Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 108

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 108

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424 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 16 Mars 1771.

 

 

 

          Il y a longtemps que je vous aurais répondu, si je n’en avais été empêché par le retour de mon frère, qui revient de Russie (1). Plein de ce qu’il y a vu de digne d’admiration, il ne cesse de m’en entretenir : il a vu votre souveraine, il a été à portée d’applaudir à ces qualités qui la rendent si digne du trône qu’elle occupe, et à ces qualités sociables qui s’allient si rarement avec la morgue et la grandeur des souverains.

 

          Mon frère a poussé par curiosité jusqu’à Moscou, et partout il a vu les traces des grands établissements par lesquels le génie bienfaisant de l’impératrice se manifeste. Je n’entre point dans des détails qui seraient immenses, et qui demandent pour les décrire une plume plus exercée que la mienne. Voilà pour m’excuser de ma lenteur. J’en viens à présent à vos lettres.

 

          Voyez la différence qui est entre nous : moi, avorton de philosophe, quand mon esprit s’exalte, il ne produit que des rêves ; vous, grand-prêtre d’Apollon, c’est ce dieu même qui vous remplit, et qui vous inspire ce divin enthousiasme qui nous charme et nous transporte. Je me garde donc bien de lutter contre vous : je crains le sort d’un certain Israël, qui, s’étant compromis contre un ange, en eut une hanche démise.

 

          Je viens à vos Questions encyclopédiques, et j’avoue qu’un auteur qui écrit pour le public ne saurait assez le respecter, même dans ses faiblesses. Je n’approuve point l’auteur (2) de la préface de Fleury abrégé : il s’exprime avec trop de hardiesse, il avance des propositions qui peuvent choquer les âmes pieuses ; et cela n’est pas bien. Ce n’est qu’à force de réflexions et de raisonnements que l’erreur se filtre et se sépare de la vérité : peu de personnes donnent leur temps à un examen aussi pénible, et qui demande une attention suivie. Avec quelque clarté qu’on leur expose leurs erreurs, ils pensent qu’on les veut séduire, et en abhorrant les vérités qu’on leur expose, ils détestent l’auteur qui les annonce.

 

          J’approuve donc fort la méthode de donner des nazardes à l’inf…en la comblant de politesses.

 

          Mais voici une histoire dont le protecteur des capucins pourra régaler son saint et puant troupeau.

 

          Les Russes ont voulu assiéger le petit fort de Czenstokova, défendu par les confédérés (3) : on y garde, comme vous savez, une image de la sainte et immaculée reine du ciel. Les confédérés, dans leur détresse, s’adressèrent à elle pour implorer son divin appui : la Vierge leur fit un signe de tête, et leur dit de s’en rapporter à elle. Déjà les Russes se préparaient pour l’assaut : ils s’étaient pourvus de longues échelles, avec lesquelles ils avançaient la nuit pour escalader cette bicoque. La Vierge les aperçoit, appelle son fils, et lui dit : « Mon enfant, ressouviens-toi de ton premier métier ; il est temps d’en faire usage pour sauver ces confédérés orthodoxes. »

 

          Le petit Jésus se charge d’une scie, part avec sa mère, et tandis que les Russes avancent, il leur coupe lestement quelques barres de leurs échelles ; puis, en riant, il retourne par les airs avec sa mère à Czenstokova, et il rentre avec elle dans sa niche.

 

          Les Russes cependant appuient leurs échelles aux bastions ; jamais ils ne purent y monter, tant les échelles étaient raccourcies. Les schismatiques furent obligés de se retirer. Les orthodoxes entonnèrent le Te Deum ; et depuis ce miracle, la garde-robe de notre sainte mère et son cabinet de curiosités augmentent à vue d’œil par les trésors qui se versent, et que le zèle des âmes pieuses augmente en abondance.

 

          J’espère que vos capucins feront une fête (4) en apprenant ce beau miracle, et qu’ils ne manqueront point de l’ajouter à ceux de la Légende, qui de longtemps n’aura été si bien recrutée.

 

          Il court ici un Testament politique (5) qu’on vous attribue ; je l’ai lu, mais je n’y ai pas été trompé comme les autres, et je prétends que c’est l’ouvrage d’un je ne sais qui, d’un quidam qui vous a entendu, et qui s’est flatté d’imiter assez bien votre style pour en imposer au public ; je vous prie, un petit mot de réponse sur cet article.

 

          Le pauvre Isaac (6) est allé trouver son père Abraham en paradis ; son frère d’Eguille, qui est dévot, l’avait lesté pour ce voyage, et l’inf…s’érige des trophées (7).

 

          Qu’on ne vous en érige pas de longtemps : votre corps peut être âgé, mais votre esprit est encore jeune, et cet esprit fera encore aller le reste. Je le souhaite pour les intérêts du Parnasse, pour ceux de la raison, et pour ma propre satisfaction. Sur quoi je prie le grand dieu de la médecine, votre protecteur, le divin Apollon, de vous avoir en sa sainte et digne garde. FÉDERIC.

 

 

1 – Le prince Henri était allé projeter avec Catherine le partage de la Pologne. (G.A.)

