Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 109

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 109

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428 – DU ROI

 

 

A Potsdam le 1er Mai 1771.

 

 

 

          J’ai eu le plaisir de recevoir deux de vos lettres. L’apparition que le roi de Suède a faite chez nous m’a empêché de vous répondre plus tôt.

 

          J’avais donc deviné que ce beau Testament n’était pas de vous. On vous a fait le même honneur qu’au cardinal de Richelieu, au cardinal Albéroni, au maréchal de Belle-Isle, etc., de tester en votre nom. Je disais à quelqu’un qui me parlait de ce Testament, que c’était une œuvre de ténèbres, que l’on n’y reconnaissait ni votre style, ni les bienséances que vous savez si supérieurement observer en écrivant pour le public : cependant, bien du monde qui n’a pas le tact assez fin, s’y est trompé, et je crois qu’il ne serait pas mal de le désabuser.

 

          J’ai donc vu ce roi de Suède, qui est un prince très instruit, d’une douceur charmante, et très aimable dans la société. Il aura été charmé, sans doute, de recevoir vos vers ; et j’ai vu avec plaisir que vous vous souveniez encore de moi. Le roi de Suède nous a parlé beaucoup des nouveaux arrangements qu’on prenait en France, de la réforme de l’ancien parlement, et de la création d’un nouveau. Pour moi, qui trouve assez de matières à m’occuper chez moi, je n’envisage qu’en gros ce qui se fait ailleurs. Je ne puis juger des opérations étrangères qu’avec circonspection, parce qu’il faudrait plus approfondir les matières que je ne le puis, pour en décider.

 

          On dit que le chancelier (1) est un homme de génie et d’un mérite distingué : d’où je conclus qu’il aura pris les mesures les plus justes dans la situation actuelle des choses, pour s’arranger de la manière la plus avantageuse et la plus utile au bien de l’Etat. Cependant quoi qu’on fasse en France, les Welches crient, critiquent, se plaignent, et se consolent par quelque chanson maligne, ou quelques épigrammes satiriques. Lorsque le cardinal Mazarin, durant son ministère, faisait quelque innovation, il demandait si, à Paris, on chantait la canzonetta. Si on lui disait que oui, il était content.

 

          Il en est presque de même partout. Peu d’hommes raisonnent, et tous veulent décider.

 

          Nous avons eu ici en peu de temps une foule d’étrangers. Alexis Orlof, à son retour de Pétersbourg, a passé chez nous pour se rendre sur sa flotte à Livourne (2) : il m’a donné une pièce assez curieuse que je vous envoie. Je ne sais comment il se l’est procurée ; le contenu en est singulier : peut-être vous amusera-t-elle.

 

          Oh ! pour la guerre, monsieur de Voltaire, il n’en est pas question. Messieurs les encyclopédistes m’ont régénéré. Ils ont tant crié contre ces bourreaux mercenaires qui changent l’Europe en un théâtre de carnage, que je me garderais bien à l’avenir d’encourir leurs censures. Je ne sais si la cour de Vienne les craint autant que je les respecte ; mais j’ose croire toutefois qu’elle mesurera ses démarches.

 

          Ce qui paraît souvent en politique le plus vraisemblable l’est le moins. Nous sommes comme des aveugles, nous allons à tâtons, et nous ne sommes pas aussi adroits que les Quinze-Vingts, qui connaissent, à ne s’y pas tromper, les rues et les carrefours de Paris. Ce qu’on appelle l’art conjectural n’en est pas un, c’est un jeu de hasard où le plus habile peut perdre comme le plus ignorant.

 

          Après le départ du comte Orlof, nous avons eu l’apparition d’un comte autrichien, qui, lorsque j’allais me rendre en Moravie chez l’empereur, m’a donné les fêtes les plus galantes. Ces fêtes ont donné lieu aux vers que je vous envoie : elles y sont décrites avec vérité. Je n’ai pas négligé d’y crayonner le caractère du comte Hoditz, qui se trouve peint d’après nature.

 

          Votre impératrice en a donné de plus superbes à mon frère Henri. Je ne crois pas qu’on puisse la surpasser en ce genre : des illuminations durant un chemin de quatre milles d’Allemagne, des feux d’artifice qui surpassent tout ce qui nous est connu, selon les descriptions qu’on m’en a faites ; des bals de trois mille personnes ; et surtout l’affabilité et les grâces que votre souveraine a répandues comme un assaisonnement à toutes ces fêtes, en ont beaucoup relevé l’éclat.

