Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1773 - Partie 116
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454 – DU ROI
A Potsdam, le 29 Février 1773.
J’ai reçu votre lettre et vos vers charmants, qui démentent sans doute votre âge. Non, je ne vous en croirai point sur votre parole : ou vous êtes encore jeune, ou vous avez coupé au Temps ses ailes.
Il faut être bien téméraire pour vous répondre en vers, si vous ne saviez pas que les gens de mon espèce se permettent souvent ce qu’on désapprouverait en d’autres. Un certain Cotys, roi d’un pays très barbare, entretint une correspondance en vers avec Ovide exilé dans le Pont. Il doit donc être permis aujourd’hui à un souverain d’un pays moins barbare d’écrire à l’Apollon de Ferney en langage welche, en dépit de l’abbé d’Olivet et des puristes de son Académie.
Non je ne veux plus à Paris
Avoir de courtier littéraire :
Je n’y vois plus ces beaux esprits
Dont nombre d’immortels écrits
En m’instruisant savaient me plaire.
Je ne veux de correspondants
Que sur les confins de la Suisse,
Province qui jadis était très fort novice
En arts, en esprit, en talents,
Mais qui contient des bons vieux temps
Le seul auteur qui me ravisse.
Les Grecs, vos favoris, cherchèrent en Asie
La science et la vérité ;
Platon jusqu’en Egypte avait même tenté
D’éclairer sa philosophie ;
Désormais nos cantons de ses charmes épris,
Sans chercher pour l’esprit des aliments dans l’Inde,
Trouvent le dieu du goût comme le dieu du Pinde
Tous deux à Ferney réunis.
Vous aurez peut-être encore le plaisir de voir les musulmans chassés de l’Europe : la paix vient de manquer pour la seconde fois. De nouvelles combinaisons donnent lieu à de nouvelles conjectures. Vos Welches sont bien tracassiers. Pour moi, disciple des encyclopédistes, je prêche la paix universelle, en bon apôtre de feu l’abbé de Saint-Pierre ; et peut-être ne réussirai-je pas mieux que lui. Je vois qu’il est plus facile aux hommes de faire le mal que le bien, et que l’enchaînement fatal des causes nous entraîne malgré nous, et se joue de nos projets, comme un vent impétueux d’un sable mouvant.
Cela n’empêche pas que le train des choses ordinaires ne continue. Nous arrangeons le chaos de l’anarchie chez nous, et nos évêques conservent 24,000 écus de rente, les abbés, 7,000. Les apôtres n’en avaient pas autant. On s’arrange avec eux de manière qu’on les débarrasse des soins mondains, pour qu’ils s’attachent sans distraction à gagner la Jérusalem céleste, qui est leur véritable patrie.
Je vous suis obligé de la part que vous prenez à l’établissement de ma nièce : elle a une figure fort intéressante, jointe à une conduite qui me fait espérer qu’elle sera heureuse, autant qu’il est donné à notre espèce de l’être.
Je m’informerai de ce compagnon du malheureux La Barre ; et s’il a de la conduite, il sera facile de le placer. Votre recommandation ne lui sera pas inutile.
Les nouvelles qu’on vous donne de Paris diffèrent prodigieusement de celles que je reçois de Pétersbourg. On vous écrit ce que l’on souhaite, mais non pas ce qui existe, enfin, ce que l’on se promet du fruit de ces tracasseries, ce qui peut-être était possible autrefois, mais à quoi l’on ne doit s’attendre aucunement en Russie de la sagesse du gouvernement actuel.
Eh bien ! je vous ai rogné quelques années, et je ne m’en dédis pas : vos ouvrages ont trop de fraîcheur pour être d’un vieillard. Vous m’enverriez votre extrait baptistaire, que je n’en croirais pas davantage à votre curé.
On juge mal, on est déçu,
En se fiant à l’apparence :
Je suis très sûr et convaincu
Que Voltaire en secret a bu
De la fontaine de Jouvence.
Jamais aucun héros n’approcha de son sort :
Immortel par sa vie, ainsi qu’après sa mort.
C’est cette première immortalité qui me touche le plus. Je suis intéressé à votre conservation ; l’autre vous est sûre. Souvenez-vous de la maxime de l’empereur Auguste : Festina lentè. Ce sont les vœux que le philosophe de Sans-Souci fait pour le patriarche de Ferney, en attendant les Lois de Minos. FÉDÉRIC.
455 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 19 Mars 1773.
Sire, votre lettre du 29 Février, qui est apparemment datée selon votre ancien style hérétique (1), ne m’en est pas moins précieuse. Votre style n’en est pas moins charmant : les choses les plus agréables et les plus philosophiques naissent sous votre plume. Il vous est aussi aisé d’écrire des choses dignes de la postérité, qu’il l’est aux rois du Midi d’écrire : « Dieu vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde ; et vous, monsieur le président, en sa sainte garde. »
J’ai été sur le point de ne répondre à votre majesté que des Champs-Elysées ; c’est après cinquante accès de fièvre, accompagnés de deux ou trois maladies mortelles, que j’ai l’honneur de vous écrire ce peu de lignes.
