Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1772 - Partie 113

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1772 - Partie 113

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445 – DE VOLTAIRE

 

 

13 Novembre 1772.

 

 

 

          Sire, hier il arriva dans mon ermitage une caisse royale (1), et ce matin j’ai pris mon café à la crème dans une tasse telle qu’on n’en fait point chez votre confrère Kien-long, l’empereur de la Chine ; le plateau est de la plus grande beauté. Je savais bien que Frédéric-le-Grand était meilleur poète que le bon Kien-long ; mais j’ignorais qu’il s’amusât à faire fabriquer dans Berlin de la porcelaine très supérieure à celle de Kiengtsin, de Dresde, et de Sèvres ; il faut donc que cet homme étonnant éclipse tous ses rivaux dans tout ce qu’il entreprend. Cependant je lui avouerai que parmi ceux qui étaient chez moi à l’ouverture de la caisse, il se trouva des critiques qui n’approuvèrent pas la couronne de laurier qui entoure la lyre d’Apollon, sur le couvercle admirable de la plus jolie écuelle du monde, ils disaient : Comment se peut-il faire qu’un grand homme, qui est si connu pour mépriser le faste et la fausse gloire, s’avise de faire mettre ses armes sur le couvercle d’une écuelle ? Je leur dis : Il faut que ce soit une fantaisie de l’ouvrier ; les rois laissent tout faire au caprice des artistes. Louis XIV n’ordonna point qu’on mît des esclaves aux pieds de sa statue ; il n’exigea point que le maréchal de La Feuillade fît graver la fameuse inscription, A l’homme immortel ; et lorsqu’à plus juste titre on verra en cent endroits, Fréderico immortali, on saura bien que ce n’est pas Frédéric-le-Grand qui a imaginé cette devise, et qu’il a laissé dire le monde.

 

          Il y a aussi un Amphion porté par un dauphin. Je sais bien qu’autrefois un dauphin (2), qui sans doute aimait la poésie, sauva Amphion (3) de la mer, où ses envieux voulaient le noyer.

 

          Enfin c’est donc dans le Nord que tous les arts fleurissent aujourd’hui ! c’est là qu’on fait les plus belles écuelles de porcelaine, qu’on partage des provinces d’un trait de plume, qu’on dissipe des confédérations et des sénats en deux jours (4), et qu’on se moque surtout très plaisamment des confédérés et de leur Notre-Dame.

 

          Sire, nous autres Welches nous avons aussi notre mérite ; des opéras-comiques qui font oublier Molière, des marionnettes qui font tomber Racine, ainsi que des financiers plus sages que Colbert, et des généraux dont les Turenne n’approchent pas.

 

          Tout ce qui me fâche, c’est qu’on dit que vous avez fait renouer les conférences entre Moustapha et mon impératrice ; j’aimerais mieux que vous l’aidassiez à chasser du Bosphore ces vilains Turcs, ces ennemis des beaux-arts, ces éteignoirs de la belle Grèce. Vous pourriez encore vous accommoder, chemin faisant de quelque province pour vous arrondir. Car enfin il faut bien s’amuser ; on ne peut pas toujours lire, philosopher, faire des vers et de la musique.

 

          Je me mets aux pieds de votre majesté avec tout le respect et l’admiration qu’elle inspire. Le vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Caisse de porcelaines. (G.A.)

2 – Frédéric étant prince royal de Prusse. (G.A.)

3 – Voltaire lui-même. (G.A.)

4 – Confédération polonaise et sénat suédois. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

446 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, 18 Novembre 1772.

 

 

 

Sire, vous convenez que la belle Italie

Dans l’Europe autrefois rappela le génie ;

Le Français eut un temps de gloire et de splendeur ;

Et l’Anglais, profond raisonneur,

A creusé la philosophie.

Vous accordez à votre Germanie,

Dans une sombre étude, une heureuse lenteur ;

Mais à son esprit inventeur

Vous devez deux présents qui vous ont fait honneur,

Les canons et l’imprimerie.

Avouez que par ces deux arts,

Sur les bords du Permesse et dans les champs de Mars,

Votre gloire fut bien servie.

