Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 115
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451 – DU ROI
A Potsdam, le 3 Janvier 1773.
Que Thieriot a de l’esprit,
Depuis que le trépas en a fait un squelette !
Mais lorsqu’il végétait dans ce monde maudit,
Du Parnasse français composant la gazette,
Il n’eut ni gloire ni crédit.
Maintenant il paraît, par les vers qu’il écrit,
Un philosophe, un sage, autant qu’un grand poète.
Aux bords de l’Achéron, où son destin le jette,
Il a trouvé tous les talents
Qu’une fatalité bizarre
Lui dénia toujours lorsqu’il en était temps,
Pour les lui prodiguer au fin fond du Ténare.
Enfin les trépassés et tous nos sots vivants
Pourront donc aspirer à briller comme à plaire,
S’ils sont assez adroits, avisés et prudents
De choisir pour leur secrétaire
Homère, Virgile, ou Voltaire.
Solon avait donc raison : on ne peut juger du mérite d’un homme qu’après sa mort. Au lieu de m’envoyer souvent un fatras non lisible d’extraits de mauvais livres, Thieriot aurait dû me régaler de tels vers, devant lesquels les meilleurs qu’il m’arrive de faire baissent le pavillon. Apparemment qu’il méprisait la gloire au point qu’il dédaignait d’en jouir. Cette philosophie ascétique surpasse, je l’avoue, mes forces.
Il est très vrai qu’en examinant ce que c’est que la gloire, elle se réduit à peu de chose. Etre jugé par des ignorants (1) et estimé par des imbéciles, entendre prononcer son nom par une populace qui approuve, rejette, aime ou hait sans raison, ce n’est pas de quoi s’enorgueillir. Cependant que deviendraient les actions vertueuses et louables, si nous ne chérissions pas la gloire ?
Les dieux sont pour César, mais Caton suit Pompée.
PHARSALE.
Ce sont les suffrages de Caton que les honnêtes gens désirent de mériter Tous ceux qui ont bien mérité de leur patrie ont été encouragés dans leurs travaux par le préjugé de la réputation : mais il est essentiel, pour le bien de l’humanité, qu’on ait une idée nette et déterminée de ce qui est louable : on peut donner dans des travers étranges en s’y trompant.
Faites du bien aux hommes, et vous en serez béni ; voilà la vraie gloire. Sans doute que tout ce qu’on dira de nous après notre mort pourra nous être aussi indifférent que tout ce qui s’est dit à la construction de la tour de Babel ; cela n’empêche pas qu’accoutumés à exister, nous ne soyons sensibles au jugement de la postérité. Les rois doivent l’être plus que les particuliers, puisque c’est le seul tribunal qu’ils aient à redouter.
Pour peu qu’on soit né sensible, on prétend à l’estime de ses compatriotes : on veut briller par quelque chose, on ne veut pas être confondu dans la foule, qui végète. Cet instinct est une suite des ingrédients dont la nature s’est servie pour nous pétrir ; j’en ai ma part. Cependant je vous assure qu’il ne m’est jamais venu dans l’esprit de me comparer avec mes confrères, ni avec Moustapha, ni avec aucun autre ; ce serait une vanité puérile et bourgeoise : je ne m’embarrasse que de mes affaires. Souvent pour m’humilier, je me mets en parallèle avec le [illisible], avec l’archétype des stoïciens ; et je confesse alors avec Memnon (2) que des êtres fragiles comme nous ne sont pas formés pour atteindre à la perfection.
Si l’on voulait recueillir tous les préjugés qui gouvernent le monde, le catalogue remplirait un gros in-folio. Contentons-nous de combattre ceux qui nuisent à la société, et ne détruisons pas les erreurs utiles autant qu’agréables.
Cependant, quelque goût que je confesse d’avoir pour la gloire, je ne me flatte pas que les princes aient le plus de part à la réputation ; je crois au contraire que les grands auteurs, qui savent joindre l’utile à l’agréable, instruire en amusant, jouiront d’une gloire plus durable, parce que la vie des bons princes se passant toute en action, la vicissitude et la foule des événements qi suivent effacent les précédents ; au lieu que les grands auteurs sont non seulement les bienfaiteurs de leurs contemporains, mais de tous les siècles.
Le nom d’Aristote retentit plus dans les écoles que celui d’Alexandre. On lit et relit plus souvent Cicéron que les Commentaires de César. Les bons auteurs du dernier siècle ont rendu le règne de Louis XIV plus fameux que les victoires du conquérant. Les noms de Fra-Paolo, du cardinal Bendo, du Tasse, de l’Arioste, l’emportent sur ceux de Charles-Quint et de Léon X, tout vice-dieu que ce dernier prétendît être. On parle cent fois de Virgile, d’Horace, d’Ovide, pour une fois d’Auguste, et encore est-ce rarement à son honneur. S’agit-il de l’Angleterre, on est bien plus curieux des anecdotes qui regardent les Newtons, les Locke, les Shaftesbury, les Milton, les Bolingbroke, que de la cour molle et voluptueuse de Charles II, de la lâche superstition de Jacques II, et de toutes les misérables intrigues qui agitèrent le règne de la reine Anne. De sorte que vous autres précepteurs du genre humain, si vous aspirez à la gloire, votre attente est remplie, au lieu que souvent nos espérances sont trompées, parce que nous ne travaillons que pour nos contemporains, et vous pour tous les siècles.
