Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 110

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1771 - Partie 110

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433 – DU ROI

 

 

A Sans-Souci, le 18 Novembre 1771.

 

 

 

          Vous vous moquez de moi, mon bon Voltaire ; je ne suis ni un héros, ni un Océan, mais un homme qui évite toutes les querelles qui peuvent désunir la société. Comparez-moi plutôt à un médecin qui proportionne le remède au tempérament du malade. Il faut des remèdes doux pour les fanatiques : les violents leur donnent des convulsions. Voilà comme je traite les prédicants de Genève, qui ressemblent plus, par leur véhémence, aux réformateurs du quinzième siècle qu’à la génération présente.

 

          Il y a longtemps que j’ai lu la brochure du Droit des hommes et de l’usurpation des papes. Vous croyez donc que les Semnons ne sont pas curieux de vos ouvrages, et qu’on ne les lit pas au bord du Havel (1) avec autant et peut-être plus de plaisir que sur les rives de la Seine ou du Rhône ? Cette brochure parut précisément après que les Français eurent pris possession du comtat ; je crus que c’était leur manifeste, et que par mégarde on l’avait imprimé après coup.

 

          Je vous ai mille obligations des sixième et septième tomes de votre Encyclopédie, que j’ai reçus. Si le style de Voiture était encore à la mode, je vous dirais que le père des muses est l’auteur de cet ouvrage et que l’approbation est signée du dieu du goût. J’ai été fort surpris d’y trouver mon nom, que par charité vous y avez mis (2). J’y ai trouvé quelques paraboles moins obscures que celles de l’Evangile, et je me suis applaudi de les avoir expliquées. Cet ouvrage est admirable, et je vous exhorte à le continuer. Si c’était un discours académique, assujetti à la révision de la Sorbonne, je serais peut-être d’un autre avis.

 

          Travaillez toujours ; envoyez vos ouvrages en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, et en Russie ; je vous réponds qu’on les y dévorera. Quelque précaution qu’on prenne, ils entreront en France ; et vos Welches auront honte de ne pas approuver ce qui est admiré partout ailleurs.

 

          J’avais un très violent accès de goutte quand vos livres sont arrivés, les pieds et les bras garrottés, enchaînés, et perclus : ces livres m’ont été d’une grande ressource. En les lisant, j’ai béni mille fois le ciel de vous avoir mis au monde.

 

          Pour vous rendre compte du reste de mes occupations, vous saurez qu’à peine eus-je recouvré l’articulation de la main droite, que je m’avisai de barbouiller du papier, non pour éclairer, non pour instruire le public et l’Europe qui a les yeux très ouverts, mais pour m’amuser. Ce ne sont pas les victoires de Catherine que j’ai chantées, mais les folies des confédérés (3). Le badinage convient mieux à un convalescent que l’austérité du style majestueux. Vous en verrez un échantillon. Il y a six chants. Tout est fini ; car une maladie de cinq semaines m’a donné le temps de rimer et de corriger tout à mon aise. C’est vous ennuyer assez que deux chants de lecture que je vous prépare.

 

          Ah ! que l’homme est un animal incorrigible ! direz-vous en voyant encore de mes vers. La Valachie, la Moldavie, la Tartarie, subjuguées doivent être chantées sur un autre ton que les sottises d’un Crazinski, d’un Potoski, d’un Oginski (4), et de toute cette multitude imbécile dont les noms se terminent en ki.

 

          Comme je me crois un être qui possède une liberté mitigée, je m’en suis servi dans cette occasion ; et comme je suis un hérétique excommunié une fois pour toutes, j’ai bravé les foudres du Vatican : bravez-les de même, car vous êtes dans le même cas.