 

          J’ajouterai que c’est à Thorn que Copernic trouva le vrai système du monde, que l’astronome Hévélius était de Dantzick, et que par conséquent Thorn et Dantzick doivent vous appartenir (1). Votre majesté aura la générosité de nous envoyer du blé par la Vistule, quand, à force d’écrire sur l’économie, nous n’aurons, au lieu de pain, que des opéras-comiques, ce qui nous est arrivé ces dernières années.

 

          C’est parce que les Turcs ont de très bons blés et point de beaux-arts, que je voulais vous voir partager la Turquie avec vos deux associés. Cela ne serait peut-être pas si difficile, et il serait assez beau de terminer là votre brillante carrière ; car, tout Suisse que je suis, je ne désire pas que vous preniez la France.

 

          On prétend que c’est vous, sire, qui avez imaginé le partage de la Pologne, et je le crois, parce qu’il y a là du génie, et que le trait s’est fait à Potsdam.

 

          Toute l’Europe prétend que le grand Grégoire (2) est mal avec mon impératrice. Je souhaite que ce ne soit qu’un jeu. Je n’aime point les ruptures ; mais enfin, puisque je finis mes jours loin de Berlin, où je voulais mourir, je crois qu’on peut se séparer de l’objet d’une grande passion.

 

          Ce que votre majesté daigne me dire à la fin de sa lettre m’a fait presque verser des larmes. Je suis tel que j’étais, quand vous permettiez que je passasse, à souper, des heures délicieuses à écouter le modèle des héros et de la bonne compagnie. Je meurs dans les regrets ; consolez par vos bontés un cœur qui vous entend de loin et qui assurément vous est fidèle. Le vieux malade.

 

 

1 – Ce fut l’objet du second partage. (G.A.)

2 – Grégoire Orloff. (G.A.)

 

 

 

 

 

447 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 4 Décembre 1772.

 

 

 

          Ayant reçu votre lettre, j’ai fait venir incessamment le directeur de la fabrique de porcelaine, et lui ai demandé ce que signifiaient cet Amphion, cette lyre, et ce laurier dont il avait orné une certaine jatte envoyée à Ferney. Il m’a répondu que ses artistes n’en avaient pu faire moins pour rendre cette jatte digne de celui pour lequel elle était destinée ; qu’il n’était pas assez ignorant pour ne pas être instruit de la couronne de laurier destinée au Tasse, pour le couronner au Capitole ; que la lyre était faite à l’imitation de celle sur laquelle la Henriade avait été chantée ; que si Amphion avait par ses sons harmonieux élevé les murs de Thèbes, il connaissait quelqu’un vivant qui en avait fait davantage, en opérant en Europe une révolution subite dans la façon de penser ; que la mer sur laquelle nageait Amphion était allégorique, et signifiait le temps, duquel Amphion triomphe ; que le dauphin était l’emblème des amateurs des lettres, qui soutiennent les grands hommes durant la tempête.

 

          Je vous rends compte de ce procès-verbal tel qu’il a été dressé en présence de deux témoins, gens graves, et qui l’attesteront par serment, si cela est nécessaire. Ces gens ont travaillé au grand dessert avec figures, que j’ai envoyé à l’impératrice de Russie : ce qui les a mis dans le goût des allégories. Ils avouent que la porcelaine est trop fragile, et qu’il faudrait employer le marbre et le bronze pour transmettre aux âges futurs l’estime de notre siècle pour ceux qui en sont l’honneur.

 

          Nous attendons dans peu la conclusion de la paix avec les Turcs. S’ils n’ont pas, cette fois, été expulsés de l’Europe, il faut l’attribuer aux conjonctures. Cependant ils ne tiennent plus qu’à un filet ; et la première guerre qu’ils entreprendront achèvera probablement leur ruine entière.

 

          Cependant ils n’ont point de philosophes (car vous vous souviendrez des propos que l’on tint à Versailles, en apprenant que la bataille de Minden était perdue) (1) ; je n’en dis pas davantage.

 

          J’ai lu le poème d’Helvétius sur le Bonheur ; je crois qu’il l’aurait retouché avant de le donner au public. Il y a des liaisons qui manquent, et quelques vers qui m’ont semblé trop approcher de la prose. Je ne suis pas juge compétent ; je ne fais que hasarder mon sentiment, en comparant ce que je lis de nouveau avec les ouvrages de Racine, et ceux d’un certain grand homme qui illustre la Suisse par sa présence. Mais on peut être grand géomètre, grand métaphysicien, et grand politique comme l’était le cardinal de Richelieu, sans être grand poète. La nature a distribué différemment ses dons ; et il n’y a qu’à Ferney où l’on voit l’exemple de la réunion de tous les talents en la même personne.

