CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 27
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à M. Marmontel.
22 Décembre 1773.
On dit, mon cher successeur (1), que vous vous mariez. Ce n’est point en cela que vous êtes mon successeur : il ne m’a jamais appartenu de donner des exemples en amour. Si la nouvelle est vraie, je vous en fais mon compliment ; si elle est fausse, je vous en félicite encore.
Je vous envoie une petite édition de la Tactique, bonne ou mauvaise, qu’on dit faite à Lyon. Il y a un petit mot pour notre ami Clément et pour notre ami Sabatier Il est vrai que ces cuistres ne méritaient pas de se trouver en bonne compagnie ; mais ils n’y sont que comme des chiens qu’on chasse d’une église.
Ce Clément ne cesse de vous attaquer dans les admirables Lettres (2) qu’il m’adresse. Est-ce que vous ne replongerez pas un jour ce polisson dans le bourbier dont il s’efforce de se tirer ?
Je ne sais si vous avez reçu deux petits billets que je vous avais écrits, et que j’avais adressés imprudemment dans la rue des Marais.
Marié ou non, conservez un peu d’amitié pour un vieux malade qui ne cessera de vous aimer que quand il ne sera plus.
1 – Comme historiographe de France. (G.A.)
2 – Il en publia neuf. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
24 Décembre 1773 (1).
Vous m’avez fait passer, monsieur, un quart d’heure bien agréable ; cela ne m’arrive pas souvent. J’aime mieux voir Alexis Fontaine (2) dans votre ouvrage qu’en original. Je l’ai entrevu autrefois ; il fit un voyage de sa terre à Paris sur un âne, comme les prophètes juifs ; son portemanteau était tout chargé d’XX que ces prophètes ne connaissaient pas. Vous tirez aurum ex stercore Ennii, Bernard de Fontenelle en tirait quelquefois du clinquant. Vous nourrissez et vous embellissez la sécheresse du sujet par une morale noble et profonde qui doit faire une grande impression, qui ne corrigera ni Fréron, ni Clément, ni Sabatier, mais qui enchantera tous les honnêtes gens.
Ce qui m’étonne, c’est que Fontaine aimât Racine. C’est le plus bel éloge qu’on ait jamais donné à ce grand poète. J’ai connu dans mon enfance un chimiste nommé La Ligerie ; c’est de lui que nous vient la poudre des Chartreux. On le mena un jour à Phèdre ; il se mit à rire à la première scène et s’en alla à la deuxième. L’aventure de Fontaine et de son avocat me paraît beaucoup plus plaisante. Si vous avez besoin de votre copie, monsieur, je vous la renverrai en vous demandant la permission d’en faire une pour moi, qui ne sortira pas de mes mains.
Je ne sais si vous avez fait de nouvelles découvertes en mathématiques ; j’ignore même si on peut en faire de grandes ; mais il me semble que vous en faites dans le cœur humain, ce qui me paraît tout aussi difficile.
Le mauvais plaisant de Grenoble, qui s’était un peu égayé sur les comètes, est bien obligé au grand philosophe, quel qu’il soit, d’avoir daigné prendre le parti de ses oreilles contre d’autres oreilles. Continuez, monsieur, à protéger la raison, qui est toujours persécutée en plus d’un genre. Le petit troupeau des gens qui pensent n’en peut plus ; vous savez qu’il y a des gens puissants qui ressemblent au docteur Balouard. Ce docteur ne voulut jamais d’autre valet que le balourd Arlequin, parce qu’il s’imaginait qu’Arlequin ne pourrait jamais découvrir ses turpitudes, et il se trompa des gens d’esprit l’auraient beaucoup mieux servi qu’un sot. Puissiez-vous, avec d’Alembert, détromper le docteur Balouard ! Peut-être à vous deux formerez-vous un nouveau siècle. Je quitterai bientôt le mien en vous regrettant tous deux, et en emportant dans le néant ma très respectueuse amitié pour vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Mathématicien, mort en 1771. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
24 Décembre 1773.
Quoique je n’aie rien d’intéressant à vous dire, madame ; quoique je n’aie aucune nouvelle à vous mander ni de la Suisse, ni de Genève, ni de l’Allemagne ; quoiqu’on m’écrive que vous vous divertissez, que vous donnez à souper la moitié de la semaine, et que vous allez souper en ville l’autre moitié ; quoique d’ordinaire je ne puisse prendre sur moi d’écrire une lettre sans avoir un sujet pressant de le faire ; quoique mes journées soient remplies par des occupations qui m’accablent, et qui ne me laissent pas un moment, il faut pourtant vous écrire, dussé-je vous ennuyer.