 

          Souvenez-vous qu’il ne faut point enfouir son talent : c’est de quoi jusqu’ici personne ne vous accuse ; mais je voudrais que la postérité ne perdît aucune de vos pensées : car combien de siècles s’écouleront avant qu’un génie s’élève, qui joigne à tant de goût tant de connaissances ! Je plaide une belle cause, et je parle à un homme si éloquent que, s’il jette un coup d’œil sur ce sujet, il saisira d’abord tous les arguments que je pourrai lui présenter. Qu’il continue donc encore à étendre sa réputation, à instruire, à éclairer, à consoler (5), à persifler, à pincer (selon que la matière l’exige) le public, les cagots, et les mauvais auteurs ! Qu’il jouisse d’une santé inaltérable, et qu’il n’oublie point le solitaire Semnon (6), habitué à Sans-Souci ! FÉDERIC.

 

 

1 – Edition de Berlin : « Les Senons… aux bords de la Havel. » (G.A.)

2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article GLOIRE. (G.A.)

3 – La Pologniade ou la Guerre des confédérés. (G.A.)

4 – Patriotes polonais. (G.A.)

5 – Edition de Berlin : « A conseiller. » (G.A.)

6 – Edition de Berlin : « Le Senon solitaire. » (G.A.)

 

 

 

 

 

434 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, ce 6 Décembre 1771.

 

 

 

          Sire, je n’ai jamais si bien compris qu’on peut pleurer et rire dans le même jour. J’étais tout plein et tout attendri de l’horrible attentat commis contre le roi de Pologne (1), qui m’honore de quelque bonté. Ces mots qui dureront à jamais, vous êtes pourtant mon roi, mais j’ai fait serment de vous tuer  (2), m’arrachaient des larmes d’horreur, lorsque j’ai reçu votre lettre et votre très philosophique poème, qui dit si plaisamment les choses du monde les plus vraies. Je me suis mis à rire malgré moi, malgré mon effroi et ma consternation. Que vous peignez bien le diable et les prêtres, et surtout cet évêque premier auteur de tout le mal !

 

          Je vois bien que, quand vous fîtes ces deux premiers chants, le crime infâme des confédérés n’avait point encore été commis. Vous serez forcé d’être aussi tragique dans le dernier chant que vous avez été gai dans les autres, que votre majesté a bien voulu m’envoyer. Malheur est bon à quelque chose, puisque la goutte vous a fait composer un ouvrage si agréable : depuis Scarron, on ne faisait point de vers si plaisants au milieu des souffrances. Le roi de la Chine ne sera jamais si drôle que votre majesté, et je défie Moustapha d’en approcher.

 

          N’ayez plus la goutte, mais faites souvent des vers à Sans-Souci dans ce goût-là. Plus vous serez gai, plus longtemps vous vivrez : c’est ce que je souhaite passionnément pour vous, pour mon héroïne, et pour moi chétif.

 

          Je pense que l’assassinat du roi de Pologne lui fera beaucoup de bien. Il est impossible que les confédérés, devenus en horreur au genre humain, persistent dans une faction si criminelle. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que la paix de la Pologne peut naître de cette exécrable aventure.

 

          Je suis fâché de vous dire que voilà cinq têtes couronnées assassinées (3) en peu de temps dans notre siècle philosophique. Heureusement, parmi tous ces assassins, il se trouve des Malagrida, et pas un philosophe. On dit que nous sommes des séditieux ; que sera donc l’évêque de Kiovie ? On dit que les conjurés avaient fait serment sur une image de la sainte Vierge, après avoir communié. J’ose supplier instamment votre majesté, si ingénieuse et si diabolique, de daigner m’envoyer quelques détails bien vrais de cet étrange événement, qui devrait bien ouvrir les yeux à une partie de l’Europe. Je prends la liberté de recommander à vos bontés l’abbaye d’Oliva (4). Je me mets à vos pieds (pourvu qu’ils n’aient plus la goutte) avec le plus profond respect et le plus grand ébahissement de tout ce que je viens de lire.

 

 

1 – Le 3 novembre 1771. (G.A.)

2 – Paroles de Kosinski. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article SUPERSTITION, section III. (G.A.)

3 – Attentats contre Louis XV, Joseph de Portugal, Pierre III de Russie, Yvan de Russie, et Stanislas Poniatowski. (G.A.)

4 – Voltaire prévoit ici le partage prochain. L’abbaye d’Oliva entra, en effet, dans le lot du roi de Prusse. (G.A.)

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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