie avec même courage !

 

          Il me semble qu’il serait trop sec de finir par ce petit mot : Ils sont morts en Romains. L’étriqué me déplaît autant que le trop d’ampleur. D’ailleurs c’est une espèce d’avant-goût de ce qui arriva depuis à ce Scipion l’Africain.

 

          Je ne puis rien pour la scène du mariage, et la tête me fend.

 

          Portez-vous bien, vous et madame d’Argental. C’est à vous de vivre, car je vous crois heureux autant que faire se peut ; pour moi, il n’importe. Respect et tendresse.

 

 

1 – Celle du 5 décembre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Maupeou.

 

A Ferney, 20 Décembre 1773.

 

 

          Monseigneur, je commence par vous demander pardon de ce que je vais avoir l’honneur de vous écrire.

 

          Vous avez méprisé, avec tous les honnêtes gens du royaume, plus d’un libelle écrit par la canaille et pour la canaille. L’abbé Mignot, outragé comme vous dans ces libelles écrits probablement par quelque laquais d’un ancien parlementaire, a suivi votre exemple ; et peut-être même ni vous, monseigneur, ni lui, n’avez daigné jeter les yeux sur ces misérables écrits. Cependant il y a des calomnies qui ne laissent pas de faire quelque tort à la magistrature ; et, quand on en connaît les auteurs, quand ils mettent eux-mêmes leur nom à la tête d’une brochure, j’ose croire qu’il est permis de vous en demander la suppression.

 

          On avait dit, dans deux libelles contre vous et contre votre parlement, que l’abbé Mignot est le petit-fils du pâtissier Mignot, dont Boileau dit, dans ses Satires, que

 

Dans le monde entier

Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier.

 

Sat. III.

 

          Je ne sais pas si en effet cet homme était un si mauvais cuisinier, ni même si ces vers de Boileau sont si bons ; mais je sais que mon neveu est le fils d’un correcteur des comptes, petit-fils et arrière-petit fils de secrétaires du roi, et que sa famille, anoblie depuis plus de cent cinquante ans, établit la manufacture des draps de Sedan, et fut par conséquent plus utile au royaume que le faiseur de petits pâtés.

 

          Cependant un nommé Clément, fils d’un procureur de Dijon, qui n’exerce plus depuis 1771, s’avise de répéter cette sottise dans une brochure littéraire à moi adressée, intitulée Quatrième Lettre à M. de Voltaire, par Clément. A Paris, chez Moutard, libraire de madame la dauphine, rue du Hurepoix, à Saint-Ambroise. Ce Clément, chassé de Dijon, et demeurant à Paris, a été déjà mis en prison par la police.

 

          Il dit, page 83, que le pâtissier Mignot est mon oncle. Je ne serais pas fâché d’avoir eu pour oncle un traiteur, si on avait fait bonne chère chez lui ; mais, dans un ouvrage de littérature, imprimé avec permission, et que tout le monde lit, cette petite calomnie jette un très grand ridicule sur la tête à cheveux blancs d’un conseiller de grand’chambre, et avilit un corps que vous avez voulu honorer.

 

          Les libelles contre les grands sont des grains de sable qui ne peuvent aller jusqu’à eux ; mais les libelles contre de simples citoyens sont des cailloux qui leur cassent quelquefois la tête.

 

          Je finis, comme j’ai commencé, par vous demander pardon de vous importuner pour cette misère. Je suis avec le plus profond respect et le plus sincère attachement, monseigneur, etc.

 

 

 

 

 

à M. d’Étallonde de Morival.

 

20 Décembre 1773.

 

 

          Je commence par vous assurer, monsieur, que le mot de flétrissure dont vous vous servez en parlant de cette malheureuse affaire ne convient qu’à vos exécrables juges ; ce sont eux qui seront flétris jusqu’à la dernière postérité, et c’est ainsi que pensent tous les honnêtes gens du royaume.

 

          J’ai pris la liberté d’écrire plus d’une fois à votre sujet au monarque que vous servez. Il m’a répondu avec bonté qu’il aurait soin de votre avancement. Je suis d’ailleurs convaincu que, si le diocèse d’Amiens était en sa puissance, ce que vous demandez si justement serait bientôt fait.

 

          J’ignore si, dans l’état présent des affaires de l’Europe, il serait convenable de demander la protection du roi de Prusse auprès du roi de France pour un de ses officiers né Français. J’ignore même si votre démarche ne pourrait pas faire craindre que vous quittassiez le service d’un prince auquel vous avez consacré toute votre vie, et que vous n’abandonnerez jamais.