 

          A mon âge, les seules fêtes qui me conviennent sont les bons livres. Vous, qui en êtes le grand fabricateur, vous répandez encore quelque sérénité sur le déclin de mes jours. Vous ne vous devez donc pas étonner que je m’intéresse, autant que je le fais, à la conservation du patriarche de Ferney, auquel soit honneur et gloire par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. FÉDERIC.

 

 

1 – Maupeou. (G.A.)

2 – Il avait particulièrement l’infâme mission de s’emparer en Italie d’une fille de l’impératrice Elisabeth. Ayant feint de l’épouser, il l’emmena sur un vaisseau de l’escadre, et à peine fut-elle à bord, qu’il la chargea de chaînes, et l’envoya en Russie, où elle mourut tragiquement six ans après, dans sa prison. (G.A.)

 

 

 

 

 

429 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 29 Juin 1771.

 

 

 

Le poète empereur si puissant, qui domine

Sur les Mantchoux et sur la Chine,

Est bien plus avisé que moi.

Si le démon des vers le presse et le lutine,

Des chants que son conseil juge dignes d’un roi

Il restreint sagement la course clandestine

Aux bornes des Etats qui vivent sous sa loi.

 

Moi, sans écouter la prudence,

Les esquisses légères de mes faibles crayons,

Je les dépêche tous pour ces heureux cantons

Où le plus bel esprit de France,

Le dieu du goût, le dieu des vers,

Naguère a pris sa résidence.

C’est jeter par extravagance

Une goutte d’eau dans les mers.

 

          Mais cette goutte d’eau rapporte des intérêts usuraires : une lettre de votre part, et un volume de Questions encyclopédiques. Si le peuple était instruit de ces échanges littéraires, il dirait que je jette un morceau de lard après un jambon ; et quoique l’expression soit triviale, il aurait raison.

 

          On n’entend guère parler ici du pape : je le crois perpétuellement en conférence avec le cardinal de Bernis (1), pour convenir du sort de ces bons pères jésuites. En qualité d’associé de l’ordre, j’essuierais une banqueroute de prières, si Rome avait la cruauté de les supprimer. On n’entend pas non plus des nouvelles du Turc ; on ne sait à quoi sa hautesse s’occupe ; mais je parierais bien que ce n’est pas à grand’chose. La Porte vient pourtant, après bien des remontrances, de relâcher M. Obrescow, ministre de la Russie, détenu contre le droit des gens, dont cette puissance barbare n’a aucune connaissance. C’est un acheminement à la paix qui va se conclure pour le plus grand avantage et la plus grande gloire de votre impératrice.

 

          Je vous félicite du nouveau ministre (2) dont le Très-Chrétien a fait choix. On le dit homme d’esprit : en ce cas vous trouverez en lui un protecteur déclaré. S’il est tel, il n’aura ni la faiblesse, ni l’imbécillité de rendre Avignon au pape. On peut être bon catholique, et néanmoins dépouiller le vicaire de Dieu de ces possessions temporelles qui distraient trop des devoirs spirituels, et qui font souvent risquer le salut.

 

          Quelque fécond que ce siècle soit en philosophes intrépides, actifs et ardents à répandre des vérités, il ne faut point vous étonner de la superstition dont vous vous plaignez en Suisse : ses racines tiennent à tout l’univers ; elle est la fille de la timidité, de la faiblesse et de l’ignorance. Cette trinité domine aussi impérieusement dans les âmes vulgaires qu’une autre trinité dans les écoles de théologie. Quelles contradictions ne s’allient pas dans l’esprit humain ! Le vieux prince d’Anhalt-Dessaw, que vous avez vu, ne croyait point en Dieu ; mais, allant à la chasse, il rebroussait chemin s’il lui arrivait de contrer trois vieilles femmes : c’était un mauvais augure. Il n’entreprenait rien un lundi, parce que ce jour était malheureux. Si vous lui en demandiez la raison, il l’ignorait. Vous savez ce qu’on rapporte de Hobbes : incrédule le jour, il ne couchait jamais seul la nuit, de peur des revenants.

 

          Qu’un fripon se propose de tromper les hommes, il ne manquera pas de dupes. L’homme est fait pour l’erreur ; elle entre comme d’elle-même dans son esprit, et ce n’est que par des travaux immenses qu’il découvre quelques vérités. Vous qui en êtes l’apôtre, recevez les hommages du petit coin de mon esprit purifié de la rouille superstitieuse, et déséborgnez mes compagnons. Pour les aveugles, il faut les envoyer aux Quinze-Vingts. Eclairez encore ce qui est éclairable : vous semez dans des terres ingrates ; mais les siècles futurs feront une riche récolte de ces champs. Le philosophe de Sans-Souci salue l’ermite de Ferney. FÉDERIC.

