Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1772 - Partie 112
Photo de PAPAPOUSS
440 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 31 Juillet 1772.
Sire, permettez-moi de dire à votre majesté que vous êtes comme un certain personnage de La Fontaine :
Droit au solide allait Bartholomée.
Ce solide accompagne merveilleusement la véritable gloire. Vous faites un royaume florissant et puissant de ce qui n’était, sous le roi votre grand-père, qu’un royaume de vanité : vous avez connu et saisi le vrai en tout ; aussi êtes-vous unique en tout genre. Ce que vous faites actuellement (1) vaut bien votre poème sur les confédérés. Il est plaisant de détruire les gens et de les chanter.
Je dois dire à votre majesté qu’un jeune homme de vingt-cinq ans, très bon officier, très instruit, ayant servi dès l’âge de douze ans, et ne voulant plus servir que vous, est parti de Paris sans en rien dire à personne, et vient vous demander la permission de se faire casser la tête sous vos ordres. Il est d’une très ancienne noblesse, véritable marquis, et non pas de ces marquis de robe, ou marquis de hasard, qui prennent leurs titres dans une auberge, et se font appeler monseigneur par les postillons qu’ils ne paient point. Il s’appelle le marquis de Saint-Aulaire, neveu d’un lieutenant-général, l’un de nos plus aimables académiciens, lequel faisait de très jolis vers à près de cent ans, comme vous en ferez, à ce que je crois, et à ce que j’espère. Je pense que mon jeune marquis est actuellement à Berlin, cherchant peut-être inutilement à se présenter à votre majesté ; mais on dit qu’il en est digne, et que c’est un fort bon sujet.
Le vieux malade se met à vos pieds avec attachement, admiration, respect et syndérèse.
1 – Le partage de la Pologne. (G.A.)
441 – DU ROI
A Sans-Souci, le 14 Auguste 1772.
Je vous remercie des félicitations que vous me faites sur des bruits qui se sont répandus dans le public. Il faudra voir si les événements les confirment, et quel destin auront les affaires de la Pologne.
J’ai vu des vers bien supérieurs à ceux qui m’ont amusé lorsque j’avais la goutte : ce sont les Systèmes et les Cabales. Ces morceaux sont aussi frais, et d’un coloris aussi chaud que si vous les aviez faits à vingt ans. On les a imprimés à Berlin, et ils vont se répandre dans tout le Nord.
Nous avons eu cette année beaucoup d’étrangers, tant Anglais que Hollandais, Espagnols et Italiens ; mais aucun Français n’a mis le pied chez nous : et je sais positivement que le marquis de Saint-Aulaire n’est point ici. S’il vient, il sera bien reçu, surtout s’il n’’est point expatrié pour quelque mauvaise affaire, ce qui arrive quelquefois aux jeunes gens de sa nation.
Je pars cette nuit pour la Silésie : à mon retour vous aurez une lettre plus étendue, accompagnée de quelques échantillons de porcelaine que les connaisseurs approuvent, et qui se fait à Berlin.
Je souhaite que votre gaieté et votre bonne humeur vous conservent encore longtemps pour l’honneur du Parnasse et pour la satisfaction de tous ceux qui vous lisent. Vale. FÉDÉRIC.
442 – DU ROI
A Potsdam, le 16 Septembre 1772.
J’ai reçu du patriarche de Ferney des vers charmants (1), à la suite d’un petit ouvrage polémique qui défend les droits de l’humanité contre la tyrannie des bourreaux de conscience. Je m’étonne de retrouver toute la fraîcheur et le coloris de la jeunesse dans les vers que j’ai reçus : oui, je crois que son âme est immortelle, qu’elle pense sans le secours de son corps, et qu’elle nous éclairera encore après avoir quitté sa dépouille mortelle. C’est un beau privilège que celui de l’immortalité : bien peu d’êtres dans cet univers en ont joui. Je vous applaudis et vous admire.
Pour ne pas rester tout à fait en arrière, je vous envoie le sixième chant des Confédérés, avec une médaille qu’on a frappée à ce sujet. Tout cela ne vaut pas une des strophes que vous m’avez envoyées ; mais chaque champ ne produit pas des roses ; on ne peut donner que ce qu’on a. Vous voyez que ce sixième chant m’a occupé plus que les affaires, et qu’on me fait trop d’honneur, en Suisse, de me croire plus absorbé dans la politique que je ne le suis.
J’aurais voulu joindre quelques échantillons de porcelaine à cette lettre : les ouvriers n’ont pas encore pu les fournir ; mais ils suivront dans peu, au risque des aventures qui les attendent en voyage.
