Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1772 - Partie 114

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1772 - Partie 114

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449 – DE VOLTAIRE.

 

 

A Ferney, 8 Décembre 1772.

 

 

 

          Sire, votre très plaisant poème sur les confédérés m’a fait naître l’idée d’une fort triste tragédie, intitulée les Lois de Minos qu’on va siffler incessamment chez les Welches. Vous me demanderez comment un ouvrage aussi gai que le vôtre a pu se tourner chez moi en source d’ennui. C’est que je suis loin de vous ; c’est que je n’ai plus l’honneur de souper avec vous ; c’est que je ne suis plus animé par vous ; c’est que les eaux les plus pures prennent le goût du terroir par où elles passent.

 

          Cependant, comme les confédérés de Crète ont quelque ressemblance avec ceux de Suède, je prendrai la liberté de mettre à vos pieds la soporative tragédie, par la voie de la poste, dans quelques jours ; et je demande bien pardon à votre majesté, par avance, de l’ennui que je lui causerai. Mais il n’y a point de roi qui ne puisse aisément se préserver de l’ennui en jetant au feu un plat ouvrage.

 

          Je suis fidèle à mon café, dont j’use depuis soixante et dix ans, et je le prends à présent dans vos belles tasses ; mais ni le café ni votre porcelaine ne donnent du génie ; ils n’empêchent point qu’on n’endorme Frédéric-le-Grand.

 

          Nous attendons un bon ouvrage auquel vous présidez ; c’est celui de la paix entre la Russie et la Turquie : ouvrage que certains critiques (1) ont voulu, dit-on, faire tomber.

 

          J’ignore quel est ce M. Basilikof dont on parle tant ; il faut que ce soit un auteur d’un grand mérite, et qui ait un style bien vigoureux. Votre majesté a bien raison, en faisant si bien ses affaires, de rire des faiblesses humaines ; elle est au comble de la gloire et de la félicité, supposé que tout cela rende heureux ; car il faut surtout la santé pour le bonheur. Je me flatte qu’elle n’a point d’accès de goutte cet hiver. Un héros, un législateur, un poète charmant, un homme de tous les génies n’est point heureux quand il a la goutte, quoi qu’en disent les stoïciens.

 

          Mon contemporain Thieriot est mort (2). J’ai peur qu’il ne soit difficile à remplacer : il était tout votre fait (3).

 

          J’ai reçu une lettre d’un de vos officiers, nommé Morival, qui est à Vesel ; il me marque qu’il est pénétré de vos bontés, et qu’il voudrait donner tout son sang pour votre majesté. Vous savez que ce Morival est d’Abbeville, qu’il est fils d’un certain président d’Etallonde, le plus avare sot d’Abbeville : vous savez qu’à l’âge de dix-sept ans il fut condamné avec le chevalier de La Barre par des monstres welches au plus horrible supplice, pour avoir chanté une chanson, et n’avoir pas ôté son chapeau devant une procession de capucins. Cela est digne de la nation des tigres-singes qui a fait la Saint-Barthélemy ; cela était digne de Thorn, en 1724 (4) ; et cela n’arrivera jamais dans vos Etats. Quelque moine d’Oliva en gémira peut-être et vous damnera tout bas pour abandonner la cause du Seigneur. Pour moi, je vous bénis, et je frémis tous les jours de l’exécrable aventure d’Abbeville.

 

          J’ose dire à votre majesté que je crois Morival digne d’être employé dans vos armées, et que je voudrais que, par ses services et par son avancement, il pût confondre les tigres-singes qui ont été coupables envers lui d’un si exécrable fanatisme. Je voudrais le voir à la tête d’une compagnie de grenadiers dans les rues d’Abbeville, faisant trembler ses juges et leur pardonnant. Pour moi, je ne leur pardonne pas, j’ai toujours cette abomination sur le cœur ; il faut que je relise quelques-unes de vos épîtres en vers pour reprendre un peu de gaieté.