 

          Jouissez longtemps des biens que la nature, prodigue envers vous seul, a daigné vous donner, et continuez d’occuper ce trône du Parnasse qui sans vous demeurerait peut-être éternellement vacant. Ce sont les vœux que fait, pour le patriarche de Ferney, le philosophe de Sans-Souci. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Perdue par les Hanovriens alliés du philosophe Frédéric. (G.A.)

 

 

 

 

 

448 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 6 Décembre 1772.

 

 

 

 

Sur la fin des beaux jours dont vous fîtes l’histoire,

Si brillants pour les arts où tout tendait au grand,

Des Français un seul homme a soutenu la gloire :

Il sut embrasser tout ; son génie agissant

A la foi remplaça Bossuet et Racine ;

Et maniant la lyre ainsi que le compas,

Il transmit les accords de la muse latine,

Qui du fils de Vénus célébra les combats !

De l’immortel Newton il saisit le génie,

Fit connaître aux Français ce qu’est l’attraction ;

Il terrassa l’erreur et la religion.

Ce grand homme lui seul vaut une académie.

 

          Vous devez le connaître mieux que personne. – Pour notre poudre à canon, je crois qu’elle a fait plus de mal que de bien, ainsi que l’imprimerie, qui ne vaut que par les bons ouvrages qu’elle répand dans le public. Par malheur, ils deviennent de jour en jour plus rares.

 

          Nous avons dans notre voisinage une cherté de blé excessive. J’ai cru que les Suisses n’en manquaient pas, encore moins les Français, dont les ouvrages économiques éclairent nos régions ignorantes sur les premiers besoins de la nature.

 

          Je ne connais point de traités signés à Potsdam ou à Berlin (1). Je sais qu’il s’en est fait à Pétersbourg. Ainsi le public, trompé par les gazetiers, fait souvent honneur aux personnes de choses auxquelles elles n’ont pas eu la moindre part. J’ai entendu dire de même que l’impératrice de Russie avait été mécontente de la manière dont le comte Orlof avait conduit la négociation de Fokschan. Il peut y avoir eu quelque refroidissement, mais je n’ai point appris que la disgrâce fût complète. On ment d’une maison à l’autre à plus forte raison de faux bruits peuvent-ils se répandre et s’accroître quand ils passent de bouche en bouche depuis Pétersbourg jusqu’à Ferney. Vous savez mieux que personne que le mensonge fait plus de chemin que la vérité.

 

          En attendant, le grand-turc devient plus docile. Les conférences ont été entamées de nouveau ; ce qui me fait croire que la paix se fera. Si le contraire arrive, il est probable que monsieur Moustapha ne séjournera plus longtemps en Europe. Tout cela dépend d’un nombre de causes secondes, obscures et impénétrables, des insinuations guerrières de certaines cours, du corps des ulémas, du caprice d’un grand-vizir, de la morgue des négociateurs : et voilà comme le monde va. Il ne se gouverne que par compère et commère. Quelquefois, quand on a assez de données, on devine l’avenir ; souvent on s’y trompe.

 

          Mais en quoi je ne m’abuserai pas, c’est en vous pronostiquant les suffrages de la postérité la plus reculée. Il n’y a rien de fortuit en cette prophétie. Elle se fonde sur vos ouvrages, égaux et quelquefois supérieurs à ceux des auteurs anciens qui jouissent encore de toute leur gloire. Vous avez le brevet d’immortalité en poche : avec cela il est doux de jouir et de se soutenir dans la même force, malgré les injures du temps et la caducité de l’âge. Faites-moi donc le plaisir de vivre tant que je serai dans le monde : je sens que j’ai besoin de vous, et ne pouvant vous entretenir, il est encore bien agréable de vous lire. Le philosophe de Sans-Souci vous salue. FÉDÉRIC.

 

 

 

1 – A propos du partage. On voit que Frédéric ne veut pas avoir la responsabilité de cet acte. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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