THÉÂTRE - Les lois de Minos - Partie 2
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LES LOIS DE MINOS.
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ÉPÎTRE DÉDICATOIRE
A MONSEIGNEUR LE DUC DE RICHELIEU,
PAIR ET MARÉCHAL DE FRANCE, GOUVERNEUR DE GUYENNE,
PREMIER GENTILHOMME DE LA CHAMBRE DU ROI, etc.
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MONSEIGNEUR,
Il y a plus de cinquante ans que vous daignez m’aimer. Je dirai à notre doyen de l’Académie (1), avec Varron (car il faut toujours citer quelque ancien, pour en imposer aux modernes) :
Est aliquid sacriin antiquis necessitudinibus.
Ce n’est pas qu’on ne soit aussi très invariablement attaché à ceux qui nous ont prévenus depuis par des bienfaits, et à qui nous devons une reconnaissance éternelle ; mais antiqua necessitudo est toujours la plus grande consolation de la vie.
La nature m’a fait votre doyen, et l’Académie vous a fait le nôtre : permettez donc qu’à de si justes titres je vous dédie une tragédie qui serait moins mauvaise si je ne l’avais pas faite loin de vous. J’atteste tous ceux qui vivent avec moi, que le feu de ma jeunesse m’a fit composer ce petit drame en moins de huit jours, pour nos amusements de campagne ; qu’il n’était point destiné au théâtre de Paris, et qu’il n’en est pas meilleur pour tout cela. Mon but était d’essayer encore si l’on pouvait faire réussir en France une tragédie profane qui ne fût pas fondée sur une intrigue d’amour, ce que j’avais tenté autrefois dans Mérope, dans Oreste, dans d’autres pièces, et ce que j’aurais voulu toujours exécuter. Mais le libraire Valade, qui est sans doute un de vos beaux esprits de Paris, s’étant emparé d’un manuscrit de la pièce, selon l’usage l’a embellie de vers composés par lui ou par ses amis, et a imprimé le tout sous mon nom, aussi proprement que cette rapsodie méritait vous dédier ; c’est la mienne, en dépit de l’envie.
Cette envie, comme vous savez, est l’âme du monde : elle établit son trône, pour un jour ou deux, dans le parterre à toutes les pièces nouvelles, et s’en retourne bien vite à la cour, où elle demeure la plus grande partie de l’année.
Vous le savez, vous le digne disciple du maréchal de Villars dans la plus brillante et la plus noble de toutes les carrières. Vous vîtes ce héros qui sauva la France, qui sut si bien faire la guerre et la paix, ne jouir de sa réputation qu’à l’âge de quatre-vingts ans.
Il fallut qu’il enterrât son siècle pour qu’un nouveau siècle lui rendît publiquement justice. On lui reprochait jusqu’à ses prétendues richesses, qui n’approchaient pas à beaucoup près de celles des traitants de ces temps-là : mais ceux qui étaient si bassement jaloux de sa fortune n’osaient pas, dans le fond de leur cœur, envier sa gloire, et baissaient les yeux devant lui.
Quand son successeur vengeait la France et l’Espagne dans l’île de Minorque, l’envie ne criait-elle pas qu’il ne prendrait jamais Mahon, qu’il fallait envoyer un autre général à sa place ? et Mahon était déjà pris.
Vous fîtes des jaloux dans plus d’un genre ; mais ce n’est ni au général ni au plus aimable des Français que je m’adresse ici, je ne parle qu’à mon doyen. Comme il sait le grec aussi bien que moi, je lui citerai d’abord Hésiode, qui dans l’Eþyχ yχί Hίύpχί, connu de tous les courtisans, dit en termes formels :
…
…
Le potier est ennemi du potier, le maçon du maçon ; le gueux porte envie au gueux, le chanteur au chanteur.
Horace disait plus noblement :
Diram qui contudit hydram….
Comperit invidiam supremo fine gomari.
Le vainqueur de l’hydre ne put vaincre l’envie qu’en mourant.
Boileau dit à Racine :
Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
Et sans trop de lumière, importunant les yeux,
De ses propres amis lui fait des envieux.
La mort seule, ici-bas en terminant sa vie,
Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie,
Faire au poids du bons sens peser tous ses écrits,
Et donner à ses vers leur légitime prix.
