CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 2
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à M. le comte d’Argental.
11 Janvier 1773.
Il ne s’agit pas cette fois-ci de la Crète auprès de mes anges, il s’agit de montres. Je présente requête, au nom de Valentin et compagnie, contre Le Jeune (1) et sa femme, à qui ils ont confié depuis longtemps plusieurs montres, et fourni une pièce de toile. Le sieur Valentin leur a écrit plusieurs lettres sans pouvoir obtenir une seule réponse. Je supplie très instamment mes anges de vouloir bien parler à Le Jeune, et de tirer la chose au clair. La société de Valentin est la moins riche de Ferney ; elle a essuyé plusieurs malheurs ; un nouveau l’accablerait sans ressource.
Cependant Valentin et compagnie ne m’occupent pas si fort qu’ils me fassent absolument oublier les Crétois. Je ne vois pas pourquoi les Lois de Minos seraient appelées Astérie, qui n’est qu’un nom de roman ; la pièce est connue partout sous le nom des Lois de Minos ; c’est sous ce titre qu’elle est imprimée ; mais votre volonté soit faite ! Vous ne m’avez rien dit du drame d’Alcydonis, et du beau passe-droit qu’on vous faisait. Vous avez craint apparemment que je n’en fusse affligé ; mais je m’attends à tout de la part du tripot, et je vous avoue que dans le fond
Il ne m’importe guère
Que Minos soit devant, ou Minos soit derrière.
SCARRON, Don Japhet d’Arménie, act. II, sc. II.
Je pourrai me plaindre de Lekain, qui ne m’a pas seulement écrit ; mais je ne me fâche point contre les héros de l’antiquité ; et pourvu que Lekain ne fasse point trop les beaux bras, pourvu qu’il ne cherche point à radoucir sa voix dans son rôle de sauvage ; pourvu qu’il ne fasse point de ces longs silences qui impatientent, excepté dans le moment où il croit sa sauvage morte, et où il se laisse aller, comme évanoui, entre les bras d’un de ses compagnons ; si dans tout le reste il veut être un peu brutal, je serai très content. Le succès d’une tragédie, au théâtre, dépend absolument des acteurs, et de l’auteur à l’impression ; mais on a beau imprimer la pièce, quand elle est tombée, il faut dix ans, il faut être mort pour qu’elle se relève. Les gens de lettres sont les seuls qui puissent la rétablir, et ils s’en gardent bien ; au contraire ils jettent des pierres dans sa fosse ; et, quand l’auteur n’est plus, ils ne le déterrent que pour ensevelir à sa place la pièce de quelque auteur en vie. Voilà le train du monde dans plus d’une profession.
Venons à quelque chose qui me tient plus au cœur. Mon cher ange a-t-il reçu une lettre par la voie de M. Bacon ? M. le maréchal de Richelieu vous a-t-il parlé de ce souper (2) ? s’est-il expliqué avec vous sur le projet d’un certain voyage ? Vous savez que Charles XII ne voulut jamais revoir Stockholm après la journée de Pultava. Tâchez que je ne sois pas battu en Crète ; mais, vainqueur ou vaincu, je serai toujours bien dévot au culte des anges, et je leur serai très tendrement résigné à la vie et à la mort.
1 – Valet de chambre de d’Argental. Voyez la Correspondance, janvier 1767. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Richelieu du 21 décembre 1772. (G.A.)
à M. Marin.
14 Janvier 1773 (1).
Je vous ressouhaite la bonne année, mon cher ami que je n’ai jamais vu, et que probablement je ne verrai jamais, mais que j’aime parce que vous êtes franc et sincère.
S’il y a quelque chose de nouveau sur le cocher Gilbert et sur le … Aubriot (2), je vous prie de m’en régaler.
Je vous demande la grâce de faire passer l’incluse à l’auteur de la Réponse d’Horace, et de m’envoyer un petit paquet que j’attends de lui.
Savez-vous quel est le commis à la phrase qui donne des approbations tacites aux Clémentines (3) ? Vous devriez bien me mettre au fait de ces coglionerie pour m’amuser. J’en entends parler, et je n’ai rien vu.
1 – Les éditeurs de ce billet, MM. de Cayrol et A. François, le font adresser à Tabareau. Nous croyons qu’il était pour Marin. (G.A.)
2 – Voyez l’Affaire Morangiés. (G.A.)
3 – Lettres de Clément XIV, par Caraccioli. (G.A.)
à M. Marin.
