CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 9

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à Madame Necker.

 

A Ferney, 23 Avril 1773.

 

 

          La lettre, madame, dont vous m’honorez m’est assurément plus précieuse que tous les sacrements de mon église catholique, apostolique, et romaine. Je ne les ai point reçus cette fois-ci. On s’était trop moqué à Paris de cette petite facétie ; et le petit-fils de mon maçon, devenu mon évêque, ainsi qu’il se prétend le vôtre, avait trop crié contre ma dévotion. Il est vrai que je ne m’en porte guère mieux. Presque tout le monde a été malade dans nos cantons, vers l’entrée du printemps. Je n’avais point du tout mérité ma maladie. Les plaisanteries qui ont couru n’avaient, malheureusement pour moi, aucun fondement ; et je vous assure que je mourrais le plus innocemment du monde.

 

          Je m’arrange assez philosophiquement pour ce grand voyage dont tout le monde parle sans connaissance de cause. Comme on n’a point voyagé avant de naître, on ne voyage point quand on n’est plus. La faculté pensante que l’éternel Architecte du monde nous a donnée se perd comme la faculté mangeante, buvante, et différente. Les marionnettes de la Providence infinie ne sont pas faites pour durer autant qu’elle.

 

          De toutes ces marionnettes, la plus sensible à vos bontés, c’est moi. Je vous regarde comme un des êtres les plus privilégiés que l’ordre éternel et immuable des choses ait fait naître sur ce petit globe. Je suis très fâché de ramper loin de vous sur un petit coin de terre où vous n’êtes plus ; je ne vois plus personne, je ferme surtout ma porte à tout étranger  mais je compte que M. Moultou (1) viendra ce soir dans mon ermitage, et que nous nous consolerons l’un l’autre en parlant longtemps de vous.

 

          Je remercie M. Necker de son souvenir avec la plus tendre reconnaissance. Madame Denis me charge de vous dire à quel point elle vous est attachée. Agréez le sincère respect, la véritable estime, et l’amitié du vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Pasteur génevois, ami de J.-J. Rousseau. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 26 Avril 1773 (1).

 

 

          C’est toujours du premier gentilhomme de la chambre que le vieux malade de Ferney implore les bontés et la justice. Je vous demande en grâce, monseigneur, de donner un ordre au sieur Patrat de jouer Lusignan, et, s’il n’arrache pas des larmes, j’ai tort. Vous savez que dans une chambre on est intimidé par ses rivaux, sans être animé par l’illusion du spectacle. On est plus soutenu sur le théâtre, à moins qu’il n’y ait une cabale formée. En un mot, il faut être à son aise et en place pour réussir. J’ose vous demander cette grâce pour le sieur Patrat, dont j’ai été infiniment content, lorsqu’il a joué devant un auditoire, qui lui était favorable. D’ailleurs, il n’y a point de rôle qu’il ne puisse jouer avec succès. Si je me trompe, ce n’est que par le désir de perfectionner des spectacles qui sont sous vos ordres et sous votre protection. Agréez mon tendre et profond respect.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 26 Avril 1773.

 

 

          Le vieux malade de Ferney, qui n’avait nullement mérité sa maladie, qui n’en est point rétabli, et qui traîne une vie assez misérable, a été très consolé en voyant un des trois frères. Il fait les plus tendres compliments à Pindare (1) et à Horace (2).

 

          Le Martinicain (3) ne traduit point d’odes ; mais il paraît fait pour réussir dans les deux mondes, et pour bien conduire la barque des trois frères. Il était accompagné d’un camarade de M. de La Borde. Ce sont deux voyageurs bien aimables que j’aurais voulu retenir plus longtemps. Mon état languissant me rend de bien mauvaise compagnie, et ne m’empêche pas d’aimer passionnément la bonne.

 

          Bonsoir, mon cher ami ; mes compliments à Horace.

 

 

1 – Chabanon lui-même. (G.A.)

2 – Chabanon de Maugris. (G.A.)

3 – Chabanon des Salines, négociant à la Martinique. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lally-Tolendal.

 

A Ferney, 28 Avril 1773.

