CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 25

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 25

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à M. Prost de Royer.

 

A Ferney, 8 Décembre 1773 (1).

 

 

          Monsieur, on me propose d’avoir l’honneur et le plaisir de vous écrire. C’est en faveur du sieur Porami, régisseur de ma terre de Ferney, et du sieur Perrachon, marchand établi dans ma petite colonie, contre un banqueroutier, nommé Cretet, qui s’est sauvé des prisons de Lyon, et contre les créanciers de ce banqueroutier.

 

          Perrachon soutient qu’étant à Lyon en 1772, il fit des marchés avec ce Cretet et lui paya ses marchandises, de quoi la preuve est au procès. Perrachon dit qu’il fit adresser les marchandises par lui achetées et payées, sous le nom du sieur Wagnière, mon secrétaire, parce qu’alors ledit Perrachon était à Lyon et que sa maison, que je lui bâtissais à Ferney, n’était pas encore prête ; qu’il partit sur-le-champ de Lyon, et que, rencontrant le voiturier dans Ferney, il reçut les effets avant qu’ils arrivassent dans la maison du sieur Wagnière  qu’il fit décharger ses marchandises dans ma ferme, où demeure Porami ; qu’il fit payer le voiturier par Porami même ; qu’ensuite il fit transporter ces marchandises dans sa propre maison, lorsqu’elle fut achevée ; que non seulement il paya ces marchandises à Cretel, qui fit banqueroute, mais qu’il lui redoit encore beaucoup d’argent ; et qu’ainsi, loin que les créanciers  puissent avoir le moindre recours contre lui, c’est à lui à redemander ce que ce banqueroutier lui redoit, supposé qu’il reste de quoi payer quelque partie des dettes.

 

          Le sieur Wagnière, mon secrétaire, n’est pour rien dans cette affaire ; le sieur Porami n’y est mêlé que pour avoir rendu service, et Cretet paraît un insigne fripon. On dit qu’il est allé chez les Turcs.

 

          Je vous demande, monsieur, votre protection pour le sieur Perrachon, qui n’est en aucune manière responsable des effets de ce malheureux.

 

          A l’égard de mon secrétaire et de Porami, ils sont absolument étrangers à toute cette affaire.

 

          Non seulement Perrachon ne doit rien au banqueroutier Cretet, mais Cretet lui vola un cheval que Perrachon lui avait prêté à Lyon.

 

          Voilà, monsieur, tout ce que je sais de cette affaire, qui me paraît simple, et dont vous êtes instruit beaucoup mieux que moi, puisque vous en êtes juge, et que vous avez les pièces sous les yeux.

 

          Je saisis cette occasion de vous renouveler les sentiments de l’estime respectueuse, avec laquelle j’ai, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 10 Décembre 1773.

 

 

          Le vieux malingre de Ferney, monseigneur, a toujours le cœur très jeune et très sensible. Soyez bien sûr qu’il est profondément touché de votre perte (1), et qu’il n’aurait désiré d’être à Paris que pour vous demander la permission de s’enfermer avec vous dans les premiers jours de votre douleur ; mais je regarde comme un bonheur pour vous les assujettissements de votre place à la cour, qui font nécessairement une diversion qui vous arrache à vous-même ; votre cœur se serait rongé, si vous n’aviez pas été rejeté malgré vous dans un fracas dont vous ne pouvez vous dispenser. Ce fracas ne console point, mais il empêche que l’esprit ne se livre continuellement à la contemplation de ce que l’on regrette : c’est une espèce de petit mal qui en guérit un grand. Vous savez que Louis XIV, dont quelques-uns de nos beaux esprits se plaisent aujourd’hui à dire tant de mal, allait à la chasse le jour qu’il avait perdu ses enfants. Il faisait fort bien : il faut secouer son corps quand l’âme est abattue.

