CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à M. de la Borde.
5 Mai 1773 (1).
Quoi ! mon cher Orphée, vous voulez que ce soit moi qui agisse, moi si étranger dans votre cour, moi pauvre vieillard, dont toute l’ambition est d’être oublié dans ce pays-là ! moi persécuté, moi mourant, moi qui n’ai jamais eu la moindre correspondance avec la personne (2) dont vous parlez !
J’ai grand’peur qu’Orphée n’ait joué de sa lyre devant des animaux jaloux de lui. Mais vous approchez vos dieux, vous êtes dans l’Olympe ; vous êtes à portée d’obtenir tout des déesses. Ces divinités daigneraient-elles seulement répondre à un mortel confiné dans un désert ? Liraient-elles seulement sa lettre ? Le héros qui préside aux fêtes daigne quelquefois se souvenir de moi, mais bien rarement. Je vais lui écrire et le prier de parler à la belle déesse. Je lui demanderai même si je puis hasarder une lettre, ce qui est extrêmement délicat dans la position où je suis. On m’a dit que beaucoup de choses avaient été applaudies à une répétition que vous fîtes faire, il y a, je crois, trois ans, quoique cette répétition fût très mal exécutée, mais que surtout la symphonie et les voix s’acquittèrent très mal de leur devoir au quatrième acte, et la musique ne parut que du bruit.
Cette répétition, qui devait faire l’effet le plus favorable, en fit un désavantageux ; cette impression est restée, à ce qu’on prétend, dans la tête du surintendant des fêtes de cette année. Je lui dirai que ce quatrième acte est tout changé, et que vous avez surtout accourci quelques endroits qui parurent trop longs.
Vous savez qu’il faut entrer un peu dans l’opinion des gens qu’on sollicite ; en un mot, je vais faire tout ce qui dépendra de moi ; mais encore une fois, ce n’est pas dans les limbes où je suis que l’on dispose de la cour céleste.
Je vous embrasse bien tendrement. Je baise le manche de votre lyre, et je finis ma lettre pour écrire au maître des jeux.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Madame du Barry. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 5 mai 1773.
C’est toujours au premier gentilhomme de la chambre, au grand-maître des jeux et des plaisirs, que j’ai l’honneur de m’adresser. Je lui ai écrit en faveur de Patrat, que je crois très utile au théâtre que mon héros veut rétablir.
Je lui présente aujourd’hui requête pour La Borde, dont on prétend que la Pandore est devenue un ouvrage très agréable. Je crois qu’il mourra de douleur, si mon héros ne fait pas exécuter son spectacle aux fêtes de madame la comtesse d’Artois ; et moi je reprendrai peut-être un peu de cette vie, si cette aventure pouvait me fournir une occasion de vous faire ma cour pendant quelques jours.
Je crois que cette Pandore, avec sa boite, a été en effet la source de bien des maux puisqu’elle fit mourir de chagrin ce pauvre Royer, et qu’elle est capable de jouer un pareil tour à La Borde. Les musiciens me paraissent encore plus sensibles que les poètes.
Il y a longtemps, monseigneur, que je cherche le moyen de vous envoyer un recueil qui contient les Lois de Minos et plusieurs petits ouvrages, en prose et en vers, assez curieux. Je vous demanderais une petite place pour ce livre dans votre bibliothèque ; il est assez rare jusqu’à présent. Ne puis-je pas vous l’envoyer sous l’enveloppe de M. le duc d’Aiguillon ? J’attends sur cela vos ordres.
On va jouer les Lois de Minos à Lyon ; le spectacle sera très beau, mais les acteurs sont bien médiocres. Je compte que la pièce sera mieux jouée dans votre capitale de la Guyenne. Je n’irai point voir le spectacle de Lyon, les suites de ma maladie ne me le permettent pas ; mais, quand il s’agira d’obéir à vos ordres, je trouverai des ailes, et je volerai. Je vois qu’un certain voyage est un peu différé ; tant mieux, car nous n’avons point encore de printemps, mais, en récompense, nous sommes entourés de neige.
Conservez vos bontés à ce pauvre malade qui ne respire que pour en sentir tout le prix.
N.B. – On me mande que La Borde a beaucoup retravaillé sa Pandore, et qu’elle est très digne de votre protection.
à M. Lekain.
A Ferney, 7 Mai 1773.
Je croyais, mon cher ami, que vous étiez à Marseille, que vous faisiez les délices de la Provence ; et j’avais même espéré que ma malheureuse santé me permettrait de vous rencontrer à Lyon à votre retour. M. d’Argental m’a détrompé ; mais je ne perds point cette espérance qui est toujours dans le fond de ma boite de Pandore. On dit que vous pourriez, vers le mois d’août, revenir faire un tour à Châteleine : qui sait si je n’aurais pas la force d’aller à Lyon ! j’ai juré de ne voir jamais aucun spectacle que ceux qui sont embellis par vous. Le vieux malade vous embrasse de tout son cœur.