On ne vit plus avec nous quand un peu de terre a couvert nos cendres, et l’on converse avec tous les beaux esprits de l’antiquité qui nous parlent par leurs livres.
Nonobstant tout ce que je viens de vous exposer, je n’en travaillerai pas moins pour la gloire, dussé-je crever à la peine, parce qu’on est incorrigible à soixante et un ans, et parce qu’il est prouvé que celui qui ne désire pas l’estime de ses contemporains en est indigne. Voilà l’aveu sincère de ce que je suis, et de ce que la nature a voulu que je fusse.
Si le patriarche de Ferney, qui pense comme moi, juge mon cas un péché mortel, je lui demande l’absolution. J’attendrai humblement sa sentence ; et si même il me condamne, je ne l’en aimerai pas moins.
Puisse-t-il vivre la millième partie de ce que durera sa réputation ; il passera l’âge des patriarches. C’est ce que lui souhaite le philosophe de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « Par des ingrats. » (G.A.)
2 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)
452 – DU ROI
A Berlin, le 16 Janvier 1773.
Je me souviens que lorsque Milton, dans ses voyages en Italie, vit représenter une assez mauvaise pièce qui avait pour titre Adam et Eve, cela réveilla son imagination et lui donna l’idée de son poème du Paradis perdu. Ainsi ce que j’aurai fait de mieux par mon persiflage des confédérés, c’est d’avoir donné lieu à la bonne tragédie que vous allez faire représenter à Paris (1). Vous me faites un plaisir infini de me l’envoyer ; je suis très sûr qu’elle ne m’ennuiera pas.
Chez vous le temps a perdu ses ailes : Voltaire, à soixante-dix ans (2), est aussi vert qu’à trente. Le beau secret de rester jeune ! vous le possédez seul. Charles-Quint radotait à cinquante ans. Beaucoup de grands princes n’ont fait que radoter toute leur vie. Le fameux Clarke, le célèbre Swift, étaient tombés en enfance ; le Tasse, qui pis est, devint fou ; Virgile n’atteignit pas vos années, ni Horace non plus ; pour Homère, il ne nous est pas assez connu pour que nous puissions décider si son esprit se soutint jusqu’à la fin ; mais il est certain que ni le vieux Fontenelle, ni l’éternel Saint-Aulaire, ne faisaient pas aussi bien des vers, n’avaient pas l’imagination aussi brillante que le patriarche de Ferney. Aussi enterrera-t-on le Parnasse français avec vous.
Si vous étiez jeune, je prendrais des Grimm, des La Harpe, et tout ce qu’il y a de mieux à Paris, pour m’envoyer vos ouvrages ; mais tout ce que Thieriot m’a marqué dans ses feuilles ne valait pas la peine d’être lu, à l’exception de la belle traduction des Géorgiques (3).
Voulez-vous que j’entretienne un correspondant en France pour apprendre qu’il paraît un Art de la raserie (4) dédié à Louis XV ; des Essais de tactique par de jeunes militaires (5) qui ne savent pas épeler Végèce ; des ouvrages sur l’agriculture dont les auteurs (6) n’ont jamais vu de charrue ; des dictionnaires comme s’il en pleuvait ; enfin un tas de mauvaises compilations, d’annales, d’abrégés, où il semble qu’on ne pense qu’au débit du papier et de l’encre, et dont le reste au demeurant ne vaut rien ?
Voilà ce qui me fait renoncer à ces feuilles où le plus grand art de l’écrivain ne peut vaincre la stérilité de la matière. En un mot, quand vous aurez des Fontenelle, des Montesquieu, des Gresset, surtout des Voltaire, je renouerai cette correspondance ; mais jusque-là je la suspendrai.
Je ne connais point ce Morival dont vous me parlez. Je m’informerai après lui pour savoir de ses nouvelles Toutefois, quoi qu’il arrive, étant à mon service, il n’aura pas le triste plaisir de se venger de sa patrie. Tant de fiel n’entre point dans l’âme des philosophes.
Je suis occupé ici à célébrer les noces du landgrave de Hesse avec ma nièce (7). Je jouerai un triste rôle à ces noces, celui de témoin, et voilà tout. En attendant, tout s’achemine à la paix : elle sera conclue dans peu. Alors il restera à pacifier la Pologne, à quoi l’impératrice de Russie, qui est heureuse dans toutes ses entreprises, réussira immanquablement.
Je me trouve à présent contre ma coutume, dans le tourbillon du grand monde, ce qui m’empêche pour cette fois, mon cher Voltaire, de vous en dire davantage. Dès que je serai rendu à moi-même, je pourrai m’entretenir plus librement avec le patriarche de Ferney, auquel je souhaite santé et longue vie, car il a tout le reste. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Les Lois de Minos.(G.A.)