Je ne sais si je me trompe, mais j’ai bien peur que le renouvellement de la guerre entre la Porte de Moustapha et la Porte de Catherine II n’entraîne des suites fatales. Votre majesté est toujours préparée à tout événement, et quelque chose qui arrive, elle fera de jolis vers et gagnera des batailles.
J’ai l’honneur de lui envoyer les Lois de Minos, avec des notes qui pourront lui paraître assez intéressantes ; elle trouvera, dans le cours de la pièce, que j’ai profité d’un certain poème sur les Confédérés (2). Elle verra même qu’il y a quelque chose qui ressemble au roi de Suède, votre neveu ; on prétend que notre ministère welche veut s’approprier ce grand prince, et troubler un peu votre Nord. Ce sont mystères qui passent mon intelligence ; je m’en remets, sur tous les futurs contingents, aux ordres de sa sacrée majesté le Hasard, ou plutôt aux ordres plus réels de sa divine majesté la Destinée. Les mourants d’autrefois savaient prédire l’avenir ; le monde dégénère ; et tout ce que je puis prédire, c’est que je serai votre admirateur, et votre très sincèrement attaché Suisse, pendant le peu de minutes qui me restent encore à végéter entre le mont Jura et les Alpes. Le vieux malade de Ferney.
1 – La date de la lettre précédente avait été mise par erreur, puisque l’année 1773 n’était pas bissextile. (G.A.)
2 – Par Frédéric. (G.A.)
456 – DU ROI
A Potsdam, le 4 avril 1773.
Vous savez que tous les princes ont des espions : j’en ai jusqu’au pied des Alpes, qui m’ont alarmé en m’apprenant les dangers dont vous avez été menacé. Je ne sais s’ils m’ont annoncé juste (car vous savez que les princes sont sujets à être trompés) ; mais ils soutiennent que votre mal est dégénéré en goutte (1) : ce qui m’a doublement réjoui. Cette maladie, à votre âge, pronostique une longue vie, et je suis bien aise de vous associer à notre confrérie de goutteux.
Je vous fais des remerciements de la tragédie que vous m’avez envoyée. Vous avez été frappé des événements arrivés en Pologne et des révolutions de Suède ; et cela vous a fourni la matière d’un drame. Je crois que, si vous vouliez l’entreprendre, vous feriez des nouvelles de gazette des sujets de tragédie.
Celle-ci est certainement très nouvelle, et ne ressemble à aucun des sujets que les tragiques anciens ou modernes ont traités. Je ne vous répéterai point l’étonnement que j’ai de vous voir rajeunir dans un âge où notre espèce cesse d’être ; mais s’il est permis à un dilettante, ou, pour mieux nommer les choses par leur nom, à un ignorant comme moi, de vous exposer mes doutes, il me paraît que la mort d’un prêtre ne peut toucher personne, et que si Astérie ou Teucer avaient péri par les complots des pontifes, on aurait été plus remué et plus attendri.
Vous qui possédez les secrets de ce grand art d’émouvoir, vous qui avez plus approfondi cette matière qu’un dilettante tel que je suis, vous avez eu sans doute des raisons de préférer le dénouement qui se trouve dans la pièce à celui que je propose.
Ne vous attendez pas à recevoir de ma part des ouvrages de cette nature : nous aimons mieux, dans ce pays, n’avoir que des sujets comiques ; les autres nous les avons eus par le passé : et nous aimons mieux voir représenter des tragédies que d’en être les acteurs.
Quelque âge que vous ayez, vous avez un doyen dans ce pays-ci ; c’est le vieux Poellnitz. Il a fait une grande maladie, et je vous envoie l’histoire de sa convalescence (2). Il a actuellement quatre-vingt cinq ans passés. Ce n’est pas une bagatelle d’avoir poussé sa carrière jusqu’à un âge aussi avancé et de repousser les attaques de la mort comme un jeune homme.
L’autre pièce, qui commence par un badinage, finit par quelques réflexions morales. J’ai fort recommandé qu’on eût soin d’en affranchir le port, parce qu’il n’est pas juste que vous payiez un fatras de fadaises qui vous ennuiera peut-être.
Vous me parlez de vos Welches et de leurs intrigues, elles me sont toutes connues. Il ne m’échappe rien de ce qui se passe à Stockholm ainsi qu’à Constantinople. Mais il faut attendre jusqu’au bout pour voir qui rira le dernier.
Votre impératrice a bien des ressources. Le Nord demeurera tranquille, ou ceux qui voudront le troubler, tout froid qu’il est, s’y brûleront les doigts.
Voilà ce que je prends la liberté de vous annoncer, et que vos Welches, pour trouver des souverains trop crédules, pourront peut-être les précipiter eux-mêmes dans de plus grands malheurs que ceux qu’ils ont courus jusqu’à présent.
