THÉÂTRE - Les lois de Minos - Partie 10
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LES LOIS DE MINOS.
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ACTE CINQUIÈME.
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SCÈNE I.
TEUCER, AZÉMON, MÉRIONE, LE HÉRAUT, SUITE.
TEUCER, au héraut.
Allez ; dites-leur bien que, dans leur arrogance,
Trop longtemps pour faiblesse ils ont pris ma clémence ;
Que de leurs attentats mon courage est lassé ;
Que cet autel affreux, par mes mains renversé,
Est mon plus digne exploit et mon plus grand trophée ;
Que de leurs factions enfin l’hydre étouffée,
Sur mon trône avili, sur ma triste maison,
Ne distillera plus les flots de son poison ;
Il faut changer de lois, il faut avoir un maître.
(A Mérione.) (Le héraut sort.)
Et vous, qui ne savez ce que vous devez être,
Vous qui toujours douteux entre Pharès et moi,
Vous êtes cru trop grand pour servir votre roi,
Prétendez-vous encore, orgueilleux Mérione,
Que vous pouvez abattre ou soutenir mon trône ?
Ce roi dont vous osez vous montrer si jaloux,
Pour vaincre et pour régner n’a pas besoin de vous ;
Ou pour ou contre moi tirez enfin l’épée :
Il faut, dans le moment, les armes à la main,
Me combattre, ou marcher sous votre souverain.
MÉRIONE.
S’il faut servir vos droits, ceux de votre famille,
Ceux qu’un retour heureux accorde à votre fille,
Je vous offre mon bras, mes trésors, et mon sang :
Mais si vous abusez de ce suprême rang
Pour fouler à vos pieds les lois de la patrie,
Je la défends, seigneur, au péril de ma vie.
Père et monarque heureux, vous avez résolu
D’usurper malgré nous un empire absolu,
De courber sous le joug de la grandeur suprême
Les ministres des dieux, et les grands, et moi-même ;
Des vils Cydoniens vous osez vous servir
Pour opprimer la Crète, et pour nous asservir ;
Mais de quelque grand nom qu’en ces lieux on vous nomme,
Sachez que tout l’Etat l’emporte sur un homme.
TEUCER.
Tout l’Etat est dans moi… Fier et perfide ami,
Je ne vous connais plus que pour mon ennemi :
Courez à vos tyrans.
MÉRIONE.
Vous le voulez ?
TEUCER.
J’espère
Vous punir tous ensemble. Oui, marchez, téméraire ;
Oui, combattez sous eux, je n’en suis point jaloux ;
Je les méprise assez pour les joindre avec vous.
(A Azémon.) (Mérione sort.)
Et toi, cher étranger, toi dont l’âme héroïque
M’a forcé, malgré moi, d’aimer ta république ;
Toi sans qui j’eusse été, dans ma triste grandeur,
Un exemple éclatant d’un éternel malheur ;
Toi par qui je suis père, attends sous ces ombrages
Ou le comble ou la fin de mes sanglants outrages :
Va, tu me reverras mort ou victorieux.
(Il sort.)
AZÉMON.
Ah ! tu deviens mon roi… Rendez-moi, justes dieux,
Avec mes premiers ans, la force de le suivre !
Que ce héros triomphe, ou je cesse de vivre !
Datame et tous les siens, dans ces lieux rassemblés,
N’y seraient-ils venus que pour être immolés ?
Que devient Astérie ?... Ah ! mes douleurs nouvelles
Me font encor verser des larmes paternelles.
SCÈNE II.
ASTÉRIE, AZÉMON, GARDES.
ASTÉRIE.
Ciel ! où porter mes pas ? et quel sera mon sort ?
AZÉMON.
Garde-toi d’avancer vers les champs de la mort.
Ma fille, de ce nom mon amitié t’appelle,
Digne sang d’un vrai roi, fuis l’enceinte cruelle,
Fuis le temple exécrable où les couteaux levés
Allaient trancher les jours que j’avais conservés.
Tremble.
ASTÉRIE.