 

          J’espère encore me traîner à Bordeaux quand vous y serez, car je ne voulais aller à Paris que pour vous ; et pourvu que je vous fasse ma cour incognito, dans vos moments de loisir, il m’importe peu que ce soit à Paris ou à Bordeaux.

 

          Je ne vous ai point envoyé je ne sais quelle petite Tactique qui a couru dans Paris ; elle avait été faite dans le premier temps de votre affliction ; et, lorsque j’appris cette triste nouvelle, je fus bien loin de vous parler d’amusements. Je vous en enverrais une copie, si vous me donniez vos ordres, et si tous les détails importants dans lesquels vous êtes obligé d’entrer vous laissaient un moment pour jeter un coup d’œil sur ces misères. Il y a dans cette Tactique un petit mot qui vous regarde ; et, quoiqu’on m’ait mandé (2) que M. le baron d’Espagnac m’a contredit dans son Histoire de M. le maréchal de Saxe, je crois pourtant que j’ai raison. Il y a toujours des contradicteurs qui croient disposer des places dans le temple de la Gloire ; mais il n’y a que la vérité qui les donne. Cette gloire, que vous avez si justement acquise, doit être votre plus grande consolation : c’est votre bien propre, et que personne ne peut vous ravir.

 

          Conservez vos bontés, monseigneur, pour le plus ancien de vos serviteurs, qui vivra et qui mourra plein de l’attachement et du respect qu’il vous a voué.

 

 

1 – La perte de sa fille. (G.A.)

2 – C’était faux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

A Ferney, 11 Décembre 1773 (1).

 

 

          Le courrier part ; je n’ai que le temps, mon cher monsieur, de vous remercier de vos mémoires. Il y a longtemps que vous devez avoir reçu la Tactique.

 

          Le Taureau blanc court et ne m’a laissé que ses cornes. Je n’ai pas retrouvé quatre feuilles de cette mauvaise plaisanterie. Je souffre ; je fais contre quatre-vingts ans bon cœur.

 

          J’espère, pour ma consolation que cette maudite affaire finira bientôt. J’entends la maudite affaire de Beaumarchais ; car il y a mille autres affaires maudites dans ce monde. Heureux qui en est loin !

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Necker.

 

De Ferney, 11 Décembre 1773.

 

 

          Vous m’avez écrit, madame, une lettre charmante, une lettre qui m’enivrerait d’amour-propre, si l’amour-propre n’était pas étouffé par tous les sentiments que vous inspirez ; et cependant vous n’avez eu de nouvelles de moi que par je ne sais quelle Tactique assez informe et assez mal copiée. Je ne crois pas que la tactique soit votre art favori ; votre art est précisément tout le contraire. Si je ne vous ai pas remerciée plus tôt, madame, ce n’est pas assurément par indifférence : c’est un sentiment que personne n’a pour vous ; mais c’est que je passe la fin de ma vie dans les souffrances, et, quand j’ai un petit moment de relâche, je fais des Tactiques, ou je vous écris.

 

          J’apprends que vous êtes liée depuis peu avec madame du Deffand ; je vous en fais mon compliment à toutes deux. Je voudrais bien me trouver en tiers, mais j’en suis très indigne. La privation des yeux n’ôte rien à l’esprit de société, rend l’âme plus attentive, et augmente même l’imagination. Vous avez tout cela, et, qui plus est, vous avez des yeux  mais qui souffre n’est bon à rien.

 

          Nous avons très peu de neige cette année dans votre ancienne patrie. Cette bonté fort rare de la Providence, dans ce climat, me conserve la vue ; mais le reste va bien mal ; je suis obligé de fermer ma porte à tout le monde ; la nature m’a mis en prison dans ma chambre.

