CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 11
Photo de PAPAPOUSS
à M. de La Borde.
19 Mai 1773 (1).
Mon cher Orphée, je suis aussi intéressé que vous dans cette affaire délicate. J’ai assurément autant d’envie que vous qu’elle réussisse ; mais je vous conjure de ne la point gâter et de ne la point rendre impraticable. Elle échouerait infailliblement, si je faisais la moindre démarche avant d’avoir reçu la réponse à la lettre que j’ai écrite, et on vous en saurait, comme à moi, un très mauvais gré. Vous savez que je suis dans une position assez équivoque. Vous sentez bien d’ailleurs que, si on faisait la moindre tentative pour forcer la main à l’homme de qui la chose dépend (2), il aura mille moyens de rendre nos efforts inutiles, et mille autres moyens de se venger sur moi d’avoir entrepris de l’assiéger et de le forcer dans sa ville capitale.
Encore une fois, mon cher Orphée, attendons sa réponse ; que ce petit délai ne vous empêche pas d’embellir votre ouvrage, lorsque vous vous sentirez inspiré. Le génie n’a besoin de personne ; il est indépendant de tout, il est au-dessus de toutes les difficultés, il aplanit tous les obstacles.
Ecoutez ce génie et ma tendre amitié. Soyez bien persuadé que j’ai le cœur déchiré ; et un de mes plus grands chagrins est de ne pouvoir vous montrer mes blessures.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Richelieu. (G.A.)
à M. Bordes.
19 Mai 1773 (1).
Mon cher confrère, j’aurais dû vous remercier plutôt de m’avoir envoyé des dames dignes d’être vos parentes ; mais j’aurais dû aussi être un peu plus digne d’une pareille visite. J’étais cruellement malade lorsqu’elles me firent l’honneur de venir à Ferney ; je combattis mon mal, je pris la liberté de leur faire ma cour en robe de chambre ; mais je ne pus jouir longtemps de l’avantage que vous me procurez. Je passe ma vie dans les souffrances et dans les regrets, on dit que c’est assez le partage de la vieillesse.
Je suis bien fâché que Aufresne ne puisse aller à Lyon ; on dit que c’est un acteur qui a des moments et des éclairs admirables. Il me semble quelquefois que, si on pouvait représenter sur le beau théâtre de Lyon les Lois de Minos avec quelque succès, je pourrais faire un effort et oublier assez mes maux pour venir vous embrasser. J’ai des raisons essentielles pour avoir un prétexte plausible de ce petit voyage. Que de choses j’aurais à vous dire, et que de choses à entendre ! Aimons-nous, mon cher philosophe, car les ennemis de la raison n’aiment guère ceux qui pensent comme nous. Je vous embrasse bien tendrement. LE VIEUX MALADE.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 19 Mai 1773.
Ce que madame Denis veut vous dire, madame, c’est que M. le maréchal de Richelieu, votre ami, vient de m’affliger d’une manière bien sensible pour un cœur qui lui est si tendrement attaché depuis plus de cinquante ans. Il m’accable d’abord de bontés au sujet des Lois de Minos ; il n’a jamais été si empressé avec moi ; et le moment d’après il m’accable de dégoûts, il me traite comme ses maîtresses. Voici le fait : dans la chaleur de nos tendresses renaissantes, je lui dédie les Lois de Minos, et je me livre dans cette dédicace à toute ma passion pour lui ; il me promet et me donne sa parole d’honneur qu’il fera représenter les Lois de Minos à Fontainebleau, au mariage de M. le comte d’Artois. Sur cette parole, je retire la pièce des mains des comédiens qui allaient la jouer, et je n’ai de confiance qu’en ses bontés.
Quelque temps après, Lekain vient lui présenter la liste des pièces qu’on doit donner à Fontainebleau il met dans cette liste plusieurs de mes pièces, et surtout les Lois de Minos. M. le maréchal les raie toutes, et substitue à leur place le Catilina de Crébillon, et je ne sais quelles autres pièces barbares. Voilà ce qu’on me mande (1) et ce que j’ai peine à croire ; je l’aime et je le respecte trop pour croire qu’il en ait usé ainsi avec moi, dans le temps même qu’il me prodiguait les marques les plus flatteuses de l’amitié dont il m’a honoré depuis si longtemps.
Nous avons recours, ma nièce et moi, madame, à celle qui connaît si bien le prix de l’amitié, à celle dont la bienveillance et l’équité sont si actives, à celle qui a tiré notre ami Racle du profond bourbier où il était plongé, à celle qui n’entreprend rien dont elle ne vienne à bout. Vous allez à la chasse des perdrix ; allez à la chasse de M. de Richelieu : trouvez-le, parlez-lui, faites-le rougir, s’il est coupable ; faites-le rentrer en lui-même, ramenez-moi mon infidèle. Il n’appartient qu’à vous de faire de tels miracles. Vous connaissez ma position : cette petite aventure tient à des choses qui sont essentielles pour moi, et même pour ma famille.