Je ne veux pas vous conter l’aventure d’une jeune fille amoureuse d’un aveugle (1) ; J’ai prié madame Necker de vous la dire, et elle s’en acquittera bien mieux que moi ; mais je ne peux réprimer l’impertinence que j’ai de vous envoyer un des cailloux de mon jardin, puisque vous m’avez ordonné de jeter les pierres de mon jardin dans le vôtre.
Ce caillou est fort plat, mais heureusement il est fort petit. Je l’ai jeté à la tête d’une dame (2) qui était tout émerveillée que je fusse assez fou pour faire encore des vers dans un âge où l’on ne doit dire que son In manus.
Pardonnez-moi donc la liberté grande de mettre à vos pieds cette sottise. Il y a pourtant dans cette pauvreté je ne sais quoi de philosophique et d’assez vrai ; mais ce n’est rien de dire vrai, il faut le bien dire ; et puis cela n’est bon que pour ceux qui ont lu Tibulle en latin, et vous n’avez pas cet honneur. Le marquis de La Fare a traduit assez heureusement cet endroit :
Que je vive avec toi, que j’expire à tes yeux ;
Et puisse ma main défaillante
Serrer encor la tienne en nos derniers adieux !
Le latin est bien plus court, plus tendre, plus énergique, plus harmonieux. M. de La Fare n’avait que soixante-quatre ans quand il faisait ces vers.
Je dois me taire en vers et en prose ; mais, en me taisant, je vous serai toujours très vivement attaché. Je ferai des vœux pour que vous viviez beaucoup plus longtemps que moi, pour qu’une santé parfaite vous console de ce que vous avez perdu, pour que vous jouissiez d’un excellent estomac, pour que vous soyez aussi heureuse qu’on peut l’être dans un monde où les douleurs et les privations sont d’une nécessité absolue.
1 – Voyez la lettre à madame Necker du 11 décembre. (G.A.)
2 – Voyez les Stances à madame Lullin. (G.A.)
à M. le chevalier de Chastellux.
24 Décembre 1773.
Je suis charmé, monsieur, d’apprendre qu’on a traduit en anglais la Félicité publique ; car on pourrait bien prendre ce livre pour l’ouvrage de quelque Anglais comme Locke ou Addison. Je le lirai certainement en anglais, pour éclaircir mes doutes sur l’auteur.
A l’égard de la traduction allemande, je ne sais pas assez cette langue pour en juger. Je lisais autrefois le Zeitung (1), et encore avec assez de peine ; mais j’ai tout oublié. C’est assurément la marque d’un bon livre d’être traduit partout. Pour la plupart des ouvrages qu’on fait aujourd’hui en France, ils ne seront jamais traduits qu’en ridicule. Je ne savais pas que vous eussiez honoré père Adam d’un petit mot de lettre, ou je l’avais oublié, et je vous en demande pardon.
Je n’espère pas, monsieur, avoir l’honneur et la consolation de vous revoir une seconde fois. Je suis dans un âge et dans un état qui ne me permettent pas de m’en flatter ; mais, si jamais le hasard vous ramenait vers nos quartiers, je vous demanderais en grâce de daigner vous détourner un peu pour passer à Ferney. Je n’ai point assez joui de l’honneur que vous m’avez fait, je ne me suis point assez expliqué avec vous, je ne vous ai pas assez entendu ; je voudrais réparer mes fautes avant de partir.
Je vous souhaite, monsieur, une félicité telle que l’auteur de la Félicité publique la mérite. On dit que le bonheur est une chose fort rare ; et c’est par cette raison-là même que je le crois fait pour vous. Agréez, monsieur, les respectueux sentiments, etc.
1 – Allgmeine litteratur Zeitung. (G.A.)
à M. Marin.
30 Décembre 1773 (1).
En voici bien d’une autre ! l’affaire de M. de Goezmann tourne assez mal ; mais je suis toujours pour ce que j’en ai dit. Il ne me paraît pas possible que vous soyez le moins du monde inquiété pour cette tracasserie. Beaumarchais a plus d’esprit que le Bedlam de Londres et les Petites-Maisons de Paris réunis. Il faut qu’il ait eu le diable au corps de vous mêler dans ce procès auquel vous êtes si étranger. Il n’avait qu’à s’en tenir à certaine minute de Le Jay, corrigée de la main de M. Goezmann. Il semble qu’il cherche des ennemis et qu’il aime à se battre seul contre une armée. Je me flatte que cette maudite affaire n’altère point votre tranquillité.