 

          Savez-vous, madame, une aventure de votre pays, qu’il faut que vous contiez à madame du Deffand ? Savez-vous que mademoiselle Lullin, fille de votre petit secrétaire d’Etat Lullin, et plus petite que lui, s’était éprise, à l’âge de seize ans, du fils d’Huber, le grand découpeur, et que, dès que ce jeune homme est revenu de Paris entièrement aveugle, elle a été au plus vite le demander en mariage à son père, et lui a déclaré qu’elle n’aurait jamais un autre mari, et que, dès qu’elle aurait vingt-cinq ans, elle consommerait cette belle affaire ? Ce serait Psyché amoureuse de l’amour, si ces deux enfants étaient plus jolis.

 

          Pour moi, si je n’étais point hors de combat, je demanderais madame du Deffand en mariage, attendu que vous êtes pourvue, et la mieux pourvue du monde.

 

          Le sage panégyriste de Jean-Baptiste Colbert (1) avait bien raison de dire que le commerce des Indes ne valait pas grand’chose ; j’éprouve qu’il n’est pas meilleur pour les particuliers qu’il ne l’a été pour la compagnie. Ce grave auteur, quel qu’il soit, a le nez fin. Je lui présente mon respect, ainsi qu’à vous, madame, du fond de mon cœur.

 

 

1 – Necker. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Belleval.

 

13 Décembre 1773 (1).

 

 

          La personne à qui M. de Belleval a fait parvenir un papier, signé de lui, le 9 de novembre 1773, est obligée de lui dire que le journal en question (2) est tout entier de M. Cassen, avocat au conseil, écrit de sa main. Il a été imprimé dans les Questions encyclopédiques, auxquelles plusieurs gens de lettres ont travaillé. On en achève présentement une nouvelle édition, dans laquelle le même article est déjà inséré. Si M. de Belleval a des instructions à donner, on les imprimera à la suite, et on corrigera l’article suivant ses intentions. Il serait bon que madame l’abbesse fît tenir aussi quelques particularités dont on pût faire usage.

 

          Le roi de Prusse protège beaucoup le fils de M. d’Etallonde, et a promis d’avoir soin de son avancement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La relation de la mort du chevalier de La Barre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 15 Décembre 1773 (1).

 

 

          J’écris vite à mon héros comme je peux, avec mes yeux très mal en ordre, pour lui dire qu’il n’est pas vrai que M. le baron d’Espagnac m’ait démenti (2) sur le service signalé que vous rendîtes le jour de Fontenoy ; au contraire, il dit précisément les mêmes choses que j’avais dites, et il vous rend la plus grande justice. Une bonne âme de Paris m’avait mandé que ce n’était pas vous qui aviez proposé les quatre canons, et que M. d’Espagnac en donnait la gloire à d’autres. M. d’Espagnac me fait l’honneur de m’envoyer son ouvrage, et je vois avec grand plaisir qu’il ne faut pas croire les tracassiers de votre bruyante ville, pleine de petites factions, de petits partis, de petites jalousies, de petits mensonges ; tout cela passe, et la gloire reste.

 

          Un M. Moline a été chargé de votre portrait dans la Galerie française ; il m’a envoyé sa besogne. Il n’importe quelle main vous peigne ; les traits sont ressemblants, et cela suffit.

 

          Quelle consolation ce sera pour moi d’aller à Bordeaux vous faire ma cour dans vos moments de loisir, de revenir dans mon trou sans passer par Paris, et de pouvoir dire : Je l’ai revu, celui qui fit tant d’honneur à la France !

 

          Vivez, monseigneur, plus longtemps que votre devancier le duc d’Epernon, qui n’a jamais approché de vous. – V. qui a cent ans.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Dans son Histoire de Maurice de Saxe. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 15 Décembre 1773.

 

 

          Je vous dois, monsieur, quatre remerciements pour vos quatre faveurs, qui sont deux lettres charmantes, votre hymne sur saint Nicolas, qui devrait être chanté dans toutes les églises, et vos douze perroquets de la cour d’Auguste (1).