 

 

1 – Ambassadeur de France à Rome. (G.A.)

2 – Le duc d’Aiguillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

430 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 21 Auguste 1771.

 

 

 

          Sire, votre majesté va rire de ma requête : elle dira que je radote. Je lui demande une place de conseiller d’Etat. (Ce n’est pas pour moi, comme vous le croyez bien, et je ne donne point de conseils aux rois, excepté peut-être à l’empereur de la Chine). Je m’imagine d’ailleurs que M. de Lentulus appuiera ma requête. C’est pour un banneret ou banderet de votre principauté de Neuchâtel, nommé Ostervald, qui est persécuté par les prêtres. Il a servi longtemps votre majesté, et je crois qu’il est excommunié.

 

          Voilà deux puissantes raisons, à mon gré, pour le faire conseiller d’Etat. Cet homme est d’un esprit très doux, très conciliant, et très sage, et en même temps d’une philosophie intrépide, capable de rendre service à la raison et à vous, et également attaché à l’un et à l’autre. Il est de votre siècle, et les Neuchâtelois sont encore du treizième ou du quatorzième. Ce n’est pas assez que la prêtraille de ce pays-là ait condamné Petitpierre (1) pour n’avoir pas cru l’enfer éternel, ils ont condamné le banderet Ostervald pour n’avoir point cru d’enfer du tout. Ces marauds-là ne savent pas que c’était l’opinion de Cicéron et de César. Vous qui avez l’éloquence de l’un, et qui vous battez comme l’autre, ne pourriez-vous point mortifier la huaille sacerdotale, en réhabilitant votre banderet par une belle place de conseiller d’Etat dans Neuchâtel ?

 

          Le grand Julien, mon autre héros, lui aurait accordé cette grâce sur ma parole.

 

          Je vous demande pardon de ma témérité ; mais puisque ce banderet Ostervald est menacé par le consistoire d’être damné dans l’autre monde, ne peut-on pas demander pour lui quelque agrément dans celui-ci ? cette idée m’est venue dans la tête, et je la mets à vos pieds. Je pense que ce banderet a très grande raison de dire qu’il n’y a plus d’enfer, puisque Jésus-Christ a racheté tous nos péchés.

 

          On dit que mes chers Russes ont été battus par les Turcs ; j’en suis au désespoir, et je supplie votre majesté de daigner me consoler.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article ENFER. (G.A.)

 

 

 

 

 

431 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 16 Septembre 1771.

 

 

 

          Un homme qui a longtemps instruit l’univers par des ouvrages peut être regardé comme le précepteur du genre humain ; il peut être par conséquent le conseiller de tous les rois de la terre, hors de ceux qui n’ont point de pouvoir. Je me trouve dans le cas de ces derniers à Neuchâtel, où mon autorité est pareille à celle qu’un roi de Suède exerce sur ses diètes, ou bien au pouvoir de Stanislas sur son anarchie sarmate. Faire à Neuchâtel un conseiller d’Etat sans l’approbation du synode, serait se commettre inutilement.

 

          J’ai voulu dans ce pays protéger Jean-Jacques, on l’a chassé ; j’ai demandé qu’on ne persécutât point un certain Petit-pierre, je n’ai pu l’obtenir.

 

          Je suis donc réduit à vous faire l’aveu humiliant de mon impuissance. Je n’ai point eu recours dans ce pays au remède dont se sert la cour de France (1) pour obliger les parlements du royaume à savoir obtempérer à ses volontés. Je respecte des conventions sur lesquelles ce peuple fonde sa liberté et ses immunités, et je me resserre dans les bornes du pouvoir qu’ils ont prescrites eux-mêmes en se donnant à ma maison. Mais ceci me fournit matière à des réflexions plus philosophiques.

 

          Remarquez, s’il vous plaît, combien l’idée attachée au mot de liberté est déterminée en fait de politique, et combien les métaphysiciens l’ont embrouillée. Il y a donc nécessairement une liberté : car comment aurait-on une idée nette d’une chose qui n’existe point ? Or, je comprends par ce mot la puissance de faire ou de ne pas faire telle action, selon ma volonté. Il est donc sûr que la liberté existe ; non pas sans mélange de passions innées, non pas pure, mais agissant cependant en quelques occasions, sans gêne et sans contrainte.

 

          Il y a une différence, sans doute, de pouvoir nommer un conseiller (soi-disant) d’Etat, ou de ne le pouvoir pas : celui qui le peut a la liberté : celui qui ne saurait le breveter ne jouit pas de cette faculté. Cela seul suffit, ce me semble, pour prouver que la liberté existe, et que par conséquent nous ne sommes pas des automates mus par les mains d’une aveugle fatalité (2).