 

          De plus, si M. le marquis de Pons, envoyé extraordinaire auprès de sa majesté le roi de Prusse, était chargé de votre affaire, il s’adresserait nécessairement au ministre des affaires étrangères, et c’est au chancelier qu’il faut s’adresser. C’est le chancelier qui scelle et qui délivre les lettres de grâce, ou d’abolition, ou de rémission, ou de réhabilitation.

 

          Le point principal est de vous rendre capable de succéder et de jouir en France de tous vos droits de citoyen, quoique vous serviez un autre monarque. Toutes ces considérations exigeront probablement que vous soyez en France pendant le temps qu’on sollicitera la justice qui vous est due.

 

          Il s’agirait donc, pour y parvenir, de venir en France pendant quelques mois. Je supplierai sa majesté le roi de Prusse de vous accorder un congé d’un an ; et, s’il m’accordait cette grâce, ma petite retraite de Ferney serait à votre service. Elle est à une lieue de Genève, de la Suisse et de la Savoie. Vous y seriez en sûreté comme à Vesel. Vous y trouveriez au printemps un ancien capitaine de cavalerie (1) qui était auprès d’Abbeville dans le temps de cette funeste aventure, et qui regarde vos juges avec la même exécration qu’il manifesta alors publiquement. Ma petite terre malheureusement n’est pas un pays de chasse ; vous n’y trouveriez d’autre amusement que celui d’un peu de société les soirs, et une petite bibliothèque, si vous aimez la lecture.

 

          Pendant votre séjour dans ce petit coin de terre, nous verrions à loisir quels moyens les plus prompts, il faudrait prendre. M. le chancelier m’honore d’une extrême bonté. J’ai un neveu (2) conseiller de grand’chambre au parlement de Paris, qui a beaucoup de crédit dans son corps, et qui pense en honnête homme. Nous vous servirions de notre mieux ; et, s’il était nécessaire d’implorer la protection du roi de Prusse et de demander ses bons offices auprès de la cour de France, j’y serais d’autant plus autorisé que, n’étant absent que par congé, vous seriez toujours à son service.

 

          Mon âge et mes maladies ne m’empêcheraient pas d’agir avec vivacité. J’y mettrais plus de chaleur que la vieillesse n’a de glace. En un mot, monsieur, vous pouvez disposer entièrement de votre très humble, etc.

 

 

1 – Le marquis de Florian. (G.A.)

2 – L’abbé Mignot. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Messieurs de la Régence de Montbelliard.

 

A Ferney, 21 Décembre 1773 (1).

 

 

          Messieurs, ayant eu l’honneur de vous écrire que je sacrifierais avec grand plaisir mes intérêts et mes besoins les plus pressants à mon respectueux attachement pour son altesse sérénissime (2) et à l’envie de vous plaire, je vous marquai en même temps qu’il ne m’était plus possible, à mon âge de quatre-vingts ans, de négocier des lettres de chance.

 

          Le sieur Meiner m’en envoie dix, par le dernier ordinaire, pour le paiement de l’ancien quartier échu le dernier septembre, de 8,531 livres 5 sous.

 

          De ces lettres de change, il y en a quelques-unes sur des villes de Suisse avec lesquelles on n’a aucun commerce. Souvent on renvoie ces lettres, souvent aussi on demande beaucoup de temps pour les payer ; et quand on les négocie à Genève, il en coûte beaucoup, tant pour le change que pour la conversion de l’argent courant de Genève en argent de France.

 

          Je vous ai suppliés, messieurs, et je vous supplie encore de m’épargner ces pertes et l’extrême désagrément de ces détails.

 

          Monseigneur le duc de Virtemberg a eu la bonté de s’engager à me faire payer chez moi, en espèces. Permettez-moi de réclamer ses promesses et les vôtres, et de remettre entre vos mains les lettres de change du sieur Meiner. Il lui sera bien plus aisé qu’à moi de se faire payer de ces lettres de change. Les négociants ont des facilités que je ne puis avoir. Je serais fâché de vous jeter dans le moindre embarras ; mais je vous supplie de me tirer de celui où je suis. J’ai l’honneur d’être, avec tous les sentiments que je vous dois, messieurs, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (A.G.)

2 – Le duc de Wurtemberg. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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