CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 8
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à M. Marin.
A Ferney, 10 Avril 1773 (1).
Il me paraît que le public des honnêtes gens revient beaucoup en faveur de M. de Morangiés. C’est une chose bien absurde que la rétractation d’un faux témoin ne soit pas admise en justice après le récolement. Je regarde le désaveu fait par cette malheureuse Hérissé Tempête, avant d’être fouettée et marquée, comme une espèce de testament de mort qui doit servir de matière à une nouvelle instruction, et qui prouve évidemment que M. de Morangiés est opprimé par la plus infâme canaille. La faveur donnée à un vérolé, et le décret de prise de corps contre un chirurgien honnête homme, marquent, ce me semble, la plus mauvaise volonté de la part du juge. Ce juge s’est fait un point d’honneur de protéger la populace contre la noblesse ; mais il ne fallait protéger que la vérité contre l’imposture juridiquement, et que les billets de M. de Morangiés subsistent toujours.
Au reste, ce problème me paraît plus intéressant que cent mille billevesées mathématiques et cent mille discours pour les prix des académies.
Je ne connais point du tout, mon cher ami, ce M. de Boissy dont vous vous plaignez, ni ce M. l’abbé Savatier qui m’a tant dénigré (2). Ma longue maladie, dont je ne suis pas encore guéri, ne m’a pas laissé le temps de lire leurs brochures. On dit que M. de La Harpe a fait une tragédie, qui est le meilleur de tous ses ouvrages. Je le souhaite de tout mon cœur pour l’honneur des lettres et pour son avantage. C’est de tous nos jeunes gens celui qui fait le mieux des vers, qui écrit le mieux en prose, et qui a le goût le plus sûr.
Voudriez-vous bien avoir la bonté de lui faire remettre cette lettre ?
Le vieux malade de Ferney vous embrasse bien tendrement.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Louis de Boissy, dans sa brochure contre Sabatier, demandait à celui-ci pourquoi il avait attaqué Voltaire et épargné Marin. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 11 Avril 1773.
Je m’imagine que mon héros fait ses pâques à Versailles, et que j’aurai tout le temps de disposer mon squelette à me rendre à ses ordres.
Votre Lazare ressuscité ne manquera pas de venir au rendez-vous, le plus secrètement que faire se pourra, dès que vous lui aurez marqué le jour où il devra partir ; après quoi il retournera bien vite dans son ermitage.
On doit jouer incessamment les Lois de Minos à Lyon, et l’on fait pour cela de grands préparatifs ; c’est précisément de quoi je ne veux pas être témoin. Comme vous l’êtes l’unique objet de mon voyage, je ne veux pas qu’aucune idée étrangère se mêle à mon idée dominante. Je compte d’ailleurs beaucoup plus sur les acteurs de Bordeaux que sur ceux de Lyon. Belmont fera ses efforts pour faire réussir une pièce que vous protégez, qui vous est dédiée, et qui vous appartient.
A l’égard de Paris, je pense qu’il ne faut pas se presser, et que vous pourriez attendre le voyage de Fontainebleau. Il n’est pas impossible que dans ce temps-là vous n’ayez quelques bons acteurs. Il y en a un (1) qui était à Lyon, et que j’envoie malheureusement à Pétersbourg. Je m’en repens du fond de mon cœur. Je crois qu’il serait devenu excellent à Paris.
La pièce d’ailleurs était fort mal arrangée par Lekain, et les rôles ridiculement donnés. Monseigneur me permettra d’arranger tout cela différemment, selon son bon plaisir.
Il pleut de mauvais vers à Turin ; c’est tout comme chez vous ; et vous rembourserez plus d’un sonnet, quand vous viendrez dans ce pays-là. La troupe de l’impératrice-reine est revenue de Naples et de Venise, où elle a beaucoup réussi. C’est la première fois qu’on a vu des acteurs français au fond de l’Italie. Vous pourriez bien trouver parmi ces comédiens quelqu’un qui vous convînt. Je m’aperçois que je ne vous parle que de théâtre ; mais vous êtes premier gentilhomme de la chambre, et les plaisirs de l’esprit sont faits pour vous être aussi chers que les autres.