2 – Il en avait soixante-dix-neuf. Voyez la lettre suivante. (G.A.)
3 – Par Delille. (G.A.)
4 – Par J.-J. Perret, coutelier. (G.A.)
5 – Par de Guibert (G.A.)
6 – Les économistes. (G.A.)
7 – Philippine-Auguste-Amélie de Brandebourg-Schwedt. Elle était belle. (G.A.)
453 – DE VOLTAIRE
A Ferney, le 1er Février 1773.
Sire, je vous ai remercié de votre porcelaine ; le roi, mon maître, n’en a pas de plus belle : aussi ne m’en a-t-il point envoyé. Mais je vous remercie bien plus de ce que vous m’ôtez, que je ne suis sensible à ce que vous me donnez. Vous me retranchez tout net neuf années dans votre dernière lettre ; jamais notre contrôleur-général n’a fait de si grands retranchements. Votre majesté à la bonté de me faire compliment sur mon âge de soixante et dix ans. Voilà comme on trompe toujours les rois. J’en ai soixante et dix-neuf, s’il vous plaît, et bientôt quatre-vingts. Ainsi je ne verrai point la destruction, que je souhaitais si passionnément, de ces vilains Turcs qui enferment les femmes, et qui ne cultivent point les beaux-arts.
Vous ne voulez donc point remplacer Thieriot, votre historiographe des cafés ? il s’acquittait parfaitement de cette charge ; il savait par cœur le peu de bons et le grand nombre de mauvais vers qu’on faisait dans Paris ; c’était un homme bien nécessaire à l’Etat.
Vous n’avez donc plus dans Paris
De courtier de littérature ?
Vous renoncez aux beaux esprits,
A tous les immortels écrits
De l’almanach et du Mercure ?
L’in-folio ni la brochure
A vos yeux n’ont donc plus de prix ?
D’où vous vient tant d’indifférence ?
Vous soupçonnez que le bon temps
Est passé pour jamais en France,
Et que notre antique opulence
Aujourd’hui fait place en tout sens
Aux guenilles de l’indigence.
Ah ! jugez mieux de nos talents,
Et voyez quelle est notre aisance :
Nous sommes et riches et grands,
Mais c’est en fait d’extravagance.
J’ai même très peu d’espérance
Que monsieur l’abbé Savatier (1),
Malgré sa flatteuse éloquence,
Nous tire jamais du bourbier
Où nous a plongé l’abondance
De nos barbouilleurs de papier.
Le goût s’enfuit, l’ennui nous gêne ;
On cherche des plaisirs nouveaux ;
Nous étalons pour Melpomène
Quatre ou cinq sortes de tréteaux,
Au lieu du théâtre d’Athènes.
On critique, on critiquera,
On imprime, on imprimera
De beaux écrits sur la musique,
Sur la science économique,
Sur la finance et la tactique,
Et sur les filles d’opéra.
En province une académie
Enseigne méthodiquement
Et calcule très savamment
Les moyens d’avoir du génie.
Un auteur va mettre au grand jour
L’utile et la profonde histoire
Des singes qu’on montre à la foire,
Et de ceux qui vont à la cour.
Peut-être un peu de ridicule
Se joint-il à tant d’agréments,
Mais je connais certaines gens (2)
Qui, vers les bords de la Vistule,
Ne passent pas si bien leur temps.
Le nouvel abbé d’Oliva (3), après avoir ri aux dépens de ces messieurs, malgré leur liverum veto, s’entend merveilleusement avec l’Eglise grecque pour mettre à fin le saint œuvre de la pacification des Sarmates. Il a couru ces jours-ci un bruit dans Paris qu’il y avait une révolution en Russie mais je me flatte que ce sont des nouvelles de café ; j’aime trop ma Catherine.
J’aurai l’honneur d’envoyer incessamment à votre majesté les Lois de Minos. L’ouvrage serait meilleur, si je n’avais que les soixante et dix ans que vous m’accordez.
Ce Morival, dont j’ai eu l’honneur de vous parler est depuis sept ou huit ans à votre service. Je ne sais pas le nom de son régiment ; mais il est à Vesel (4).
Voilà toute votre auguste famille mariée. On dit madame la landgrave très belle. Monsieur le prince de Wirtemberg est dans votre voisinage avec neuf enfants, dont quelques-uns seront un jour sous vos ordres à la tête de vos armées.
Conservez-moi, sire, vos bontés qui font la consolation de ma vie, avec lesquelles je descendrai au tombeau très allègrement.
1 – L’abbé Sabatier ou Savatier, gredin qui s’est avisé de juger les Siècles avec un ci-devant soi-disant jésuite, et qui a ramassé un tas de calomnies absurdes pour vendre son livre. (Note de l’édition de 1775).
2 – Les Polonais. (G.A.)
3 – Frédéric lui-même. (G.A.)
4 – Voltaire a déjà parlé de Morival. Il ne va pas cesser de s’employer pour lui auprès du roi de Prusse. (G.A.)