CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 3

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 3

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 1er Février 1773.

 

 

          A moi les philosophes : c’est-à-dire les sages et les honnêtes gens. Vous savez quelle peine j’avais prise pour ces Lois de Minos. J’avais vraiment employé près de huit jours pour les faire, et j’en mettais presque autant pour les corriger. Un nommé Valade, libraire de Paris, vient d’imprimer la pièce toute défigurée, toute remplie de mauvais vers que je n’ai pourtant pas faits ; en un mot, toute différente de mon dernier manuscrit, qui était encore tout différent des feuilles imprimées que vous avez entre les mains. C’est quelque bel esprit de comédien (1) qui m’a joué ce tour. Je vous prie d’en parler à M. le maréchal de Richelieu, qui a la surintendance du tripot, et qui ne laissera pas un tel brigandage impuni. J’ai d’ailleurs l’honneur de lui en écrire ; tout cela est un fort petit malheur, mais il faut de l’ordre en toutes choses.

 

          Mes  respects à madame Dixneufans et à son digne mari. Je leur serai attaché jusqu’au dernier moment de ma ridicule vie.

 

 

1 – Voyez la lettre à Rochefort du 3 mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

1er Février 1773 (1).

 

 

          A mon secours les philosophes ! Vous savez, monsieur, dans quel esprit j’avais fait les Lois de Minos ; cela m’avait coûté des peines infinies ; car j’avais mis près de huit jours à faire cette pièce, et j’en mettrais presque autant à la corriger. Voilà tout d’un coup un comédien, ou un souffleur, ou un ouvreur de loges qui barbouille cette tragédie de vers de sa façon qui supprime ce que j’ai fait de plus passable, qui gâte le reste et qui vend le tout à un libraire nommé Valade, qui imprime et débite hardiment la pièce sous mon nom, sans approbation, sans privilège. Ce brigandage est digne du tripot de la comédie et de tous les tripots qui partagent votre ville.

 

          L’avocat Belleguier me mande de Grenoble qu’il ne sait comment vous envoyez sa diatribe  ; ayez la bonté de lui donner une adresse, et mettez un C, au bas de vos lettres, de peur de méprise. Allons, combattons jusqu’au dernier soupir.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 1er Février 1773.

 

 

          En voici bien d’une autre, monseigneur ; le tripot m’a joué d’un mauvais tour. Quelqu’un de ces messieurs a vendu une copie informe et détestable du Minos que vous protégiez à un nommé Valade, fripon de libraire de la rue Saint-Jacques, qui la débite hardiment dans Paris, au mépris de toutes les lois de la Crète et de la France. Cette piraterie doit intéresser MM. d’Argental et de Thibouville ; car j’ai trouvé dans la pièce beaucoup de vers de leur façon. Je les crois meilleurs que les miens ; mais enfin chacun a son style, et il n’y a point de peintre qui fût content qu’un autre travaillât à son tableau.

 

          Quoi qu’il en soit, ce Valade me paraît méprisable, et le voleur qui lui a vendu la pièce très punissable. Je n’ai pas l’honneur de connaître M. de Sartines, et je n’ai nulle protection auprès de lui. Je ne sais pas pourquoi l’impression ne dépend pas de MM les premiers gentilshommes de la chambre, puisque la représentation en dépend. Ce monde-ci est plein de contradictions et d’anicroches.

 

          J’avais fondé sur Minos l’espérance de vous faire ma cour à Paris ; mon espérance est détruite : c’est la fable du pot au lait.

 

          Il serait curieux de savoir quel est le seigneur crétois qui a fait l’infamie de vendre la pièce à un des pirates de la rue Saint-Jacques ; cela peut servir dans l’occasion ; et vous sauriez à quoi vous en tenir sur l’honnêteté des gens du tripot.

 

          Je comptais vous dédier cette pièce, malgré tout le ridicule des dédicaces ; mais comment faire à présent ? Je suis déjoué de toutes les façons. Les Frérons et toute la canaille de la littérature vont me tomber sur le corps. N’importe, je vous la dédierai encore, si vous me le permettez. Mais feriez-vous si mal d’écrire à M. de Sartines ? Il donnerait certainement tous ses soins à découvrir le fripon.

 

          On m’assure que les comédiens ne laisseront pas de donner la pièce au 1er de Mars. Il n’y a autre chose à faire qu’à y travailler encore, pour dérouter les polissons.

 

          Conservez toujours vos bontés pour votre ancien courtisan sifflé ou non sifflé, mais attaché à vous avec le plus profond et le plus tendre respect.

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Chastellux.

 

Ferney, 1er Février 1773.