Je vous prie, mon cher monsieur, de vouloir bien avoir la bonté de faire parvenir l’incluse à M. de La Harpe ; il est plus à plaindre que tous ceux qui ont des procès, car il n’a pas de quoi en avoir un.
Je vous supplie de vouloir bien me mander le résultat de la tracasserie que Beaumarchais vous a faite ; il vous doit assurément une réparation.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
30 Décembre 1773.
Mon cher ange, votre lettre du 19 décembre me confirme dans les soupçons que j’avais depuis longtemps. Je n’ai point reçu celle que vous m’avez écrite par M. de Varicourt, qui a été très longtemps malade. L’homme dont vous me parlez (1) commence à être connu ; je n’ai autre chose à faire qu’à me taire.
J’ai lu cette pauvre Orphanis (2). Cela est très digne du siècle où nous sommes. Tout me dégoûte du théâtre, et pièces et comédiens. Sans Lekain, il faudrait donner la préférence à Gilles sur le Théâtre-Français.
Il ne me reste plus qu’à cultiver mon jardin après avoir couru le monde : mais malheureusement on ne cultive point son jardin pendant l’hiver, et cet hiver est furieusement long entre les Alpes et le mont Jura. Il faut donc mourir sans vous avoir revu et sans vous avoir embrassé.
Je n’ai pour ma consolation qu’un procès très désagréable que me fait un polisson de Genève, au sujet d’une petite terre (3) auprès de Ferney que j’avais achetée de lui pour madame Denis.
Voici dans mes détresses une autre petite affaire que je confie à votre générosité.
La Harpe me paraît être dans une situation assez pressante et je n’ai pas de quoi l’assister, parce que M. le duc de Wurtemberg ne me paie plus, et que M. Delaleu est considérablement en avance avec moi. Si vous pouviez donner pour moi vingt-cinq louis à La Harpe, vous me feriez un plaisir infini. On dit qu’il a fait une excellente tragédie des Barmécides. L’avez-vous vue ? en êtes-vous aussi content que lui ?
Je ne sais s’il sera jamais un grand tragique ; mais il est le seul qui ait du goût et du style ; c’est le seul qui donne des espérances, le seul peut-être qui mérite d’être encouragé, et on le persécute.
Si les vingt-cinq louis vous gênent, mandez-le moi hardiment.
J’ai lu tous les mémoires de Beaumarchais, et je ne me suis jamais tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait au fond raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel ! que d’horreurs ! que l’avillissement dans la nation ! quel désagrément pour le parlement ! que mon Caton d’abbé Mignot est ébouriffé ! Il vaudrait mieux manger en paix de meilleurs petits pâtés que n’en faisait l’empoisonneur Mignot, qu’il a plu à MM. les auteurs des Œufs rouges (4), et à M. Clément, de faire passer pour son grand-père. M. Clément imprime cette belle généalogie dans une des lettres qu’il me fait l’honneur de m’écrire avec une permission tacite. Encore, une fois, nous sommes dans un étrange temps. Dieu soit béni ! la tête m’en tourne. Je me mets, au milieu de mes frimas, sous les ailes de mes anges.
1 – Marin. C’était lui qui avait vendu à Valade les Lois de Minos. (G.A.)
2 – Par Blin de Sainmore. Cette tragédie avait été jouée le 25 septembre. (G.A.)
3 – L’Ermitage. (G.A.)
4 – Pamphlet contre Maupeou, dont le principal auteur est Pidansat de Mairobert. (G.A.)
A SA MAJESTÉ LA REINE DE SUÈDE. (1)
Madame, l’honneur que me fait votre majesté redouble le petit chagrin d’avoir quatre-vingts ans, et d’être sur le bord du lac de Genève, au lieu d’être venu faire ma cour au lac Meler. Je ne pourrai mourir content qu’après m’être jeté à vos pieds et à ceux du roi votre digne fils ; et je ne peux être consolé de cette privation que par la bonté avec laquelle votre majesté a daigné se souvenir de moi. L’Académie, que vous protégez, sera employée à célébrer le plus beau règne de la Suède. Que ne puis-je venir joindre ma faible voix à toutes celles qui sont inspirées par l’admiration et par l’amour ! Je suis avec un profond respect et la plus vive reconnaissance, madame, de votre majesté, etc.
1 – Ulrique, sœur de Frédéric II. (G.A.)