Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1772 - Partie 111
Photo de PAPAPOUSS
435 – DU ROI
A Berlin, le 12 Janvier 1772.
Je conviens que je me suis imposé l’obligation de vous instruire sur le sujet des confédérés que j’ai chantés, comme vous avez été obligé d’exposer les anecdotes de la Ligue, afin de répandre tous les éclaircissements nécessaires sur la Henriade.
Vous saurez donc que mes confédérés, moins braves que vos ligueurs, mais aussi fanatiques, n’ont pas voulu leur céder en forfaits. L’horrible attentat entrepris et manqué contre le roi de Pologne s’est passé, à la communion près, de la manière qu’il est détaillé dans les gazettes. Il est vrai que le misérable qui a voulu assassiner le roi de Pologne en avait prêté le serment à Pulawski, maréchal de confédération, devant le maître-autel de la Vierge, à Czenstokova. Je vous envoie des papiers publics, qui peut-être ne se répandent pas en Suisse, où vous trouverez cette scène tragique détaillée avec les circonstances exactement conformes à ce que mon ministre à Varsovie en a marqué dans sa relation. Il est vrai que mon poème (si vous voulez l’appeler ainsi) était achevé lorsque cet attentat se commit ; je ne le jugeai pas propre à entrer dans un ouvrage où règne d’un bout à l’autre un ton de plaisanterie et de gaieté. Cependant je n’ai pas voulu non plus passer cette horreur sous silence, et j’en ai dit deux mots en passant, au commencement du cinquième chant ; de sorte que cet ouvrage badin, fait uniquement pour m’amuser, n’a pas été défiguré par un morceau tragique qui aurait juré avec le reste.
J’ai poussé la licence plus loin ; car quoique la guerre dure encore, j’ai fait la paix d’imagination pour finir, n’étant pas assuré de ne pas prendre la goutte lorsque ces troubles s’apaiseront. Vous verrez, par le troisième et le quatrième chant que je vous envoie, qu’il n’était pas possible de mêler des faits graves avec tant de sottises. Le sublime fatigue à la longue, et les polissonneries font rire. Je pense bien comme vous que plus on avance en âge, plus il faut essayer de se dérider. Aucun sujet ne m’aurait fourni une aussi abondante matière que les Polonais ; Montesquieu aurait perdu son temps à trouver chez eux les principes des républiques ou des gouvernements souverains. L’intérêt, l’orgueil, la bassesse, et la pusillanimité, semblent être les fruits du gouvernement anarchique. Au lieu de philosophes, vous y trouvez des esprits abrutis par la plus stupide superstition, et des hommes capables de tous les crimes que des lâches peuvent commettre. Le corps de la confédération n’agit point par système. Ce Pulawski, dont vous aurez vu le nom dans mes rapsodies, est proprement l’auteur de la conspiration tramée contre le roi de Pologne. Les autres confédérés regardent le trône comme vacant, quoiqu’il soit rempli ; les uns y veulent placer le landgrave de Hesse ; d’autres, l’électeur de Saxe ; d’autres encore, le prince de Teschen. Tous ces partis différents ont autant de haine l’un pour l’autre que les jansénistes, les molinistes et les calvinistes entre eux. C’est pour cela que je les compare aux maçons de la tour de Babel. Le crime qu’ils viennent de tenter ne les a pas décrédités chez leurs protecteurs, parce qu’en effet plusieurs de ces confédérés l’ont ignoré ; mais qu’ils aient des protecteurs ou non, ils n’en sont pas plus redoutables ; et par les mesures que votre souveraine vient de prendre, dans peu leur mauvaise volonté sera confondue.
Il semble que pour détourner mes yeux des sottises polonaises et de la scène atroce de Varsovie, ma sœur, la reine de Suède, ait pris ce temps pour venir revoir ses parents (1), après une absence de vingt-huit années. Son arrivée a ranimé toute la famille ; je m’en suis cru de dix ans plus jeune. Je fis mes efforts pour dissiper les regrets qu’elle donne à la perte d’un époux tendrement aimé, en lui procurant toutes les sortes d’amusements dans lesquels les arts et les sciences peuvent avoir la plus grande part. Nous avons beaucoup parlé de vous. Ma sœur trouvait que vous manquiez à Berlin ; je lui ai répondu qu’il y avait treize ans que je m’en apercevais (2). Cela n’a pas empêché que nous n’ayons fait des vœux pour votre conservation ; et nous avons conclu, quoique nous ne vous possédions pas, que vous n’en étiez pas moins nécessaire à l’Europe.