18 Janvier 1773 (1).
Je ne vous fatigue pas de longues lettres, mais je vous demande trois choses : premièrement, d’avoir la bonté de faire rendre mon billet à M. le secrétaire perpétuel ; secondement, de vouloir bien me dire de qui est Alcydonis ; troisièmement, où en est le procès de du Jonquay. Cela ne coûte que trois mots ; je vous les demande, et je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville (1)
Il y a, vous dis-je, des tripots qui sont ingouvernables : le roi n’a pu parvenir à mettre la paix dans Genève, et vous ne parviendrez jamais à la mettre chez les comédiens de Paris. M. d’Argental s’est bien donné de garde de m’avouer les dégoûts que le tripot vous a donnés à tous deux ; c’est un ministre qui ne veut pas révéler la turpitude de sa cour ; vous êtes plus confiant, monsieur le marquis.
Après tout, on dit que le carême est tout aussi bon pour les sifflets que le carnaval : il importe assez peu qu’Alcydonis soit devant ou derrière.
Je n’ai jamais entendu parler de ce drame en prose. On ne sait plus de quoi s’aviser. Il me semble que nos Welches font tout e qu’ils peuvent pour se rendre ridicules. Vous qui êtes un vrai Français, plein des grâces et de bon goût, soutenez bien l’honneur de la nation.
On fera l’impossible pour retarder le débit des Lois de Minos, puisqu’on retarde à Paris la représentation ; je ne sais pourquoi on veut nommer la pièce Astérie, puisqu’elle est connue partout sous le titre des Lois de Minos ; mais je ne m’oppose à rien, tout m’est bon, pourvu que vous soyez content.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. C’est à tort, selon nous, que les éditeurs ont classé cette lettre en octobre 1773. Elle ne peut être que de janvier. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, 20 Janvier 1773.
Monsieur, il y a plaisir à être brûlé. Ce petit accident attire des lettres charmantes. Nous en avons été quittes pour deux petites chambres qui ne valent pas votre lettre. Guérissez-vous vite. Nous sommes tous malingres à Ferney. Madame Denis languit ; je suis plus mal qu’elle ; madame de Florian plus mal que moi ; et madame Dupuits n’est pas trop bien. Les vents du midi, qui rongent ici les pierres, rongent aussi le corps humain. S’il y avait un élément appelé air, il ne souffrirait pas ce désordre. Ce sont les vapeurs de la Savoie qui nous empestent.
Je suis un peu fatigué de la journée du feu mais je ne le suis point du tout de l’autre journée qu’on m’impute (1). Qui n’a point combattu ne saurait être blessé. On m’a fait mille fois trop d’honneur. Cette belle calomnie a été jusqu’au roi. Ces messieurs-là sont faits pour être trompés en tout. Quand vous viendrez oublier au coin de notre feu les tracasseries de Genève, nous parlerons à notre aise des rois et des belles. Mille tendres respects. Ma réputation d’Hercule ne m’empêche pas de signer LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Le souper avec mademoiselle de Saussure. (G.A.)
à M. de La Harpe.
A Ferney, 22 janvier 1773.
Mon cher ami, mon cher successeur, votre éloge de Racine est presque aussi beau que celui de Fénelon, et vos notes sont au-dessus de l’un et de l’autre. Votre très éloquent discours sur l’auteur du Télémaque vous a fait quelques ennemis. Vos notes sur Racine sont si judicieuses, si pleines de goût, de finesse, de force, et de chaleur, qu’elles pourront bien vous attirer encore des reproches ; mais vos critiques (s’il y en a qui osent paraître) seront forcés de vous estimer, et, je le dis hardiment, de vous respecter.
Je suis fâché de ne vous avoir pas instruit plus tôt de ce que j’ai entendu dire souvent, il y a plus de quarante ans, à feu M. le maréchal de Noailles, que Corneille tomberait de jour en jour, et que Racine s’élèverait. Sa prédiction a été accomplie, à mesure que le goût s’est formé : c’est que Racine est toujours dans la nature, et que Corneille n’y est presque jamais.
Quand j’entrepris le Commentaire sur Corneille, ce ne fut que pour augmenter la dot que je donnais à sa petite-nièce, que vous avez vue ; et en effet mademoiselle Corneille et les libraires partagèrent cent mille francs que cette première édition valut. Mon partage fut le redoublement de la haine et de la calomnie de ceux que mes faibles succès rendaient mes éternels ennemis. Ils dirent que l’admirateur des scènes sublimes qui sont dans Cinna, dans Polyeucte, dans le Cid, dans Pompée, dans le cinquième acte de Rodogune, n’avait fait ce commentaire que pour décrier ce grand homme. Ce que je faisais par respect pour sa mémoire, et beaucoup plus par amitié pour sa nièce, fut traité de basse jalousie et de vil intérêt par ceux qui ne connaissent que ce sentiment et le nombre n’en est pas petit.