Tout cela est d’un ancien usage, et cette étiquette subsistera longtemps. Vous savez que je commentai Corneille, il y a quelques années, par une détestable envie ; et que ce commentaire, auquel vous contribuâtes par vos générosités à l’exemple du roi, était fait pour accabler ce qui restait de la famille et du nom de ce grand homme. Vous pouvez voir, dans ce commentaire, que l’abbé d’Aubignac, prédicateur ordinaire de la cour, qui croyait avoir fait une Pratique du théâtre et une tragédie, appelait Corneille Mascarille, et le traitait comme le plus méprisable des hommes ; il se mettait contre lui à la tête de toute la canaille de la littérature.
Les ci-devant soi-disant jésuites accusèrent Racine de cabaler pour le jansénisme, et le firent mourir de chagrin. Aujourd’hui, si un homme réussit un peu pour quelque temps, ses rivaux ou ceux qui prétendent l’être disent d’abord que c’est une mode qui passera comme les pantins et les convulsions ; ensuite ils prétendent qu’il n’est qu’un plagiaire ; enfin ils soupçonnent qu’il est athée, ils en avertissent les porteurs de chaise de Versailles, afin qu’ils le disent à leurs pratiques, et que la chose revienne à quelque homme bien zélé, bien morne et bien méchant, qui en fera son profit.
Les calomnies pleuvent sur quiconque réussit. Les gens de lettres sont assez comme M. Chicaneau et madame la comtesse de Pimbêche :
Qu’est-ce qu’on vous a fait ? – On m’a dit des injures.
Il y aura toujours dans la république des lettres un petit canton où cabalera le Pauvre Diable (2) avec ses semblables ; mais aussi, Monseigneur, il se trouvera toujours en France des âmes nobles et éclairées, qui sauront rendre justice aux talents, qui pardonneront aux fautes inséparables de l’humanité, qui encourageront tous les beaux-arts. Et à qui appartiendra-t-il plus d’en être le soutien qu’au neveu de leur principal fondateur ? C’est un devoir attaché à votre nom.
C’est à vous de maintenir la pureté de notre langue, qui se corrompt tous les jours ; c’est à vous de ramener la belle littérature et le bon goût, dont nous avons vu les restes fleurir encore. Il vous appartient de protéger la véritable philosophie, également éloignée de l’irréligion et du fanatisme. Quelles autres mains que les vôtres sont faites pour porter au trône les fleurs et les fruits du génie français, et pour en écarter la calomnie qui s’en approche toujours, quoique toujours chassée ? A quel autre qu’à vous les académiciens pourraient-ils avoir recours dans leurs travaux et dans leurs afflictions ? Et quelle gloire pour vous, dans un âge où l’ambition est assouvie, et où les vains plaisirs ont disparu comme un songe, d’être, dans un loisir honorable, le père de vos confrères ! L’âme du grand Armand s’applaudirait plus que jamais d’avoir fondé l’Académie française (3).
Après avoir fait Œdipe et les Lois de Minos, à près de soixante années l’une de l’autre, et après avoir été calomnié et persécuté pendant ces soixante années, sans en faire que rire, je sors, presque octogénaire (c’est-à-dire beaucoup trop tard), d’une carrière épineuse dans laquelle un goût irrésistible m’engagea trop longtemps.
Je souhaite que la scène française, élevée dans le grand siècle de Louis XIV au-dessus du théâtre d’Athènes et de toutes les nations, reprenne la vie après moi ; qu’elle se purge de tous les défauts que j’y ai portés, et qu’elle acquière les beautés que je n’ai pas connues.
Je souhaite qu’au premier pas que fera dans cette carrière un homme de génie, tous ceux qui n’en ont point ne s’ameutent pas pour le faire tomber, pour l’écraser dans sa chute, et pour l’opprimer par les plus absurdes impostures.
Qu’il ne soit pas mordu par les folliculaires, comme toute chair bien saine l’est par les insectes, ces insectes et ces folliculaires ne mordant que pour vivre.
Je souhaite que la calomnie ne députe point quelques-uns de ses serpents à la cour pour perdre ce génie naissant, en cas que la cour, par hasard, entende parler de ses talents (3).
Puissent les tragédies n’être désormais ni une longue conversation partagée en cinq actes par des violons, ni un amas de spectacles grotesques, appelé par les Anglais show, et par nous, la rareté, la curiosité !
Puisse-t-on n’y plus traiter l’amour comme un amour de comédie dans le goût de Térence, avec déclaration, jalousie, rupture, et raccommodement !