Laissez donc à la Fortune, à l’Amour, à Plutus, leur bandeau : ce serait une contradiction que celui qui éclaira si longtemps l’Europe fût aveugle lui-même. Voilà peut-être un mauvais jeu de mots ; j’en fais amende honorable au dieu du goût qui siège à Ferney : je le prie de m’inspirer, et d’être assuré qu’en fait de belles-lettres je crois ses décisions plus infaillibles que celles de Ganganelli pour les articles de foi. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Elle venait bel et bien voir son frère pour le coup d’Etat projeté en Suède. (G.A.)
2 – C’est-à-dire depuis la mort de sa sœur la margrave de Bareith. (G.A.)
436 – DE VOLTAIRE
A Ferney, le 1er Février 1772.
Sire, mon cœur, quoique bien vieux, est tout aussi sensible à vos bontés que s’il était jeune. Vos troisième et quatrième chants m’ont presque guéri d’une maladie assez sérieuse ; vos vers ne le sont pas. Je m’étonne toujours que vous ayez pu faire quelque chose d’aussi gai sur un sujet si triste. Ce que votre majesté dit des confédérés, dans sa lettre, inspire l’indignation contre eux autant que vos vers inspirent de gaieté. Je me flatte que tout ceci finira heureusement pour le roi de Pologne et pour votre majesté. Quand vous n’auriez que six villes pour vos six chants, vous n’auriez pas perdu votre papier et votre encre.
La reine de Suède ne gagnera rien aux dissensions polonaises mais elle augmentera le bonheur de son frère et le sien. Permettez que je la remercie des bontés dont vous m’apprenez qu’elle daigne m’honorer, et que je mette mes respects pour elle dans votre paquet.
La veuve du pauvre cher Isaac (1) m’a fait part des bontés dont vous la comblez, et du petit monument qu’elle érige à son mari, le panégyriste de l’empereur Julien, de très respectable mémoire. C’est une virtuose (2) que cette madame Isaac ; elle sait du grec et du latin, et écrit dans sa langue d’une manière qui n’est pas ordinaire.
Votre majesté finit sa dernière lettre par de belles maximes de morale ; mais vous conseillez à un impotent de ne pas marcher trop vite. Il y a deux ans que je ne sors presque point de mon lit. Je serais tenté de vous dire comme Le Nôtre au pape Alexandre VII : « Saint-père, donnez-moi des tentations au lieu de bénédictions. » La santé, la santé, voilà le premier des biens dans quelque condition qu’on soit, et à quelque âge qu’on soit parvenu.
Je supplie votre majesté de n’avoir plus la goutte, à moins que cela ne produise quelque nouveau poème en six chants.
Agréez, sire le profond respect et l’inviolable attachement d’un pauvre vieillard qui a pris que la goutte.
1 – Le marquis d’Argens. (K.)
2 – Cela ne veut pas dire ici « artiste musicienne », mais « femme lettrée. » On disait par exemple que mademoiselle de Lespinasse, madame du Deffand etc., étaient des virtuoses. (G.A.)
437 – DU ROI
A Potsdam, le 1er Mars 1772.
Je suis, en vérité, tout honteux des sottises que je vous envoie ; mais puisque vous êtes en train d’en lire, vous en recevrez de diverses espèces : le cinquième chant de la Confédération, un discours académique sur une matière assez usée (1), pour amener l’éloge de l’illustre auditoire qui se trouvait à la séance de l’Académie, et une épître à ma sœur de Suède, au sujet des désagréments qu’elle a essuyés dans ce pays-là. Elle a reçu la lettre que vous lui avez adressée (2) : elle n’a pas voulu me confier la réponse, qui sans cela se serait trouvée incluse dans ma lettre.
Ce n’est pas seulement en Suède que l’on essuie des contre-temps ; la pauvre Babet (3), veuve du défunt Isaac, en a bien éprouvé en Provence. Les dévots de ce pays doivent être de terribles gens ; ils ont donné l’extrême-onction par force à ce bon panégyriste de l’empereur Julien ; on a fait des difficultés de l’enterrer, et d’autres encore pour un monument qu’on voulait lui ériger. La pauvre Babet a vu emporter par une inondation la moitié de la maison que feu son mari lui a bâtie ; elle a perdu ses meubles, perte considérable relativement à sa fortune, qui est mince ; elle a acquis quantité de connaissances pour complaire à son mari ; elle ne peint pas mal, et elle est respectable pour avoir contribué, autant qu’il était en elle, aux goûts de son mari, et lui avoir rendu la vie agréable. Un soir, en revenant de chez moi, le marquis rentre chez sa femme, et lui demande : Eh bien ! as-tu fait cet enfant ? Quelques amis, qui se trouvèrent présents, se prirent à rire de cette étrange question ; mais la marquise les mit à leur aise en leur montrant le portrait d’un petit morveux que son mari l’avait chargé de faire.