 

 

          J’avais eu l’honneur, monsieur, de connaître particulièrement M. de Lally (1), et de travailler avec lui, sous les yeux de M. le maréchal de Richelieu, à une entreprise dans laquelle il déployait tout son zèle pour le roi et pour la France. Je lus avec attention tous les mémoires qui parurent au temps de sa malheureuse catastrophe. Son innocence me parut démontrée : on ne pouvait lui reprocher que son humeur aigrie par tous les contre-temps qu’on lui fit essuyer. Il fut persécuté par plusieurs membres de la compagnie des Indes, et sacrifié par le parlement.

 

          Ces deux compagnies ne subsistent plus, ainsi le temps paraît favorable ; mais il me paraît absolument nécessaire de ne faire aucune démarche sans l’aveu et sans la protection de M. le chancelier.

 

          Peut-être ne vous sera-t-il pas difficile, monsieur, de produire des pièces qui exigeront la révision du procès ; peut-être obtiendrez-vous d’ailleurs la communication de la procédure. Une permission secrète au greffier criminel pourrait suffire. Il me semble que M. de Saint-Priest, conseiller d’Etat, peut vous aider beaucoup dans cette affaire. Ce fut lui qui, ayant examiné les papiers de M. de Lally, et étant convaincu non seulement de son innocence, mais de la réalité de ses services, lui conseilla de se remettre entre les mains de l’ancien parlement. Ainsi la cause de M. de Lally est la sienne aussi bien que la vôtre ; il doit se joindre à vous dans cette affaire si juste et si délicate.

 

          Pour moi, je m’offre à être votre secrétaire, malgré mon âge de quatre-vingts ans, et malgré les suites très douloureuses d’une maladie qui m’a mis au bord du tombeau. Ce sera une consolation pour moi que mon dernier travail soit pour la défense de la vérité.

 

          Je ne sais s’il est convenable de faire imprimer le manuscrit que vous m’avez envoyé ; je doute qu’il puisse servir, et je crains qu’il ne puisse nuire. Il ne faut, dans une pareille affaire, que des démonstrations fondées sur les procédures mêmes. Une réponse à un petit libelle inconnu ne ferait aucune sensation dans Paris. De plus, on serait en droit de vous demander des preuves des discours que vous faites tenir à un président du parlement, à un avocat général, au rapporteur, à des officiers ; et, si ces discours n’étaient pas avoués par ceux à qui vous les attribuez, on vous ferait les mêmes reproches que vous faites à l’auteur du libelle. Cette observation me paraît très essentielle.

 

          D’ailleurs ce libelle m’est absolument inconnu, et aucun de mes amis ne m’en  jamais parlé. Il serait bon, monsieur, que vous eussiez la bonté de me l’envoyer par M. Marin, qui voudrait bien s’en charger.

 

          Souffrez que ma lettre soit pour madame la comtesse de La Heuze comme pour vous. Ma faiblesse et mes souffrances présentes ne me permettent pas d’entrer dans de grands détails. Je lui écris simplement pour l’assurer de l’intérêt que je prends à la mémoire de M. de Lally. Je vous prie l’un et l’autre d’en être persuadés. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chapitre XXXIV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

A Ferney, 28 Avril 1773.

 

 

          Mon cher ami, vous venez bien à propos au secours des libraires de Paris, qui, sans vous, n’auraient fait qu’une collection insipide (1) ; et, grâce aux soins dont vous voulez bien les honorer, je crois que l’ouvrage sera très intéressant et très instructif.

 

          La tragédie de Sophonisbe n’est pas si bien réformée que celle de Venceslas. La raison en est qu’on n’a pas laissé subsister un seul vers de Mairet.

 

          Il y a longtemps que je cherche une occasion de vous envoyer un petit recueil pour mettre dans un coin de votre bibliothèque ; mais la contrebande est devenue si difficile, que je ne sais comment m’y prendre.

 

          Je vous remercie de demeurer dans une impasse, mais je ne vous pardonne pas d’écrire français par un o. Je vous embrasse bien tendrement.