Personne du nom de Saint-Aulaire n’est arrivé jusqu’ici. Peut-être que celui qui vous a écrit a changé de sentiment.
Voilà enfin la paix prête à se conclure en Orient, et la pacification de la Pologne qui s’apprête. Ce beau dénouement est dû uniquement à la modération de l’impératrice de Russie, qui a su mettre elle-même des bornes à ses conquêtes, en imposer à ses ennemis secrets, et rétablir l’ordre et la tranquillité où jusqu’à présent ne régnait que trouble et confusion. C’est à votre muse à la célébrer dignement ; je n’ai fait que balbutier en ébauchant son éloge, et ce que j’en ai dit n’acquiert de prix que pour avoir été dicté par le sentiment.
Vivez encore, vivez longtemps ; quand on est sûr de l’immortalité dans ce monde-ci, il ne faut pas se hâter d’en jouir dans l’autre. Du moins ayez la complaisance pour moi, pauvre mortel qui n’ai rien d’immortel, de prolonger votre séjour sur ce globe, pour que j’en jouisse, car je crains fort de ne vous pas trouver dans cet autre monde. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Les Stances sur la Saint-Barthélemy, imprimées à la suite des Réflexions sur le procès Camp. (G.A.)
443 – DE VOLTAIRE
16 Octobre 1772.
Sire, la médaille est belle, bien frappée, la légende noble et simple ; mais surtout la carte que la Prusse jadis polonaise présente à son maître, fait un très bel effet. Je remercie bien fort votre majesté de ce bijou du Nord ; il n’y en a pas à présent de pareils dans le Midi.
La Paix a bien raison de dire aux palatins :
Ouvrez les yeux, le diable vous attrape ;
Car vous avez à vos puissants voisins,
Sans y penser, longtemps servi la nappe.
Vous voudrez donc bien trouver bel et beau
Que ces voisins partagent le gâteau.
C’est assurément le vrai gâteau des rois, et la fève a été coupée en trois parts. Mais la Paix ne s’est-elle pas un peu trompée ? J’entends dire de tous côtés que cette Paix n’a pu venir à bout de réconcilier Catherine II et Moustapha, et que les hostilités ont recommencé depuis deux mois. On prétend que, parmi ces Français si babillards (1), il s’en trouve qui ne disent mot, et qui n’en agissent pas moins sous terre.
On dit que les mêmes gens (2) qui gardent Avignon au saint-père, ont un grand crédit dans le sérail de Constantinople. Si la chose est vraie, c’est une scène nouvelle qui va s’ouvrir. Mais il n’y en a point de plus belle que les pièces qu’on joue en Prusse et en Suède (3) : le roi votre neveu paraît digne de son oncle.
Je remercie votre majesté de remettre dans la règle le célèbre couvent d’Oliva : car le bruit court que vous êtes prieur de cette bonne abbaye, et que dans peu tous les novices de ce couvent feront l’exercice à la prussienne. Je ne m’attendais, il y a deux ans, à rien de tout ce que je vois. C’est assurément une chose unique, que le même homme se soit moqué si légèrement des palatins pendant six chants entiers, et en ait eu un nouveau royaume pour sa peine. Le roi David faisait des vers contre ses ennemis, mais ses vers n’étaient pas si plaisants que les vôtres : jamais on n’a fait un poème ni pris un royaume avec tant de facilité. Vous voilà, sire, le fondateur d’une très grande puissance ; vous tenez un des bras de la balance de l’Europe, et la Russie devient un nouveau monde. Comme tout est changé : et que je me sais bon gré d’avoir vécu pour voir tous ces grands événements !
Dieu merci, je prédis et je dis, il y a plus de trente ans, que vous feriez de très grandes choses ; mais je n’avais pas poussé mes prédictions aussi loin que vous avez porté votre très solide gloire : votre destin a toujours été d’étonner la terre. Je ne sais pas quand vous vous arrêterez ; mais je sais que l’aigle de Prusse va bien loin.
Je supplie cet aigle de daigner jeter sur moi chétif, du haut des airs où il plane, un de ces coups d’œil qui raniment le génie éteint. Je trouve, si votre médaille est ressemblante, que la vie est dans vos yeux et sur votre visage, et que vous avez, comme de raison, la santé d’un héros.
Je suis à vos pieds comme il y a trente ans, mais bien affaibli. Je regarderai le Regno redintegrato, quand je voudrai reprendre des forces. Votre vieux idolâtre.
1 – Le roi de Prusse les qualifiait ainsi dans son poème sur les confédérés. (G.A.)