Je viens encore d’essuyer un violent accès de goutte, mais il ne m’a pas valu de poème, faute de matière. Pour vous, ne vous étonnez point que je vous croie jeune : vos ouvrages ne se ressentent point de la caducité de leur auteur ; et je crois qu’il ne dépendrait que de vous de composer encore une Henriade. Si les insectes de la littérature vous donnaient de l’opium, ils n’auraient pas tort car, mettant Voltaire de côté ils en paraîtraient moins médiocres et que de beaux lieux communs on pourrait répéter, en faisant la liste de tous les grands hommes qui ont survécu à eux-mêmes ! On dirait que l’épée a usé le fourreau, que le feu ardent de ce grand génie l’a consumé avant le temps, qu’il faut bien se garder d’avoir trop d’esprit, parce qu’il s’use trop vite Que de sots s’applaudiraient de ne pas se trouver dans ce cas ! et qu’une multitude d’animaux à deux pieds, sans plumes, diraient : Nous sommes bien heureux de n’être point des Voltaires ! Mais heureusement vous n’avez point de médecin premier ministre, qui vous donne des drogues pour régner en votre place ; je crois même que la trempe de votre esprit résisterait aux poisons de l’âme.
Je fais des vœux pour votre conservation ; s’ils sont intéressés, vous devez me le pardonner en faveur du plaisir que vos ouvrages me font. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Sur l’utilité des sciences et des arts dans un Etat. Il avait été lu en séance le 27 janvier 1772. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
3 – Toujours la marquise d’Argens. On va voir que Frédéric rend aussi hommage aux mérites de l’ancienne comédienne, quoiqu’il lui donne le surnom de Babet. (G.A.)
438 – DE VOLTAIRE
A Ferney, ce 24 Mars 1772.
Sire, quand même MM. Formey, Prémonval, Toussaint, Mérian (1), me diraient : C’est nous qui avons composé le Discours sur l’utilité des sciences et des arts dans un Etat, je leur répondrais : Messieurs, je n’en crois rien ; je trouve à chaque page la main d’un plus grand maître que vous : voilà comme Trajan aurait écrit.
Je ne sais pas si l’empereur de la Chine fait réciter quelques-uns de ses discours dans son Académie ; mais je le défie de faire de meilleure prose : et, à l’égard de ses vers, je connais un roi du Nord qui en fait de meilleurs que lui sans se donner beaucoup de peine. Je défie sa majesté Kien-long, assistée de tous ses mandarins, d’être aussi gaie, aussi facile, aussi agréable que l’est le roi du Nord dont je vous parle. Sachez que son poème sur les confédérés est infiniment supérieur au poème de Moukden.
Vous avez peut-être ouï dire, messieurs, que l’abbé de Chaulieu faisait de très jolis vers après ses accès de goutte ; et moi je vous apprends que ce roi en fait dans le temps même que la goutte le tourmente.
Si vous me demandez quel est ce prince si extraordinaire, je vous dirai, messieurs, c’est un homme qui donne des batailles tout aussi aisément qu’un opéra : il met à profit toutes les heures que tant d’autres rois perdent à suivre un chien qui court après un cerf ; il a fait plus de livres qu’aucun des princes contemporains n’a fait de bâtards, et il a remporté plus de victoires qu’il n’a fait de livres. Devinez maintenant, si vous pouvez.
J’ajouterai que j’ai vu ce phénomène il y a une vingtaine d’années, et que si je n’avais pas été un tant soit peu étourdi, je le verrais encore, et je figurerais dans votre Académie tout comme un autre. Mon cher Isaac a fort mal fait de vous quitter, messieurs ; il a été sur le point de n’être pas enterré en terre sainte, ce qui est pour un mort la chose du monde la plus funeste, et ce qui m’arrivera incessamment ; au lieu que si j’étais resté parmi vous, je mourrais bien plus à mon aise, et beaucoup plus gaiement.