Qu’on ne substitue point à ces langueurs amoureuses des aventures incroyables et des sentiments monstrueux, exprimés en vers plus monstrueux encore, et remplis de maximes dignes de Cartouche et de son style.
Que, dans le désespoir secret de ne pouvoir approcher de nos grands maîtres, on n’aille pas emprunter les haillons affreux chez les étrangers, quand on a les plus riches étoffes dans son pays.
Que tous les vers soient harmonieux et bien faits ; mérite absolument nécessaire, sans lequel la poésie n’est jamais qu’un monstre, mérite auquel presque aucun de nous n’a pu parvenir depuis Athalie.
Que cet art ne soit pas aussi méprisé qu’il est noble et difficile.
Que le faxhall et les comédiens de bois ne fassent pas absolument déserter Cinna et Iphigénie.
Que personne n’ose plus se faire valoir par la témérité de condamner des spectacles approuvés, entretenus, payés par les rois très chrétiens, par les empereurs, par tous les princes de l’Europe entière. Cette témérité serait aussi absurde que l’était la bulle In cœna Domini, si sagement supprimée.
Enfin, j’ose espérer que la nation ne sera pas toujours en contradiction avec elle-même sur ce grand art comme sur tant d’autres choses.
Vous aurez toujours en France des esprits cultivés et des talents ; mais tout étant devenu lieu commun, tout étant problématique à force d’être discuté, l’extrême abondance et la satiété ayant pris la place de l’indigence où nous étions avant le grand siècle, le dégoût du public succédant à cette ardeur qui nous animait du temps des grands hommes, la multitude des journaux, et des brochures, et des dictionnaires satiriques, occupant le loisir de ceux qui pourraient s’instruire dans quels bons livres utiles, il est fort à craindre que le goût ne reste que chez un petit nombre d’esprits éclairés, et que les arts ne tombent chez la nation.
C’est ce qui arriva aux Grecs après Démosthène, Sophocle et Euripide ; ce fut le sort des Romains après Cicéron, Virgile et Horace ; ce sera le nôtre. Déjà pour un homme à talents qui s’élève, dont on est jaloux et qu’on voudrait perdre, il sort de dessous terre mille demi-talents, qu’on accueille pendant deux jours, qu’on précipite ensuite dans un éternel oubli, et qui sont remplacés par d’autres éphémères.
On est accablé sous le nombre infini de livres faits avec d’autres livres ; et dans ces nouveaux livres inutiles, il n’y a rien de nouveau que des tissus de calomnies infâmes, vomies par la bassesse contre le mérite.
La tragédie, la comédie, le poème épique, la musique sont des arts véritables : on nous prodigue des leçons, des discussions sur tous ces arts ; mais que le grand artiste est rare !
L’écrivain le plus méprisable et le plus bas (4) peut dire son avis sur Trois siècles sans en connaître aucun, et calomnier lâchement, pour de l’argent, ses contemporains qu’il connaît encore moins. On le souffre parce qu’on l’oublie : on laisse tranquillement ces colporteurs, devenus auteurs, juger les grands hommes sur les quais de Paris, comme on laisse les nouvellistes décider, dans un café, du destin des Etats ; mais si, dans cette fange, un génie s’élève, il faut tout craindre pour lui.
Pardonnez-moi, Monseigneur, ces réflexions : je les soumets à votre jugement et à celui de l’Académie, dont j’espère que vous serez longtemps l’ornement et le doyen.
Recevez avec votre bonté ordinaire ce témoignage du respectueux et tendre attachement d’un vieillard plus sensible à votre bienveillance qu’aux maladies dont ses derniers jours sont tourmentés.
1 – La réception de Richelieu à l’Académie est de 1720, celle de Voltaire est de 1746. (G.A.)
2 – Voyez aux POÉSIES. (G.A.)
3 – « Si la page 8 de cette Epître dédicatoire, écrivait Voltaire à d’Alembert, ne vous plaît pas, je serai bien attrapé. – Je vous répondrai mon cher maître, répliquai alors d’Alembert, par un proverbe bien trivial, mais bien vrai, qu’à laver la tête d’un mort, ou d’un maure, on y perd sa peine. » (G.A.)
4 – Dans ces trois alinéas Voltaire veut désigner La Harpe. (G.A.)
5 – Sabatier de Castres, auteur des Trois siècles de la littérature française (1772) (G.A.)