Mais je ne sais de quoi je m’avise : les pronostics ne vont point à l’air de mon visage, et ce n’est pas à un incrédule à faire le voyant, aussi peu qu’à un échappé des Teurons à faire des vers welches. Je me sauverai de ceci comme Pilate, qui dit : Quod scripsi, scripsi.
On peut mal prévoir, on peut faire de mauvais vers ; mais cela n’empêche pas qu’on ne soit sensible au destin des grands hommes, et que le philosophe de Sans-Souci ne prenne un vif intérêt à la conservation du patriarche de Ferney, pour lequel il conservera toute sa vie la plus grande admiration. FÉDÉRIC.
1 – Voltaire avait eu une strangurie. (G.A.)
2 – Epître au baron de Pœilnitz sur sa convalescence. (G.A.)
457 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 22 Avril 1773.
J’allais passer les trois rivières,
Phlégéthon, Cocyte, Achéron ;
La triple Hécate et ses sorcières
M’attendaient chez le noir Pluton ;
Les trois fileuses de nos vies,
Les trois sœurs qu’on nomme Furies,
Et les trois gueules de leur chien,
Allaient livrer ma chétive ombre
Aux trois juges du séjour sombre,
Dont ne revient aucun chrétien.
Que ma surprise était profonde,
Et que j’étais épouvanté,
De voir ainsi de tout côté
Des trinités dans l’autre monde !
Ce fut alors que j’invoquai
Le héros qui s’est tant moqué
Des trinités que l’on adore.
En enfer il a du crédit :
On y craint son bras, son esprit ;
Il m’exauça, je vis encore.
Vous avez eu sans doute, sire, la même bonté pour le vieux baron de Pœilnitz. L’enfer l’a respecté, et sans doute il vous respectera bien davantage ; vous vivrez assez longtemps pour augmenter encore vos Etats, car pour votre gloire je vous en défie ; à l’égard de votre baron, il doit être bien glorieux d’être chanté par vous, et bien heureux de n’avoir point payé son passage à Caron.
Votre épître sur le globe des Petites-Maisons est charmante ; vous connaissez parfaitement notre pays welche dont vous parlez, et ses banqueroutes passées, et ses banqueroutes présentes et futures.
Je remercie votre majesté de prendre toujours sous sa protection la majesté de Julien, qui était assurément une très respectable majesté, malgré l’insolent Grégoire et l’impertinent Cyrille.
Je ne crois pas que les Welches veuillent faire sitôt parler d’eux ; il faut avoir beaucoup d’argent comptant à perdre actuellement pour s’amuser à ravager le monde ; et ce n’est pas le cas de ces messieurs : mais, si jamais il arrivait malheur, je prendrais la liberté de vous recommander le sieur Morival qui sert dans un de vos régiments à Vesel. Je vous supplierais de l’envoyer en Picardie dans Abbeville, pour y faire rouer les juges qui le condamnèrent il y a six ans, lui et le chevalier de La Barre, à la question ordinaire et extraordinaire, à l’amputation de la main droite et de la langue, et à être jetés tout vifs dans les flammes, parce qu’ils n’avaient pas ôté leurs chapeau devant une procession de capucins. Le chevalier de La Barre subit une partie de cette pénitence chrétienne ; Morival, plus heureux, alla servir un roi qui n’immole personne à des capucins, qui n’arrache point la langue aux jeunes gens, et qui se sert mieux que personne de sa langue, de sa plume, et de son épée.
Supposé que Thorn soit en votre puissance, j’ose vous demander justice de la sainte Vierge Marie, à laquelle on sacrifia tant de jeunes écoliers en l’année 1724. Cette bonne femme de Bethléem ne s’attendait pas qu’un jour on ferait tant de sacrifices à elle et à son fils. Le sang humain a coulé pour eux mille fois plus que pour les dieux païens, et vous voyez que l’auteur des notes sur les Lois de Minos a bien raison ; mais rien n’est si dangereux chez les Welches que d’avoir raison.
Je veux espérer que le roi de Pologne finira son rôle comme Teucer (1) le sien, et que le liberum veto, qui n’est que le cri de la guerre civile, sera aboli sous son règne. Je veux l’estimer assez pour croire qu’il est entièrement d’accord avec le protecteur de Julien. Je sais qu’il pense comme ces deux grands hommes ; comment pourrait-il être fâché contre ceux qui punissent ses assassins (2), et qui lui laissent un beau royaume, où il pourra être le maître ?
Je ne verrai pas les troubles qui semblent se préparer, ma santé est trop délabrée ; j’irai retrouver tout doucement Isaac d’Argens, et nous vous célébrerons tous deux sur le bord des trois rivières.
En attendant, je vous prie de me conserver vos bontés. Plaignez-moi surtout de mourir loin de votre majesté ; mais ma destinée l’a voulu ainsi.
1 – Personnage des Lois de Minos. (G.A.)
2 – Stanislas Poniatowski avait adressé à Louis XV une lettre de protestation contre le partage. (G.A.)