 

 

1 – Chefs-d’œuvre dramatiques, ou Recueil des meilleures pièces du théâtre français, tragique, comique, et lyrique, avec des discours préliminaires sur les trois genres et des remarques sur la langue et le goût. Il n’en parut qu’un volume renfermant la Sophonisbe de Mairet, le Scévole de du Ryer, et le Venceslas de Rotrou (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

A Ferney, 28 Avril 1773.

 

 

          Il y a près de trois mois, monsieur, que mon triste état ne m’a permis que d’écrire deux ou trois lettres à Paris, et c’était pour des affaires pressantes.

 

          Quarante-huit caractères font vingt-quatre syllabes, à deux lettres par syllabe ; et douze syllabes forment un vers alexandrin ; en ce cas il fait deux vers ; mais il y a nécessairement des syllabes qui ont trois ou quatre lettres ; ainsi la chose devient impossible (1).

 

          Pour exprimer une pensée bonne ou mauvaise, il faut deux vers ou quatre ; c’est ce qui rend notre langue très peu susceptible du style lapidaire, qui demande une extrême précision : nos articles, nos verbes auxiliaires, joints à la gêne de nos rimes, font un effet souvent ridicule dans les inscriptions. Un vers latin dit plus que  quatre vers français ; j’oserais proposer celui-ci, en attendant qu’on en fasse un meilleur :

 

Arte manus regitur, genius prælucet utrique.

 

          « L’art conduit la main, le génie les éclaire tous deux. » Voilà toute la chirurgie exprimée en peu de mots.

 

          Si on voulait absolument une inscription en français, on pourrait mettre :

 

D’où partent ces soins bienfaisants ?

Ils sont d’un monarque et d’un père :

Il veille sur tous ses enfants,

Il les soulage et les éclaire.

 

          Mais voilà quatre-vingt-une lettres au lieu de quarante-huit. Il faudrait donc rendre les caractères de moitié plus petits, et alors l’inscription serait peut-être inlisible. Je trouverais cette inscription française assez passable ; mais vous voyez que c’est une rude tâche de faire des vers à tant le pied, à tant le pouce.

 

          Le pauvre malade vous est très tendrement et très inutilement attaché à vous et à madame Dixneufans.

 

 

 

1 – Il s’agit d’une inscription pour l’école de chirurgie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Maret.

 

A Ferney, 28 Avril 1773.

 

 

          Monsieur, je n’ai nul talent pour les inscriptions. Celles qu’on fait en vers français sont toujours languissantes, à cause de la rime, des articles et des verbes auxiliaires. Le latin est bien plus propre au style lapidaire. Il faut toujours deux vers pour le moins en français, il n’en faut qu’un en latin. J’oserais proposer ce vers ïambe :

 

Musarum amicus, judex, patronus fuit (1).

 

          Mais je ne le propose qu’avec une extrême défiance de moi-même. Il vous sera très aisé d’en faire un meilleur. Vous avez le bonheur de jouir de la société de M. de Gerland, vous serez mieux inspiré que moi. Le triste état où je suis influe, comme vous savez, sur les facultés de ce qu’on appelle âme ; le zèle ne donne point d’imagination. Je vous prie de l’assurer de mon très tendre attachement, et de croire que je suis avec les mêmes sentiments, monsieur, etc.

 

 

1 – M. Beuchot croit que cette inscription s’applique au président de La Marche ou au président de Ruffey. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

28 Avril 1773.

 

 

La neige a de nos champs fait blanchir la verdure,

Et nous mangeons des petits pois !

Ainsi donc vous changez les lois

De l’aveugle et triste nature.

Si jamais quelque potentat

Veut achever par la justice

De changer les lois de l’Etat,

Il nous rendra plus d’un service.

 

 

          Vous m’envoyez, mon cher ami, non seulement des petits pois et des artichauts, mais encore de jolis vers, je vous remercie des uns et des autres. Défaites-vous donc de votre goutte ; il me semble que vous en êtes trop souvent attaqué. Pour moi, j’ai tous les maux ensemble ; sans cela je serais actuellement avec vous. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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