Quand vous aurez deviné quel est le héros dont je vous entretiens, ayez la bonté de lui présenter mes très humbles respects, et l’admiration qu’il m’a inspirée depuis l’an 1736, c’est-à-dire depuis trente-six ans tout juste : or, un attachement de trente-six ans n’est pas une bagatelle. Dieu m’a réservé pour être le seul qui reste de tous ceux qui avaient quitté leur patrie uniquement pour lui. Vous êtes bien heureux qu’il assiste à vos séances ; mais il y avait autrefois un autre bonheur, celui d’assister à ses soupers. Je lui souhaiterais une vie aussi longue que sa gloire, si un pareil vœu pouvait être exaucé.
1 – Membres de l’Académie des sciences de Berlin. (G.A.)
439 – DU ROI
A Sans-Souci, le 18 Avril 1772.
Il ne s’est point rencontré de poète assez fou pour envoyer de mauvais vers à Boileau, crainte d’être remboursé par quelque épigramme. Personne ne s’est avisé d’importuner de ses balivernes Fontenelle, ou Bossuet, ou Gassendi ; mais vous qui valez ces gens tous ensemble, vous ajoutez l’indulgence aux talents que ces grands hommes possédaient ; elle rend vos vertus plus aimables aussi vous attire-t-elle la correspondance de tous les éphémères du sacré vallon, parmi lesquels j’ai l’honneur de me compter. Vous donnez l’exemple de la tolérance au Parnasse, en protégeant le poème de Moukden et celui des confédérés ; et, ce qui vaut encore mieux, vous m’envoyez le neuvième tome des Questions encyclopédiques. Je vous en fais mes remerciements. J’ai lu cet ouvrage avec la plus grande satisfaction : il est fait pour répandre des connaissances parmi les aimables ignorants, et leur donner du goût pour s’instruire.
J’ai été agréablement surpris par l’article des BEAUX-ARTS que vous m’adressez (1). Je ne mérite cette distinction que par l’attachement que j’ai pour eux, ainsi que pour tout ce qui caractérise le génie, seule source de vraie gloire pour l’esprit humain.
Les Lettres de Memmius à Cicéron (2) sont des chefs-d’œuvre où les questions les plus difficiles sont mises à la portée des gens du monde. C’est l’extrait de tout ce que les anciens et les modernes ont pensé de mieux sur ce sujet. Je suis prêt à signer ce symbole de foi philosophique. Tout homme sans prévention, et qui a bien examiné cette matière, ne saurait penser autrement. Vous avez eu surtout l’art d’avancer des vérités hardies sans vous commettre avec les dévots. L’article VÉRITÉ (3) est encore admirable. Je m’attendais à voir un dialogue entre Jésus et Pilate. Il est ébauché : cela est très plaisant. Je ne finirais point si je voulais entrer dans le détail de tout ce que contient ce volume précieux. C’aurait été bien dommage s’il n’avait pas paru, et si la postérité en avait été frustrée.
On m’a envoyé de Paris la tragédie des Pélopides (4) qui doit être rangée parmi vos chefs-d’œuvre dramatiques. L’intérêt toujours renaissant de la pièce, et l’élégance continue de la versification, l’élèvent à cent piques au-dessus de celle de Crébillon. Je m’étonne qu’on ne la joue pas à Paris. Vos compatriotes, ou plutôt les Welches modernes, ont perdu le goût des bonnes choses. Ils sont rassasiés des chefs d’œuvre de l’art, et la frivolité les porte à présent à protéger l’opéra-comique, fax-hall et les marionnettes. Ils ne méritaient pas que vous fussiez né dans leur patrie : ce ne sera que la postérité qui connaîtra tout votre mérite.
Pour moi, il y a trente-six ans que je vous ai rendu justice. Je ne varie point dans mes sentiments : je pense à soixante ans de même qu’à vingt-quatre sur votre sujet ; et je fais des vœux à cet Etre qui anime tout, qu’il daigne conserver aussi longtemps que possible le vieil étui de votre belle âme. Ce ne sont pas des compliments, mais des sentiments très vrais, que vos ouvrages gravent sans cesse plus profondément dans mon esprit. FÉDÉRIC.
1 – Voyez cet article dans le Dictionnaire philosophique. Dans les Questions, il était dédié au roi de Prusse. (G.A.)
2 – Voyez section PHILOSOPHIE. (G.A.)
3 – Voyez cet article dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
4 – Edition de Berlin : « Vauxhall. » (G.A.)