Nous vous prions de vouloir bien ajouter aux bons offices que nous vous demandons celui de parler de vous-même à mon perfide ; d’ignorer avec lui que nous vous avons écrit ; de lui dire que vous ne venez lui représenter son inconstance que sur le bruit public, et que vous ne sauriez souffrir qu’on attaque ainsi sa gloire.
Franchement, madame, rien n’est plus cruel que de se voir abandonné et trahi sur la fin de sa vie par les personnes sur lesquelles on avait le plus compté, et dans qui on avait mis toutes ses affections. Il n’y a que vos bontés qui puissent me consoler, et me tenir lieu de ce que je perds.
J’ai l’honneur de vous envoyer un exemplaire de la pièce en question, avec des notes que je vous prie de lire quand vous n’irez point à la chasse. Agréez, madame, mon respect et mon attachement inviolable.
1 – C’est d’Alembert qui lui mandait cela. (G.A.)
à M. Christin.
29 Mai 1773.
Vous êtes, mon cher ami, meilleur citoyen que les anciens Romains ; ils étaient dispensés d’aller à la guerre pour le service de la République, et vous, à peine êtes-vous marié, que vous faites la campagne la plus vive en faveur du genre humain contre les bêtes puantes appelées moines. Tout ce que je peux faire à présent est de lever les mains au ciel pendant que vous vous battez.
Il y a des choses qui m’ont paru fort équivoques dans le mémoire de l’avocat de Besançon. Je tremblerai toujours jusqu’au jour de la décision. Ce serait au roi à terminer ce grand procès dans toute la France. L’abolissement du droit barbare de mainmorte serait encore plus nécessaire que l’abolissement des jésuites. Puisse le roi jouir de la gloire de nous avoir délivrés de ces deux pestes. Bonsoir, mon cher philosophe ; soyez le plus heureux des maris et des avocats.
à Madame Christin.
20 Mai 1773.
Vous m’avez prévenu, madame ; c’était à moi de faire mon compliment à la femme de mon meilleur ami. Je me serais sans doute acquitté de ce devoir, si les suites de ma maladie ne m’en avaient empêché.
Je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez, et je suis sûr que vous l’aurez. On ne peut être plus sensible que je le suis à la bonté que vous avez eue de m’écrire : si j’avais eu de la santé, j’aurais été un des garçons de la noce. J’ai l’honneur d’être, etc.
à M. Marin.
22 Mai 1773 (1).
Le vieux malade supplie M Marin de vouloir bien avoir la bonté de donner cours aux incluses.
J’attends avec bien de l’impatience des nouvelles de cet étrange procès de M. de Morangiés.
Savez-vous qu’un jeune Tronchin âgé de vingt-six à vingt-sept ans, plus beau que son oncle, beaucoup plus riche, nouvellement marié à une jeune personne encore plus belle et plus riche que lui, vient de se tirer un coup de fusil par-dessous le menton, dans la cervelle ? Les trois balles, qui ont percé son crâne, on fait des trous au plafond. Je ne connais guère de plus terrible exemple.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
23 Mai1773 (1).
Vous êtes un vrai philosophe, monsieur, c’est-à-dire un vrai sage, et vous rendez la philosophie bien aimable par les grâces de votre esprit. Il ne faut que deux hommes comme vous et M. d’Alembert pour conserver le dépôt du feu sacré que tant d’hypocrites veulent éteindre ; et, Dieu merci, vous avez dans Paris un très grand nombre d’honnêtes gens qui vous secondent. Ainsi, monsieur, ne vous découragez jamais. Quand la raison a mis une fois le pied dans un pays, on peut la persécuter, on peut la faire taire pour quelque temps ; mais on ne peut la chasser. Vous serez toujours à la tête des sages. C’est la plus belle place du monde à mon gré.
Je fais bien plus de cas des secrétaires que des fondateurs. Je me tais pour le présent sur le reste. Je m’en rapporte à M. d’Alembert comme à vous. Il y a des gens plus dangereux que les Comètes.
Comptez sur mon dévouement entier, monsieur, pour le peu de temps qui me reste à vivre.
1 – Editeurs, de Cayrol et A François. (G.A.)
à M. de La Harpe.
24 Mai 1773.
« Je souhaite que la calomnie ne députe point quelques-uns de ses serpents à la cour, pour perdre ce génie naissant, en cas que la cour entende parler de ses talents. » (Page 10 de l’Epître morale et instructive de Guillaume Vadé) (1).
Vous voyez, mon cher ami, que Guillaume était très instruit qu’il y avait des préjugés contre celui qui a donné quelquefois de si bonnes ailes aux talons de Mercure, et dont le génie alarme ceux qui n’en ont pas.