Qui ! moi, trembler ! vous, qui m’avez conduite,
Ce n’était pas ainsi que vous m’aviez instruite.
Le roi, Datame et vous, vous êtes en danger ;
C’est moi seule, c’est moi qui dois le partager.
AZÉMON.
Ton père le défend.
ASTÉRIE.
Mon devoir me l’ordonne.
AZÉMON.
Sans armes et sans force, hélas ! tout m’abandonne.
Aux combats autrefois ces lieux m’ont vu courir :
Va, nous ne pouvons rien.
ASTÉRIE, voulant sortir.
Ne puis-je pas mourir ?
AZÉMON, se mettant au-devant d’elle.
Tu n’en fus que trop près.
ASTÉRIE.
Cette mort que j’ai vue
Sans doute était horrible à mon âme abattue :
Inutile au héros qui vivait dans mon cœur,
J’expirais en victime, et tombais sans honneur ;
La mort avec Datame est du moins généreuse :
La gloire adoucira ma destinée affreuse.
Les filles de Cydon, toujours dignes de vous,
Et quand la main des dieux me donne un roi pour père,
Les plaintes, les regrets et les pleurs sont perdus.
Reprenez avec moi vos antiques vertus,
Et, s’il en est besoin, raffermissez mon âme.
J’ai honte de pleurer sans secourir Datame.
SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, DATAME.
DATAME.
Il apporte à tes pieds sa joie et sa douleur.
ASTÉRIE.
Que dis-tu ?
AZÉMON.
Quoi ! mon fils ?
ASTÉRIE.
Teucer n’est pas vainqueur ?
DATAME.
Il l’est, n’en doutez pas ; je suis le seul à plaindre.
ASTÉRIE.
Vous vivez tous les deux : qu’aurais-je encore à craindre ?
O ciel ! ô Providence ! enfin triomphe aussi
De tous ces dieux affreux que l’on adore ici ?
DATAME.
Il avait à combattre, en ce jour mémorable,
Des tyrans de l’Etat le parti redoutable,
Les archontes, Pharès, un peuple furieux,
Qui, trahissant son père, a cru servir ses dieux.
Nous entendions leurs cris, tels que sur nos rivages
Les sifflements des vents appellent les orages ;
Et nous étions réduits au désespoir honteux
De ne pouvoir mourir en combattant contre eux.
Teucer a pénétré dans la prison profonde
Où, cachés aux rayons du grand astre du monde,
On nous avait chargés du poids honteux des fers,
Pour être avec toi-même en sacrifice offerts,
Ainsi que leurs agneaux, leurs béliers, leurs génisses,
Dont le sang, disent-ils, plaît à leurs dieux propices ;
Il nous arme à l’instant. Je reprends mon carquois,
Mes dards, mes javelots, dont ma main tant de fois
Moissonna dans nos champs leur troupe fugitive.
Bientôt de ces Crétois une foule craintive
Fuit et laisse un champ libre au héros que je sers.
La foudre est moins rapide en traversant les airs.
Il vole à ce grand chef, à ce fier Mérione ;
Il l’abat à ses pieds : aux fers on l’abandonne ;
On l’enchaîne à mes yeux. Ceux qui, le glaive en main,
Couraient pour le venger, l’accompagnent soudain :
Je les vois, sous mes coups, roulant dans la poussière.
Tout couvert de leur sang, je vole au sanctuaire,
A cette enceinte horrible et si chère aux Crétois,
Où de leur Jupiter les détestables lois
Avaient proscrit ta tête en holocauste offerte ;
Où, des voiles de mort indignement couverte,
On t’a vue à genoux, le front ceint d’un bandeau,
Prête à verser ton sang sous les coups d’un bourreau :
Ce bourreau sacrilège était Pharès lui-même ;
Il conservait encor l’autorité suprême
Qu’un délire sacré lui donna si longtemps
Sur les serfs odieux de ce temple habitants.
Ils l’entouraient en foule, ardents à le défendre,
Appelant Jupiter qui ne peut les entendre,
Et poussant jusqu’au ciel des hurlements affreux.