 

 

          Il y a huit villages, monsieur, appelés Fresne ; et puisque tous les curés de Fresne auprès de Paris ont été aussi sots que les nôtres, ce n’est pas à ce Fresne que je dois m’adresser (1). Je ne puis me repentir de vous avoir importuné, puisque cela m’a valu l’assurance que j’aurais l’honneur de vous posséder, vers le mois d’auguste, dans ma chaumière. Vous allez en Italie. Vous pourrez y entendre de la musique qui ne parle jamais au cœur ; vous pourrez y voir force sonettieri, et pas un homme de génie. Ils ne retrouveront plus leur cinquecento, comme nous ne reverrons plus le siècle de Louis XIV.

 

          Je ne crois pas qu’il y ait dans toute l’Italie un homme capable de faire le livre de la Félicité publique. On dit qu’il y a quelques princes qui cherchent à mettre en pratique une partie de vos leçons.je le souhaite, et je le crois même, si l’on veut. Heureusement ils sont forcés de se tenir en paix, par le peu de moyens qu’ils ont de faire la guerre.

 

          Ce qui m’étonne de l’Italie, c’est que depuis deux cents ans q’il y a des assemblées, des ridotti, il n’y ait point de société. C’est en quoi la France l’emporte sur l’univers entier. Je sais par madame Denis qu’il y a autant de plaisir à vous entendre qu’à vous lire. C’est une consolation à laquelle je n’aurais osé prétendre dans la décrépitude où je suis. Mais, quoique très indigne de votre conversation, j’en sentirai tout le prix, comme si j’étais dans la force de l’âge.

 

          Comme l’espérance de vous voir, monsieur, ranime beaucoup mon misérable amour-propre, je ne veux pas que vous me méprisiez à un certain point, et que vous pensiez qu’une édition des Lois de Minos, faite par un libraire de Paris, nommé Valade, soit de moi. Ma pièce est bien mauvaise mais celle de ce Valade est encore pire. Je suis un peu le bouc émissaire qu’on charge de tous les péchés du peuple. Que cela ne vous empêche pas de venir, en passant par Genève ou par la Suisse, voir un solitaire rempli pour vous de la plus haute estime et du plus tendre respect.

 

 

1 – « M. de Voltaire m’avait demandé des éclaircissements sur une belle action (je ne sais plus laquelle) qui devait avoir été faite par un curé de Fresne. M. Daguesseau, mon oncle, possède la terre de Fresne, qu’il tient du chancelier Daguesseau, son père. M. de Voltaire voulait savoir si c’était ce village de Fresne où était curé l’homme qu’il avait dessein de citer. » (Note de Chastellux.) – Il y a une Prière du curé de Fresne, qui est attribuée par quelques-uns à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

1er Février 1773 (1).

 

 

I nunc, et versus tecum deditare canoros.

 

          Mon cher ami, il m’arrive une aventure digne de ce siècle, la lie des siècles. Je ne sais quel est le comédien, ou le souffleur, ou l’ouvreur de loges, qui s’est avisé de travestir ma tragédie des Lois de Minos, de supprimer ce que j’ai fait de plus passable, et de défigurer le reste par des vers à la Crébillon. Ce polisson a vendu secrètement la pièce à un libraire affamé, nommé Valade, qui la vend hardiment sous mon nom, sans approbation, sans privilège, et peut-être avec une espèce de permission tacite donnée, pour de l’argent, par un censeur de livres. Si cet infâme brigandage est autorisé dans Paris, il faut s’enfuir en Amérique. Tout ce qui se passe dans vos différents tripots est à peu près de même parure ; mais je ne m’intéresse qu’à ce qui s’appelle humaniores litterœ, qui sont devenues inhumanœ litterœ. Dieu vous préserve, M. votre frère et vous, des brigands qui infestent les cafés, le parterre, le Parnasse, et les b… de toute espèce !

 

          Adieu ; quoi qu’on en dise, Lulli sera toujours pour moi le dieu et le seul dieu de la déclamation. Je vous embrasse tendrement ; madame Denis vous fait mille compliments.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

1er Février 1773 (1).

 

 

          Mon cher ami, il me semble que vos bontés pour moi et celles de vos amis aient aigri encore la canaille de la littérature. Je ne sais quel fripon faisant des vers a pu attraper une copie très informe des Lois de Minos, et y ayant ajouté beaucoup de traits de sa façon, a vendu le tout à un autre fripon de libraire nommé Valade, qui débite impudemment cette édition sans approbation ni privilège, malgré toutes les lois de la Crète et de Paris. On me regarde comme un homme mort, dont on vend les habits à la friperie, après les avoir gâtés.