J’ai ouï dire que Guillaume Vadé, avant sa mort, avait essuyé quelques injustices un peu plus fortes, qu’un commentateur avait interprété fort mal ses discours auprès d’un satrape de Perse, lorsque Guillaume était à la campagne, à quelques lieues d’Ispahan ; mais ce n’est point de cela que Guillaume mourut ; il était accoutumé à tous ces orages, et il en riait. On s’était imaginé qu’il était fort sensible à toutes ces misères : on se trompait beaucoup.
Sa nièce, Catherine Vadé, que vous avez connue, vous dira qu’il avait le plus profond mépris pour les tracasseries persanes. Il était quelquefois un peu malin, soit quand il écrivait à Nicolas (2), soit quand il écrivait à Flaccus (3) ; mais il fut très sensible et reconnaissant pour le secrétaire intime de Flaccus (4), lequel avait l’esprit et les grâces de son maître : il m’a même chargé en mourant de dire à ce secrétaire intime qu’il ne l’oubliait point, quoiqu’il allât boire les eaux du fleuve de l’oubli. Il me le recommandait en présence de Catherine sa nièce. Je vous exhorte, lui disait-il souvent, à ne point craindre vos envieux, à marcher toujours dans le sentier épineux de la gloire, entre le général d’armée Warwick et le ministre Barmécide (5) ; comptez, quand on a la gloire pour soi, que le reste vient tôt ou tard.
Je pense comme Guillaume. Je vous suis très sincèrement dévoué, et j’en prends à témoin Catherine ; j’espère trouver l’occasion de vous le prouver. Il y a longtemps que je vous ai dit :
Macte animo, generose puer.
VIRG., Æn., lib. IX.
1 – Epître dédicatoire des Lois de Minos. (G.A.)
2 – Epître à Boileau. (G.A.)
3 – Epître à Horace. (G.A.)
4 – La Harpe avait répondu à Voltaire au nom d’Horace. (G.A.)
5 – La Harpe est auteur d’une tragédie sur Warwick et d’une autre sur les Barmécides. (G.A.)
à M. le chevalier Le Lally-Tolendal.
24 Mai 1773.
Vous avez, monsieur, du courage dans l’esprit comme dans le cœur ; et une chose à laquelle vous ne faites peut-être pas attention, c’est que votre mémoire est de l’éloquence la plus forte et la plus touchante.
On m’a mandé que le roi vous avait accordé une grande grâce, il y a quelques mois. Vous ne pouviez mieux lui en marquer votre reconnaissance qu’en manifestant l’injustice des juges qui ont trempé dans le sang de votre oncle leurs mains teintes du sang du chevalier de La Barre. Ces tuteurs des rois étaient les ennemis du roi : vous le servez en demandant justice contre eux.
Je pense que c’est un devoir indispensable à M. de Saint-Priest (1) de se joindre à vous. Je ne sais pas comment il est votre parent ou votre allié ; je ne sais pas même ce que vous est madame la comtesse de La Heuze, si elle est votre tante ou votre sœur. Je vous prie de vouloir bien mettre au fait un solitaire si ignorant, en cas que vous lui fassiez l’honneur de lui écrire.
J’ai peur que l’homme puissant à qui vous vous êtes adressé ne vous ait donné des paroles, et non pas une parole ; mais il ne vous empêchera pas de tenter toutes les voies de venger la mort et la mémoire de votre oncle.
Je présume que madame du Barry vous protégerait dans une entreprise si juste et si décente. J’ose croire encore que M. le maréchal de Richelieu, que j’ai vu l’ami de M. de Lally, ne vous abandonnerait pas.
Enfin on peut faire un mémoire au nom de la famille. Il me semble qu’il faudrait que ce mémoire fût signé d’un avocat au conseil. La requête la plus juste n’aura aucun succès, si elle n’est pas dans la forme légale, et ne sera regardée tout au plus que comme une plainte inutile.
J’ajoute, et avec chagrin, qu’il faudra se résoudre à épargner, autant qu’on le pourra, les ennemis qui ont déposé contre leur général. Ils sont en grand nombre ; et on doit songer, ce me semble, plutôt à justifier le condamné qu’à s’emporter contre les accusateurs. Sa mémoire réhabilité les couvrira d’opprobre.
Il me paraît que vous avez un juste sujet de présenter requête en révision, si vous prouvez que plusieurs pièces importantes n’ont point été lues. Il n’y a point, en ce cas, d’avocat au conseil qui refuse de signer votre mémoire. Alors vous aurez la consolation d’entendre la voix du public se joindre à la vôtre, et ce cri général éveillera la justice.
Je suis plus malade encore que je ne suis vieux ; mais mon âge et mes souffrances ne peuvent diminuer l’intérêt que je prends à cette cruelle affaire, et les sentiments que vous m’inspirez.
1 – Ambassadeur à Constantinople. (G.A.)