 

          Je me mets à vos pieds, sire, avec l’enthousiasme que j’ai toujours eu pour vous. Le vieux malade.

 

 

1 – Le cabinet français. (G.A.)

2 – Le 23 novembre 1772. (G.A.)

3 – Comme correspondant littéraire. (G.A.)

4 – Voyez la lettre de Frédéric du 22 avril 1773, et, l’Essai sur les dissensions des Eglises de Pologne, dans les FRAGMENTS D’HISTOIRE. (G.A.)

 

 

 

 

 

450 – DE VOLTAIRE.

 

 

A Ferney, 22 Décembre 1772.

 

 

 

          Sire, en recevant votre jolie lettre et vos jolis vers, du 6 décembre, en voici que je reçois de Thieriot, votre feu nouvelliste, qui ne sont pas si agréables :

 

C’en est fait, mon rôle est rempli,

Je n’écrirai plus de nouvelles ;

Le pays du fleuve d’oubli

N’est pas pays de bagatelles.

Les morts ne me fournissent rien,

Soit pour les vers, soit pour la prose ;

Ils sont d’un fort sec entretien,

Et font toujours la même chose.

Cependant ils savent fort bien

De Frédéric toute l’histoire,

Et que ce héros prussien

A dans le temple de Mémoire

Toutes les espèces de gloire,

Excepté celle de chrétien.

De sa très éclatante vie

Ils savent tous les plus beaux traits,

Et surtout ceux de son génie ;

Mais ils ne m’en parlent jamais.

 

Salomon eut raison de dire

Que Dieu fait en vain ses efforts

Pour qu’on le loue en cet empire ;

Dieu n’est point loué par les morts.

On a beau dire, on a beau faire

Pour trouver l’immortalité,

Ce n’est rien qu’une vanité,

Et c’est aux vivants qu’il faut plaire.

 

 

          Les seules lettres, sire, que vous dictez à M. de Catt (1) mériteraient cette immortalité ; mais vous savez mieux que personne que c’est un château enchanté qu’on voit de loin, et dans lequel on n’entre pas.

 

          Que nous importe, quand nous ne sommes plus ce qu’on fera de notre chétif corps, et de notre prétendue âme, et ce qu’on en dira ? cependant cette illusion nous séduit tous, à commencer par vous sur votre trône, et à finir par moi sur mon grabat au pied du mont Jura.

 

          Il est pourtant clair qu’il n’y a que le déiste ou l’athée auteur de l’Ecclésiaste qui ait raison : il est bien certain qu’un lion mort ne vaut pas un chien vivant, qu’il faut jouir, et que tout le reste est folie.

 

          Il est bien plaisant que ce petit livre, tout épicurien, ait été sacré parmi nous parce qu’il est juif.

 

          Vous prendrez sans doute contre moi le parti de l’immortalité, vous défendrez votre bien. Vous direz que c’est un plaisir dont vous jouissez pendant votre vie ; vous vous faites déjà dans votre esprit une image très plaisante de la comparaison qu’on fera de vous avec un de vos confrères, par exemple avec Moustapha. Vous riez en voyant ce Moustapha, ne se mêlant de rien que de coucher avec ses odalisques qui se moquent de lui, battu par une dame née dans votre voisinage (2), trompé, volé, méprisé par ses ministres, ne sachant rien, ne se connaissant à rien. J’avoue qu’il n’y aura point dans la postérité de plus énorme contraste ; mais j’ai peur que ce gros cochon, s’il se porte bien, ne soit plus heureux que vous. Tâchez qu’il n’en soit rien ; ayez autant de santé et de plaisir que de gloire, l’année 1773, et cinquante autres années suivantes, si faire se peut ; et que votre majesté me conserve ses bontés pour les minutes que j’ai encore à vivre au pied des Alpes. Ce n’est pas là que j’aurais voulu vivre et mourir.

 

          La volonté de sa sacrée majesté le Hasard soit faite !

 

 

1 – Secrétaire de Frédéric. (G.A.)

2 – Catherine II, née à Stettin en 1729. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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