 

          J’ignore si M. de Sartines souffrira ce brigandage. Fréron va bien triompher, et la racaille va bien se déchaîner. Les honnêtes gens ne sauront rien de la vérité ; votre vieil ami sera conspué ; il ne s’en soucie que très médiocrement ; mais c’est de votre amitié et de votre estime qu’il se soucie beaucoup.

 

          Je présente mes hommages à l’héroïne de la tragédie (2) avec qui vous avez le bonheur de demeurer. Je vous embrasse tous deux à la fois de tout mon cœur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Mademoiselle Clairon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville (1)

 

 

 

          J’avais déjà écrit à l’autre ange sur la rapine du corsaire Valade, et je m’étais plaint assez vivement à M. de Sartines. S’il y a quelque justice dans ce monde (ce dont j’ai toujours fort douté), il est certain qu’on doit réprimer ce Valade, qui s’empare du bien d’autrui, et saisir ses marchandises de contrebande. C’est à quoi pourraient aisément parvenir mes deux protecteurs des Lois de Minos.

 

          Au reste il faut laisser passer cet orage ; il faut laisser pleuvoir les Fréronades, et les Clémentines, et les Sabatières. Autant vaudra la pièce après Pâques que pendant le carême. J’aurai le temps de limer un peu cet ouvrage, et plus il sera différent de l’imprimé, moins il sera sifflable ; mais il me paraît très important pour le bien public que ce M. Valade soit relancé par la police.

 

 

1 – Ces deux alinéas se trouvaient jusqu’ici en tête de la lettre à Thibouville du 1er janvier. Ils doivent appartenir à une lettre du mois de février. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 3 Février 1773.

 

 

          Non vraiment, monsieur, je n’ai point reçu les deux lettres dont vous me parlez, qui étaient contre-signées ; il arrive fort souvent que les commis ne veulent point se charger de ces contre-seings. Ecrivez-moi tout uniment à mon adresse, et vous pouvez compter que la lettre me parviendra ; mettez seulement un R au bas, car très souvent je prends votre écriture pour celle d’un autre.

 

          Si vous voyez M. le chancelier et M. le maréchal de Richelieu, je vous recommande ces pauvres Lois de Minos ; je les avais beaucoup travaillées depuis votre départ de Ferney. Un fripon m’ôte tout le fruit de mon travail. Je ne me plains pas des libelles que le libraire Valade débite tous les huit jours contre moi et mes amis ; j’aurais mauvaise grâce de ne vouloir pas qu’on me calomnie, quand on a l’insolence de faire tant de mauvais libelles contre M. le chancelier lui-même ; mais je ne trouve point du tout bon qu’on me vole, et que la police souffre ce vol public. Je présente sur cette affaire une petite requête à M. le grand référendaire. Mettez bien le cœur au ventre à M. de Richelieu, il doit être fort mécontent des tours qu’on lui joue dans son tripot.

 

          J’ai eu bien raison d’écrire contre les cabales  tout est cabale, de la Foire jusqu’à Versailles, et des curés de village jusqu’au pape. Les bruits les plus ridicules courent l’Europe ; mais tout tombe au bout de huit jours dans un éternel oubli.

 

          Je vous supplie, vous et madame Dixneufans, de ne me point oublier. Je suis actuellement cent pieds sous les neiges : c’est un fléau plus terrible que les Clément et les Sabatier. Conservez vos bontés au vieux malade de Ferney.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Voisenon.

 

3 Février 1773.

 

 

          Mon très cher confrère, je vous prie de ne pas manquer d’excommunier, d’une excommunication majeure, le libraire Valade, grand imprimeur de libelles, qui, malgré toutes les lois de la police, a défiguré les Lois de Minos d’une manière à déchirer les entrailles paternelles d’un vieux radoteur qui ne reconnaît plus son ouvrage. Le scélérat a sans doute acheté une détestable copie de quelque bel esprit ouvreur de loges, qui n’a pas manqué d’y mettre beaucoup de vers de sa façon. Voilà certainement le plus horrible abus qui soit en France, et peut-être le seul ; car tout le reste assurément va à merveille. Mais j’ai mes Lois de Minos sur le cœur, et j’ambitionne trop votre suffrage pour vous laisser croire un moment que la pièce soit entièrement de moi.

 

          Vous me direz qu’il est très ridicule, à mon âge, de faire des pièces de théâtre ; je le sais bien : mais il ne faut pas reprocher à un homme d’avoir la fièvre. Que voulez-vous qu’on fasse au milieu des neiges, si ce n’est des tragédies ? Si j’étais avec vous, je passerais mon temps à vous écouter et à me réjouir, et nous serions tous deux Jean qui rit. Cependant M. Valade ne fera pas de moi Jean qui pleure. Je vous embrasse, je vous regrette, et je vous aime de tout mon cœur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article