 

          A l’égard de saint Nicolas, par lequel il faut commencer, puisqu’il est votre patron, il mérite sans doute tout le bien que vous dites de lui car pendant sa vie il ressuscitait tous les matelots qui s’avisaient de mourir sur mer ; et, après sa mort, son portrait étant tombé entre les mains d’un Vandale qui ne croyait pas en Dieu, ce Vandale allant en voyage pria le portrait de lui garder son argent comptant. A peine fut-il parti, que des voleurs vinrent prendre le magot. Le Vandale de retour battit l’image de Nicolas, et la jeta dans la rivière. Nicolas descendit du haut du ciel, repêcha son image, la rapporta au Vandale avec son argent : Apprenez, lui dit-il, à ne plus battre les saints. Le cousin (2) qui baptisa le cousin n’a jamais rien fait de plus beau.

 

          Madame la maréchale de Luxembourg me paraît avoir raison. Emporter le chat signifie à peu près faire un trou à la lune. Les savants pourront y trouver quelques petites différences : ils diront qu’emporter le chat signifie simplement partir sans dire adieu, et faire un trou à la lune veut dire s’enfuir de nuit pour une mauvaise affaire. Un ami qui part le matin de la maison de campagne de son ami a emporté le chat ; un banqueroutier qui s’est enfui a fait un trou à la lune. Voilà tout ce que je sais sur cette grande question.

 

          L’étymologie du trou à la lune est toute naturelle pour un homme qui s’est évadé de nuit ; à l’égard du chat, cela souffre de grandes difficultés. Madame de Moncornillon, à qui Dieu faisait voir toutes les nuits un trou à la lune, ce qui marquait évidemment qu’il manquait une fête à l’Eglise, n’emporta point le chat. C’est bien dommage que le grand Moncrif, favori de la reine et des chats, soit mort à mon âge ; il aurait assurément éclairci cette question importante.

 

          Je vois, monsieur, que vous êtes dans le temple de Cérès (3) aussi bien que dans celui de l’honneur et de la félicité. Vingt charrues à la fois sont sans doute un plus beau spectacle que vingt opéras médiocres qui auraient fait bâiller Cérès et Triptolème. J’ai eu une fois l’insolence de faire marcher sept charrues de front dans un champ de mes déserts, d’où je n’écris point de Tristes de Ponto. Il n’appartient point à Naso d’avoir autant de charrues que Pollio.

 

          Je sais qu’il y a quelques Juifs dans les colonies anglaises. Ces marauds-là vont partout où il y a de l’argent à gagner, comme les Guèbres, les Banians, les Arméniens, courent toute l’Asie, et comme les prêtres isiaques venaient, sous le nom de Bohêmes, voler des poules dans les basses-cours, et dire la bonne aventure. Mais que ces déprépucés d’Israël, qui vendent de vieilles culottes aux sauvages, se disent de la tribu de Nephthali ou d’Issachar, cela est fort peu important ; ils n’en sont pas moins les plus grands gueux qui aient jamais souillé la face du globe.

 

          Il me reste à vous dire ce que je pense du procès de Beaumarchais ; je crois ne m’être pas trompé sur le procès du comte de Morangiés, du général Lally, de Calas, de Sirven, et de Montbailli. Je me suis fait Perrin Dandin ; je juge les procès au coin de mon feu, et j’ai jugé celui de Beaumarchais dans ma tête ; mais je me garderais bien de prononcer tout haut mon jugement. Je prévois déjà que messieurs ne seront pas tout à fait de mon avis tout haut, quoique dans le fond du cœur ils en soient tout bas.

 

          Je crois, monsieur, avoir répondu tant bien que mal à tous vos articles ; mais il y en a un qui me tient bien plus au cœur, c’est celui de l’espérance que j’ai de vous revoir, si jamais vous allez consulter Tissot, ou si votre régiment est en Franche-Comté. Conservez vos bontés pour le vieux bavard malingre.

 

 

1 – Voyez l’Almanach des Muses de 1774. (G.A.)

2 – Jean-Baptiste. (G.A.)

3 – Chanteloup. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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