2 – Le ministère français. (G.A.)
3 – Le partage de la Pologne d’une part, et, de l’autre, le coup d’Etat de Gustave III. (G.A.)
444 – DU ROI
A Potsdam ? le 1er Novembre 1772.
Vous saurez que, ne me faisant jamais peindre, ni mes portraits ni mes médailles ne me ressemblent. Je suis vieux, cassé, goutteux, suranné mais toujours gai et de bonne humeur. D’ailleurs, les médailles attestent plutôt les époques, qu’elles ne sont fidèles aux ressemblances.
Je n’ai pas seulement acquis un abbé, mais bien deux évêques (1), et une armée de capucins, dont je fais un cas infini depuis que vous êtes leur protecteur.
Je trouve, il est vrai, le poète de la confédération impertinent d’avoir osé se jouer de quelques Français passés en Pologne. Il dit pour son excuse qu’il sait respecter ce qui est respectable, mais qu’il croit qu’il lui est permis de badiner de ces excréments des nations, des Français réformés par la paix, et qui, faute de mieux, allaient faire le métier de brigands en Pologne dans l’association confédérale (2).
Je crois qu’il y a des Français qui gardent le silence, et qui ont un grand crédit au sérail ; mais mes nouvelles de Constantinople m’apprennent que le congrès de paix se renoue et reprend avec plus de vivacité que le précédent ; ce qui me fait craindre que mon coquin de poète, qui fait le voyant, n’ait raison.
J’ai lu les beaux vers que vous avez faits pour le roi de Suède (3). Ils ont toute la fraicheur de vos ouvrages qui parurent au commencement de ce siècle. Semper idem : c’est votre devise. Il n’est pas donné à tout le monde de l’arborer.
Comment pourrais-je vous rajeunir, vous qui êtes immortel ! Apollon vous a cédé le sceptre du Parnasse, il a abdiqué en votre faveur. Vos vers se ressentent de votre printemps, et votre raison de votre automne. Heureux qui peut ainsi réunir l’imagination et la raison ! Cela est bien supérieur à l’acquisition de quelques provinces dont on n’aperçoit pas l’existence sur le globe général, et qui, des sphères célestes, paraîtraient à peine comparables à un grain de sable.
Voilà les misères dont nous autres politiques nous nous occupons si fort. J’en ai honte. Ce qui doit m’excuser, c’est que, lorsqu’on entre dans un corps, il faut en prendre l’esprit. J’ai connu un jésuite qui m’assurait gravement qu’il s’exposerait au plus cruel martyre ne pût-il convertir qu’un signe. Je n’en ferais pas autant ; mais quand on peut réunir et joindre des domaines entrecoupés, pour faire un tout de ses possessions, je ne connais guère de mortels qui n’y travaillassent avec plaisir. Notez toutefois que cette affaire-ci (4) s’est passée sans effusion de sang, et que les encyclopédistes ne pourront déclamer contre les brigands mercenaires, et employer tant d’autres belles phrases dont l’éloquence ne m’a jamais touché. Un peu d’encre, à l’aide d’une plume, a tout fait ; et l’Europe sera pacifiée, au moins des derniers troubles. Quant à l’avenir, je ne réponds de rien. En parcourant l’histoire, je vois qu’il ne s’écoule guère dix ans sans qu’il y ait quelques guerres. Cette fièvre intermittente peut être suspendue, mais jamais guérie. Il faut en chercher la raison dans l’inquiétude naturelle à l’homme. Si l’un n’excite des troubles, c’est l’autre ; et une étincelle cause souvent un embrasement général.
Voilà bien du raisonnement ; je vous donne de la marchandise de mon pays. Vous autres Français, vous possédez l’imagination ; les Anglais, à ce que l’on dit, la profondeur ; et nous autres, la lenteur, avec ce gros bon sens qui court les rues. Que votre imagination reçoive ce bavardage avec indulgence, et qu’elle permette à ma pesante raison d’admirer le phénix de la France, le seigneur de Ferney, et de faire des vœux pour ce même Voltaire que j’ai possédé autrefois, et que je regrette tous les jours, parce que sa perte est irréparable. FÉDÉRIC.
1 – Deux évêchés faisaient partie du lot de Frédéric dans le partage. (G.A.)
2 – Le voleur de provinces insulte ici Choisy, Dumouriez et autres qui étaient allés soutenir les patriotes polonais. (G.A.)
3 – Voyez aux ÉPÎTRES. (G.A.)
4 – Le partage de la Pologne. (K.)