2 – Frédéric lui-même. (G.A.)

3 – Les confédérés polonais. (G.A.)

4 – Edition de Berlin : « J’espère que jusqu’aux poux de vos capucins se feront fête… » (G.A.)

5 – Par l’avocat Marchand. (G.A.)

6 – D’Argens. (G.A.)

7 – Edition de Berlin : « On lui érigea des trophées qu’on ne vous érigera pas de longtemps. Votre corps… » (G.A.)

 

 

 

 

 

425 – DU ROI

 

 

Le 19 Mars 1771.

 

 

 

 

Quels agréments, quel feu tu possèdes encore !

Le couchant de tes jours surpasse leur aurore.

Quand l’âge injurieux mine et glace nos sens,

Nous perdons les plaisirs, les grâces, les talents.

Mais l’âge a respecté ta voix douce et légère ;

Pour le malheur des sots, il fit grâce à Voltaire.

 

 

          Ce petit compliment vous est dû, ou, pour mieux dire, c’est une merveille qui étonne l’Europe, ce sera un problème que la postérité aura peine à résoudre, que Voltaire, chargé de jours et d’années, a plus de feu, de gaieté, de génie, que cette foule de jeunes poètes dont votre patrie abonde.

 

          Votre impératrice sera sans doute flattée de l’épître que vous lui adressez. Il est constant que ce sont des vérités ; mais il n’est donné qu’à vous de les rendre avec autant de grâce. J’ai été fort surpris de me voir cité dans vos vers : certes je ne présumais pas de devenir un auteur grave (1). Mon amour-propre vous en fait ses compliments. J’aurai bonne opinion de mes rapsodies, tant que je les verrai enchâssées dans les cadres que vous leur savez si bien faire.

 

          J’en viens à ce Moustapha, que je n’aime pas plus que de raison ; je ne m’oppose point à toutes les prétentions que vous pouvez former à son sérail ; je crois même que, Constantinople pris, votre impératrice pourra vous faire la galanterie de transporter le harem de Stamboul à Ferney pour votre usage. Il paraît cependant qu’il serait plus digne de ma chère alliée de donner la paix à l’Europe que d’allumer un embrasement général. Sans doute que cette paix se fera, que Moustapha en paiera la façon, et la Grèce deviendra ce qu’elle pourra.

 

          On se dit à l’oreille que la France a suscité ces troubles. On impute cette imprudente levée de boucliers des Ottomans aux intrigues d’un ministre disgracié (2), homme de génie, mais d’un esprit inquiet, qui croyait qu’en divisant et troublant l’Europe, il maintiendrait plus longtemps la France tranquille. Vous, qui êtes l’ami de ce ministre, vous saurez ce qu’il en faut croire.

 

          Le bruit court que vous rendrez Avignon au vice-dieu des sept montagnes : un tel trait de générosité est rare chez les souverains. Ganganelli en rira sous cape, et dira en lui-même : « Les portes de l’enfer ne prévaudront point. » Et cela arrive dans ce siècle philosophique dans ce dix-huitième siècle !

 

          Après cela, messieurs les philosophes, évertuez-vous bien, combattez l’erreur, entassez arguments sur arguments pour détruire l’inf… ; vous n’empêcherez jamais que les âmes faibles ne l’emportent en nombre sur les âmes fortes : chassez les préjugés par la porte, ils rentreront par la fenêtre. Un bigot à la tête d’un Etat, ou bien un ambitieux que son intérêt lie à celui de l’Eglise, renversera en un jour ce que vingt ans de vos travaux ont élevé à peine.

 

          Mais quel bavardage ! je réponds au jeune Voltaire en style de vieillard : quand il badine, je raisonne ; quand il s’égaie, je disserte. Sans doute Bouhours avait raison : mes chers compatriotes et moi nous n’avons que ce gros bon sens qui trotte par les rues … Ma faible chandelle s’éteint, et ce soupçon d’imagination, dont je n’eus qu’une faible dose, m’abandonne ; ma gaieté me quitte, ma vivacité se perd. Conservez longtemps la vôtre : puissiez-vous, comme le bonhomme Saint-Aulaire, faire des vers à cent ans, et moi les lire ! c’est ce que je prie Apollon de vous accorder.

 

          Les princes de Suède n’iront point à Ferney ; l’aîné est devenu roi, et se hâte d’occuper le trône que la mort de son père lui laisse. Pour le pauvre d’Argens, il a cessé de parler, de penser, et d’écrire. C’est mon maréchal-des-logis ; il est allé me préparer une demeure dans le pays des rêve-creux, où probablement nous nous rassemblerons tous. FÉDERIC.

 

 

1 – Voyez l’Epître à l’impératrice de Russie, vers 55. (G.A.)

2 – Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

426 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney. 5 Avril 1771.