 

          C’est ce système de la fatalité qui met l’empire ottoman à deux doigts de sa perte. Tandis que les Turcs se tiennent comme des quakers, les bras croisés, en attendant le moment de l’impulsion divine, ils sont battus par les Russes. Et ce léger échec que vient de recevoir un détachement du prince Repnin ne doit pas enfler l’espérance de Moustapha jusqu’à lui faire croire qu’une bagatelle de cette nature puisse entrer en comparaison avec cet amas de victoires que les Russes ont entassées les unes sur les autres.

 

          Tandis que ces gens se battent pour des possessions de ce monde-ci, les Suisses font très bien d’ergoter entre eux pour les biens de l’autre monde : cela fournit plus à l’imagination ; et quand on n’a point d’armées pour conquérir la Valachie, la Moldavie, la Tartarie, on se bat avec des paroles pour le paradis et pour l’enfer. Je ne connais point ce pays-là : Deliste (3) n’en a pas encore donné la carte. Le chemin qui doit y mener traverse les espaces imaginaires, et jamais personne n’en est revenu. N’allez jamais dans ces contrées, pires que les hyperboréennes.

 

          Quelqu’un qui vous a vu m’assure que vous jouissez d’une très bonne santé. Ménagez ce trésor le plus longtemps possible : un tiens vaut mieux que dix tu auras. Que Vénus nous conserve le chantre des Grâces ; Minerve, l’émule de Thucydide ; Uranie, l’interprète de Newton ; et Apollon, son fils chéri, qui, surpassant Euripide, égala Virgile : ce sont les vœux que le solitaire de Sans-Souci fait et fera sans fin pour le patriarche de Ferney. FÉDERIC.

 

 

 

1 – L’exil. (G.A.)

2 – Edition de Berlin : « Passez-moi ces petites réflexions, c’est la dernière remarque que cause l’indigestion du Système de la nature. » (G.A.)

3 – Célèbre géographe. (G.A.)

 

 

 

 

 

432 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, le 18 Octobre 1771.

 

 

 

          Sire, vous êtes donc comme l’Océan, dont les flots semblent arrêtés sur le rivage par des grains de sable ; et le vainqueur de Rosbach, de Lissa, etc., etc., ne peut parler en maître à des prêtres suisses. Jugez, après cela, si les pauvres princes catholiques doivent avoir beau jeu contre le pape.

 

          Je ne sais si votre majesté a jamais vu une petite brochure intitulée les Droits des hommes et les usurpations des papes (1) ; ces usurpations sont celles du saint-père : elles sont évidemment constatées. Si vous voulez, j’aurai l’honneur de vous les envoyer par la poste.

 

          J’ai prié la liberté d’adresser à votre majesté les sixième et septième volumes des Questions sur l’Encyclopédie ; mais je crains fort de n’avoir pas la liberté de poursuivre cet ouvrage. C’est bien le cas où l’on peut appeler la liberté puissance. Qui n’a pas le pouvoir de faire, n’a pas sans doute la liberté de faire ; il n’a que la liberté de dire : Je suis esclave de la nature. J’avais fait autrefois tout ce que je pouvais pour croire que nous étions libres ; mais j’ai bien peur d’être détrompé ; vouloir ce qu’on veut, parce qu’on le veut, me paraît une prérogative royale à laquelle les chétifs mortels ne doivent pas prétendre. Soyez libre tant qu’il vous plaira, sire, vous êtes bien le maître ; mais à moi tant d’honneur n’appartient. Tout ce que je sais bien certainement, c’est que je n’ai point la liberté de ne vous pas regarder comme le premier homme du siècle, ainsi que je regarde Catherine II comme la première femme, et Moustapha comme un pauvre homme, du moins jusqu’à présent. Il me semble qu’il n’a su faire ni la guerre ni la paix. Je connais des rois qui ont fait à propos l’une et l’autre : mais je me garderai bien de vous dire qui sont ces rois-là.

 

          L’impératrice de Russie dit que ses affaires vont fort bien par delà le Danube, qu’elle est maîtresse de toute la Valachie, à une ou deux bicoques près, qu’elle est reconnue de toute la Crimée. Il faudra qu’elle fasse jouer incessamment sur le théâtre de Batchi-Saraï Iphigénie en Tauride (2). Puisse-t-elle faire bientôt une paix glorieuse, et puissent ces vilains Turcs ne plus molester les chrétiens grecs et latins !

 

 

1 – Voyez dans les OPUSCULES. (G.A.)

2 – Tragédie de Guimond de Latouche. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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