Je les écarte tous ; je vole au milieu d’eux ;
Je les atteins, je le perce ; il tombe, et je m’écrie :
« Barbares, je t’immole à ma chère Astérie ! »
De ma juste vengeance et d’amour transporté,
J’ai traîné jusqu’à toi son corps ensanglanté :
Tu peux le voir, tu peux jouir de ta victime ;
Tandis que tous les siens, étonnés de leur crime,
Sont tombés en silence, et saisis de terreur,
Le front dans la poussière, aux pieds de leur vainqueur.
AZÉMON.
Mon fils ! je meurs content.
ASTÉRIE.
O nouvelle patrie !
Ce jour est donc pour moi le plus beau de ma vie !
Cher amant ! cher époux !
DATAME.
J’ai ton cœur, j’ai ta foi ;
Mais ce jour de ta gloire est horrible pour moi.
ASTÉRIE.
Est-il quelque danger que mon amant redoute ?
Non, Datame est heureux.
DATAME.
Je l’eusse été, sans doute,
Lorsque, dans nos forêts et parmi nos égaux,
Ton grand cœur attendri donnait à mes travaux
Sur cent autres guerriers la noble préférence ;
Quant ta main fut le prix de ma persévérance,
Je me croyais à toi ; la fille d’Azémon
Pouvait avec plaisir s’honorer de mon nom.
Tu le sais, digne ami, ta bonté paternelle
Encourageait l’amour qui m’enflamma pour elle.
AZÉMON.
Et je dois l’approuver encor plus que jamais.
ASTÉRIE.
Tes exploits, mon estime, et tes nouveaux bienfaits,
Seraient-ils un obstacle au succès de ta flamme ?
Qui, dans le monde entier, peut m’ôter à Datame ?
DATAME.
Au sortir du combat, à ton père, à ton roi,
J’ai demandé ta main, j’ai réclamé ta foi,
Non pas comme le prix de mon faible service,
Mais comme un bien sacré fondé sur la justice,
Un bien qui m’appartient, puisque tu l’as promis ;
Sanglant, environné de morts et d’ennemis,
Je vivais, je mourais pour la seule Astérie
ASTÉRIE.
Eh bien ! est-il en Crète une âme assez hardie
Pour t’oser disputer le prix de ton amour ?
DATAME.
Ceux qu’on appelle grands dans cette étrange cour,
Et qui semblent prétendre à cet honneur insigne,
Déclarent qu’un soldat ne peut en être digne…
S’ils osaient devant moi…
AZÉMON.
Respectable soldat,
Astérie est ta femme, ou Teucer est ingrat.
ASTÉRIE.
Il ne peut l’être.
DATAME.
On dit que, dans cette contrée,
La majesté des rois serait déshonorée.
Je ne m’attendais pas que d’un pareil affront,
Dans les champs de la Crète, on pût couvrir mon front.
ASTÉRIE.
Il fait rougir le mien.
DATAME.
La main d’une princesse
Ne peut favoriser qu’un prince de la Grèce.
Voilà leurs lois, leurs mœurs.
ASTÉRIE.
Elles sont à mes yeux
Ce que la Crète entière a de plus odieux.
De ces fameuses lois, qu’on vante avec étude,
La première, en ces lieux, serait l’ingratitude !...
La loi qui m’immolait à leurs dieux en fureur
Ne fut pas plus injuste, et n’eut pas plus d’horreur.
Je respecte mon père, et je me sens peut-être
Digne du sang des rois où j’ai puisé mon être ;
Je l’aime : il m’a deux fois ici donné le jour ;
Mais je jure par lui, par toi, par mon amour,
Que, s’il tentait la foi que ce cœur t’a donnée,
Si du plus grand des rois il m’offrait l’hyménée,
Je lui préfèrerais Datame et mes déserts :
Datame est mon seul bien dans ce vaste univers.
Je foulerais aux pieds trône, sceptre, couronne.
Datame est plus qu’un roi.