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 8 Mai 1773.
Vous voulez que je vous écrive, mon cher ange ; c’est à moi bien plutôt de vous supplier de m’écrire, et de me mander des nouvelles de madame d’Argental. Que puis-je vous mander du fond de ma retraite ? vous amuserai-je beaucoup, quand je vous dirai que je suis en Sibérie, sous le quarante-sixième degré et demi de latitude, et que nous avons, au 8 de mai, plus de cent pieds de neige au revers du mont Jura ; que tous nos fruits sont perdus ; que ma pauvre colonie est sur le point d’être ruinée, et que je serais peut-être à Paris actuellement, auprès de vous, sans la friponnerie de Valade, et l’impertinente ingratitude des comédiens ? Mille contre-temps à la fois ont exercé ma patience, ma mauvaise santé la met encore à de plus grandes épreuves.
Je ne sais point du tout comment m’y prendre pour vous envoyer ce recueil à la tête duquel les Lois de Minos se trouvent : ce qu’on peut dans un temps, on ne le peut pas dans un autre : tous les envois de livres du pays étranger sont devenus plus difficiles que jamais. Je pourrais hasarder d’envoyer le petit paquet par le carrosse de Lyon, à la chambre syndicale de Paris. Voyez si vous pourriez le réclamer, et si M. de Sartines voudrait vous le faire rendre. Je suis étranger, je suis de contrebande ; je suis environné de chagrins, quoique je tâche de n’en point prendre. Je suis vieux, je suis malade : j’ai la mort sur le bout dunez : si ce n’est pas pour cette année, c’est pour l’année prochaine. On ne meurt point comme on veut dans les heureux pays libres qu’on appelle papistes ou papaux. Rabelais dit qu’on y est toujours tourmenté par les clergaux et par les évesgaux. On ne sait où se fourrer ; j’espère pourtant que je m’en tirerai galamment ; mais vous avouez que tout cela n’est pas joyeux. La philosophie fait qu’on prend son parti ; mais elle est trop sérieuse cette philosophie, et on ne rit point entre des peines présentes et un anéantissement prochain. Je gagerais que Démocrite n’est pas mort en riant.
Sur ce, mon cher ange, portez-vous bien, et vivez.
Je croyais Lekain à Marseille. Permettez que je vous adresse un petit mot de réponse que je dois à une lettre qu’il m’écrivit il y a plus d’un mois.
Pour mademoiselle Daudet (1), je lui en dois une depuis le mois de janvier ; il y a prescription. Je vous supplie de lui dire que mon triste état m’a mis dans l’impossibilité de lui répondre : rien n’est si inutile qu’une lettre de compliments. Je lui souhaite fortune et plaisirs, et surtout qu’elle reste à Paris le plus qu’elle pourra. Quoique je n’aime point Paris, je sens bien qu’on doit l’aimer.
Que mes anges me conservent un peu d’amitié, je serai consolé dans mes neiges et dans mes tribulations ; je leur serai attaché tant que mon cœur battra dans ma très faible machine.
1 – Fille de mademoiselle Lecouvreur. (G.A.)
à M. Marin.
8 Mai 1773 (1).
Mon cher ami, pourriez-vous bien m’envoyer ce nouveau mémoire de Lacroix ? Aurait-il donc quelque chose de neuf à dire sur cette cruelle affaire ? Je sais qu’il écrit plutôt contre M. Linguet que contre M. de Morangiés. C’est une chose déplorable qu’on se déchaîne si universellement contre un avocat qui ne fait que son devoir. On dit qu’on ne jugera ce procès que sur les probabilités qui frappent tout le monde ; mais je n’en crois rien. Les juges sont astreints à suivre les lois. L’ancien parlement se mettait au-dessus ; celui-ci n’est pas encore assez puissant pour prendre de telles libertés. La détention de M. de Morangiés et le refus d’entendre de nouveaux témoins me font trembler pour lui. Je le regarderai toujours comme un homme très innocent. Dieu veuille qu’il n’augmente pas mon catalogue des innocents condamnés !
Avez-vous vu M.de Tolendal ? Son oncle est une terrible preuve de ce que peut la cabale.
Le roi de Prusse a parmi ses officiers le jeune d’Etallonde, qui fut condamné avec le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire, à l’amputation de la main droite et de la langue, et à être brûlé vif, pour n’avoir pas ôté son chapeau devant des capucins, et pour avoir chanté je ne sais quelle chanson que personne ne connaît. C’est un exemple qu’il faut toujours avoir devant les yeux ; il nous prouve que notre siècle est aussi abominable que frivole.