J’envoyai presque toutes mes notes à l’Académie ; elles furent discutées et approuvées. Il est vrai que j’étais effrayé de l’énorme quantité de fautes que je trouvais dans le texte ; je n’eus pas le courage d’en relever la moitié ; et M. Duclos me manda que, s’il était chargé de faire le commentaire, il en remarquerait bien d’autres. J’ai enfin ce courage. Les cris ridicules de mes ridicules ennemis, mais plus encore la voix de la vérité, qui ordonne qu’on dise sa pensée, m’ont enhardi. On fait actuellement une très belle édition in-4° de Corneille et de mon commentaire. Elle est aussi correcte que celles de mes faibles ouvrages est fautive. J’y dis la vérité aussi hardiment que vous.
Qui n’a plus qu’un moment à vivre
N’a plus à rien à dissimuler.
QUIN., atys, act. I, sc. VI.
Savez-vous que la nièce de notre père du théâtre se fâche quand on lui dit du mal de Corneille ? mais elle ne peut le lire : elle ne lit que Racine. Les sentiments de femme l’emportent chez elle sur les devoirs de nièce. Cela n’empêche pas que, nous autres hommes qui faisons des tragédies, nous ne devions le plus profond respect à notre père. Je me souviens que quand je donnai, je ne sais comment, Œdipe, étant fort jeune et fort étourdi, quelques femmes me disaient que ma pièce (qui ne vaut pas grand’chose) surpassait celle de Corneille (qui ne vaut rien du tout) ; je répondis par ces deux vers admirables de Pompée :
Restes d’un demi-dieu dont jamais je ne puis
Egaler le grand nom, tout vainqueur que j’en suis.
Act. V, sc. I.
Admirons, aimons le beau, mon cher ami, partout où il est ; détestons les vers visigoths dont on nous assomme depuis si longtemps, et moquons-nous du reste. Les petites cabales ne doivent point nous effrayer ; il y en a toujours à la cour, dans les cafés, et chez les capucins. Racine mourut de chagrin, parce que les jésuites avaient dit au roi qu’il était janséniste. On a pu dire au roi, sans que j’en sois mort, que j’étais athée, parce que j’ai fait dire à Henri IV :
Je ne décide point entre Genève et Rome.
La Henr., cha. II.
Je décide avec vous qu’il faut admirer et chérir les pièces parfaites de Jean, et les morceaux épars, inimitables de Pierre. Moi qui ne suis ni Pierre ni Jean, j’aurais voulu vous envoyer ces Lois de Minos qu’on représentera, ou qu’on ne représentera pas, sur votre théâtre de Paris ; mais on y a voulu trouver des allusions, des allégories. J’ai été obligé de retrancher ce qu’il y avait de plus piquant, et de gâter mon ouvrage pour le faire passer. Je n’ai d’autre but, en le faisant imprimer, que celui de faire, comme vous, des notes qui ne vaudront pas les vôtres, mais qui seront curieuses ; vous en entendrez parler dans peu. Adieu ; le vieux malade de Ferney vous embrasse très serré.
à M. le comte d’Argental.
25 Janvier 1773.
Mon cher ange, les notes chatouilleuses (1) ne paraîtront qu’après la pièce, du moins si on me tient parole ; et encore j’empêcherai bien que ce volume un peu hasardé n’entre à Paris ; ou, s’il y entre, il ne sera qu’entre peu de mains, et alors il n’y a aucun danger ; car, en fait de livres comme en fait d’amour, il n’y a de scandale que dans l’éclat.
On m’a mandé que cet Alcydonis, auquel j’ai été sacrifié, est protégé par madame la duchesse de Villeroi, qui même y a travaillé, et qui a fait faire la musique ; si la chose est ainsi, elle m’a ôté le plaisir d’être le premier à lui céder tous mes droits bien respectueusement.
Lorsque les Lois de Minos ou Astérie seront sur le point d’être représentées au jugement très incertain et souvent très fautif de la cohue du parterre je vous informerai de la cabale, qui a pris déjà ses mesures. Elle est de la plus grande violence ; mais
Je ne veux pas prévoir les malheurs de si loin.
Andr., act. I, sc. II.
M. le marquis de Chauvelin a eu la bonté de m’écrire ; mais vous sentez qu’il ne faut pas que M. le maréchal de Richelieu se presse, avant que l’affaire des Lois de Minos soit plaidée ; je joue gros jeu dans cette partie. Il est certain qu’il eût mieux valu ne plus jouer du tout à mon âge, et se retirer paisiblement sur son gain ; mais je vois que la passion du jeune ne se corrige guère. Une autre fois je vous en dirai davantage puisque vous avez la bonté de vous intéresser à mes passions ; mais je suis un malade entouré de gens plus malade que moi. Madame de Florian (2) est attaquée de la poitrine ; je lui ai bâti une maison que probablement elle n’habitera guère. Il ne faut pas plus compter sur la vie que sur le succès des pièces nouvelles. Je ne compte que sur votre amitié, qui fait ma consolation.
1 – Des Lois de Minos. (G.A.)
2 – Ci-devant madame Rilliet. (G.A.)