 

 

 

          Sire, on a dit que j’étais tombé en jeunesse, mais on n’a pas encore dit que je fusse tombé en enfance. Mes parents me feraient certainement interdire, et on me déclarerait incapable de tester, si j’avais fait le Testament ridicule qu’on m’attribue (1). Le bon goût de votre majesté n’y a pas été trompé ; vous avez bien senti qu’il était impossible qu’un homme de mon âge parlât ainsi de lui-même. Cette impertinence est d’un avocat de Paris, nommé Marchand, qui régale tous les mois le public d’un ouvrage dans ce goût. Je ne le mettrai certainement pas dans mon testament ; il peut compter qu’il n’aura rien de moi pour sa peine. Je puis assurer votre majesté que mes dernières volontés sont absolument différentes de celles qu’on me prête. Je ne crains point la mort qui s’approche de moi à grands pas, et qui s’est déjà emparée de mes yeux, de mes dents, et de mes oreilles ; mais j’ai une aversion invincible pour la manière dont on meurt dans notre sainte religion catholique, apostolique, et romaine. Il me paraît extrêmement ridicule de se faire huiler pour aller dans l’autre monde, comme on fait graisser l’essieu de son carrosse en voyage. Cette sottise et tout ce qui s’ensuit me répugne si fort, que je suis tenté de me faire porter à Neuchâtel, pour avoir le plaisir de mourir chez vous ; il eût été plus doux d’y vivre.

 

          Je viens de recevoir une lettre dont monseigneur le prince royal m’honore ; il pense bien sensément, et paraît très digne d’être votre neveu. Jamais il n’y eut tant d’esprit dans le Nord, depuis le soixante et unième degré, jusqu’au  cinquante-deux et demi. Il n’y a, ce me semble, que les confédérés de Pologne à qui on puisse reprocher de se servir, pour leur malheur, de la sorte d’esprit qu’ils ont.

 

          On dit qu’Ali-Bey (2) en a beaucoup, et autant que d’ambition. Il court actuellement de mauvais bruits sur sa personne. Pour votre amie l’Etoile du Nord, elle acquiert tous les jours un nouvel éclat ; il n’y a que votre étoile qui marche à côté de la sienne. Pour le croissant de Moustapha, je le crois plus obscurci que jamais.

 

          Je me mets aux pieds de votre majesté avec le plus profond respect.

 

          Je reçois dans ce moment la lettre dont votre majesté m’honore, du 19 mars. Oui, sans doute, vous êtes un auteur grave et très grave, quoique votre imagination soit très riante.

 

          Je voudrais bien que tout s’accommodât, pourvu que ma princesse donnât la liberté aux dames du sérail, et des fêtes sur le Bosphore ; je ne prétends point du tout à ses odalisques : c’est la récompense de ses braves guerriers. Je suis plus près d’avoir un rendez-vous avec d’Argens qu’avec les demoiselles du harem de Moustapha. Vous appelez d’Argens votre maréchal-des-logis ; mais il s’y prend de trop bonne heure : vous ne vivrez pas aussi longtemps que votre gloire ; mais je suis très sûr que votre feu, en quoi consiste la vie, et votre régime, en quoi consiste toute la médecine vous feront un jour le doyen des rois de ce monde, après en avoir été l’exemple.

 

          Il se pourrait bien qu’en effet on rendît Avignon à Ganganelli, quoiqu’il soit très ridicule que ce joli petit pays soit démembré de la Provence ; mais il faut être bon chrétien. Ce comtat d’Avignon vaut assurément mieux que la Corse, dont l’acquisition ne vaut pas ce qu’elle a coûté.

 

 

1 – Voyez la lettre de Frédéric du 16 mars. (G.A.)

2 – Soudan d’Egypte. (G.A.)

 

 

 

 

 

427 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 12 Avril 1771.

 

 

 

          Sire, il n’est ni honnête ni respectueux d’écrire à votre neveu, le roi de Suède (1), et de lui parler du roi son oncle, sans communiquer au moins à votre majesté la liberté que l’on prend (2). Je vous ai cité à l’impératrice de Russie comme un auteur grave, je vous cite au roi de Suède comme mon protecteur. Quiconque est en France actuellement doit regretter Sans-Souci ; nous n’avons que des tracasseries, beaucoup de discorde, peu de gloire, et point d’argent. Cependant le fonds du royaume est très bon, et si bon, qu’après les peines qu’on a prises pour le détériorer, on n’a pu en venir à bout. C’est un malade d’un tempérament excellent, qui a résisté à plus de trente mauvais médecins ; votre majesté prouve qu’il n’en faut qu’un bon.

 

          Je ne sais si je me doute de ce que votre majesté fera cette année ; mais Dieu, qui m’a refusé le don de prophétie, ne me permet pas de deviner ce que fera l’empereur. Je connais des gens qui, à sa place, pousseraient par delà Belgrade, et qui s’arrondiraient, attendu qu’en philosophie la figure ronde est la plus parfaite. Mais je crains de dire des sottises trop pointues, et je me borne à me mettre aux pieds de votre majesté, du fond de mon tombeau de neige, dans lequel je suis aveugle comme Milton, mais non pas aussi fanatique que lui.

 

          Je n’ai nul goût pour un énergumène qui parle toujours du Messie et du diable ; moi je parle de mon héros.

 

 

1 – Gustave III. (G.A.)

2 – Voyez, l’Epître au roi de Suède. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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