Voici deux lettres que je vous supplie de vouloir bien faire rendre à leur adresse. Le très vieux et très malade solitaire de Ferney vous embrasse de tout son cœur.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Mai 1773 (1).
Je hasarde de vous envoyer, par la poste, ces Lois de Minos. Il y en a, mon cher ange, deux exemplaires, l’un pour vous, l’autre pour M. de Thibouville. Je me flatte que M. d’Ogny permettra que le paquet vous parvienne.
Je suppose que vous savez qui on nommera pour aller demander madame la comtesse d’Artois à M. son père (2), et quand se fera cette cérémonie à la cour de Savoie : vous me direz que je suis bien curieux.
Aufresne est revenu à Genève, après avoir fait connaître le théâtre français à Venise et à Naples, ce qui n’était jamais arrivé. Je ne connais point ses talents ; je ne l’ai jamais vu sur la scène. Peut-être, s’il se montre sur le théâtre de bateleurs qui est actuellement auprès de Genève, je serai privé du plaisir de le voir ; car je ne suis point encore en état de sortir. Je serai bien embarrassé quand il faudra mettre un habit.
Faites-moi l’amitié, mon cher ange, de me mander comment madame d’Argental se porte ; je m’imagine que le climat de Paris est meilleur que celui de Genève. Le malheur en a voulu à notre colonie : nous avons eu des malades, des morts, des ruinés et des déserteurs ; mais tout cela arrive dans toute notre colonie.
Nous serions absolument anéantis par vos cours des monnaies, votre marc d’or et vos autres lois de Minos, si nous n’avions pas été un peu soutenus par le pays étranger. Cette situation équivoque ne peut pas durer. J’ai bien peur qu’avant ma mort toute cette machine, que j’ai construite avec tant de soin et de dépense, ne soit entièrement détruite. J’ai tout fondé à Ferney ; mais ce sera le château d’Armide ; tout est illusion, excepté de vous aimer et de vivre avec vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Victor-Amédée, roi de Sardaigne. (A. François.)
à M. ler maréchal duc de Richelieu.
Ferney, 15 Mai 1773 (1).
Je ne cesse, monseigneur, de vous importuner. Il ne faut pas excéder son héros ; mais vous avez eu la bonté de promettre votre protection à ma colonie pour la faire payer de ce qu’elle a fourni au roi, il y a environ trois ans ; un mot suffirait pour obtenir ce paiement du trésorier des Menus.
Vous avez bien voulu aussi flatter nos artistes de l’espérance de travailler pour vous. Ils demandent vos ordres : vous pouvez être sûr que vous serez content de leurs ouvrages.
Quant à Pandore, je n’ose renouveler mes supplications.
Je suis toujours prêt, mort ou vif, à venir au rendez-vous que vous avez bien voulu me donner. Si j’arrive en vie, j’arriverai sourd et aveugle, boiteux, impotent, pouvant à peine parler ; mais tout cela n’y fait rien : j’aurai le bonheur de vous entrevoir, d’entendre une partie de ce que vous me direz, de vous renouveler mon hommage et mon tendre respect.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Chenevières.
17 Mai 1773 (1).
Mon ancien ami, nous sommes très sensibles, madame Denis et moi, à votre souvenir. Je suis surtout très flatté que vous cultiviez toujours les lettres ; elles vous rendront votre retraite encore plus agréable. Mais vous avez sur moi deux grands avantages : le premier est la santé, et le second la proximité de Paris ; vous êtes à portée de tous les plaisirs auxquels j’ai renoncé depuis longtemps. Vous avez sans doute une petite loge à l’Opéra, et nous n’en avons qu’à l’Opéra-Comique d’auprès de Genève ; vous pouvez voir les tableaux du Salon, et nous avons à peine un barbouilleur ; vous avez vu le beau pont de Neuilly (2), et nous n’avons que des vieux ponts de planches pourries ; vous avez le plus brillant voisinage, nous ne pouvons nous vanter d’une pareille société ; enfin vous faites encore des vers, et je n’en fais plus. Je ne sais si vous commencez à grisonner, mais j’ai bientôt quatre-vingts-ans ; vous vous portez bien, et j’ai été sur le point de mourir ; vous me félicitez sur le retour de ma santé, et je suis aussi mal que j’étais ; d’ailleurs un peu sourd, un peu aveugle, très impotent : quoi qu’on dise, je ressemble comme deux gouttes d’eau à une momie d’Egypte mal conservée.
Je conclus de tout cela que vous êtes bien généreux d’envoyer des vers de votre royaume de Chenevières à ma solitude des Alpes ; je ne puis que vous remercier de vos bienfaits, mais non pas y répondre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Que venait de construire l’ingénieur Péronnet. (A. François.)