Vous ne m’avez point mandé si l’on pouvait vous envoyer de gros paquets du côté de la Suisse. Je crains toujours de commettre quelque indiscrétion ; mon ombre me fait peur : c’est apparemment depuis que j’ai été sur le point de n’être plus qu’une ombre.
Jouissez, monseigneur, de votre belle santé. Il n’y a de jeunes que ceux qui se portent bien. Daignez continuer à me faire oublier par vos bontés toutes les misères de ma décrépitude, et agréez toujours mon tendre respect.
M. de Sartines m’a écrit qu’il ne doutait pas de la prévarication de Valade ; qu’il aurait tout saisi, si tout n’avait pas été vendu, et qu’il me priait de ne pas exiger de lui qu’il poussât plus loin cette affaire. Je vous rends compte de tout comme à mon médecin.
A propos, je vous crois réellement le meilleur médecin du monde ; car, par votre attention et votre régime, vous avez fortifié votre santé et prolongé vos plaisirs. Boerhaave, avec tous ses livres et un tempérament de fer, n’a pas su arriver à soixante-dix ans faits. Vivez cent ans, et moquez-vous intérieurement des médecins, ainsi que du reste du monde.
1 – Aufresne. (G.A.)
à M. Bordes.
A Ferney, 12 Avril 1773 (1).
Madame Denis a voulu lire aussi Parapilla, mon cher confrère ; je vous renvoie à regret cet agréable ouvrage, et je mets sous votre protection les Aventures crétoises, qui ne plairont pas si fort aux dames.
Je crois qu’Aufresne sera dans deux ou trois jours à Lyon ; ne pourrait-on pas l’engager à jouer Teucer ? Le vieux malade vous embrasse bien tendrement.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
Ferney, 14 Avril (1).
Monsieur, la lettre dont vous m’avez honoré a été une de mes plus grandes consolations. Il est vrai que j’ai été assez mal ; mais j’avais chargé M. l’avocat Belleguier (2), qui fait les affaires de la Sorbonne et les miennes, de vous assurer que je mourrais très attaché à tous mes anciens sentiments, et surtout à vous, monsieur, qui daignez toujours prendre quelque intérêt à ce qui me regarde, malgré ma constante aversion pour les assassins du chevalier de La Barre.
Si j’ai encore à vivre quelque temps dans ma retraite, au milieu de ma petite colonie, ce sera pour regretter les moments que vous avez bien voulu me donner quelquefois, pour en conserver le souvenir le plus cher et pour vous être très dévoué jusqu’à mon dernier moment. Je suis encore bien faible, mais il me semble que je reprends un peu de force en vous écrivant. J’ai l’honneur d’être, avec bien du respect et de la reconnaissance, monsieur, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – C’est-à-dire qu’il lui avait envoyé le Discours de Me Belleguier. (G.A.)
à Madame ***.
2 Mars 1773 (1).
Madame, mon âge de près de quatre-vingts ans et une longue maladie sont mon excuse de vous remercier si tard, et de ne vous pas écrire de ma main.
Si vous êtes Italienne, le Tasse a été votre maître ; c’est Addison, si vous êtes Anglais.
J’étais mourant quand M. Bourgeois m’apporta votre présent, et je ne pus avoir le bonheur de le voir. Tout ce que je puis faire est d’adresser mes remerciements chez votre libraire. Il a imprimé une tragédie qui vaut beaucoup mieux que la mienne ; je serais plein de jalousie, si je ne l’étais de reconnaissance. Etes-vous une Anglaise qui a voyagé en Italie, ou une Italienne établie à Londres ? Dans l’une ou dans l’autre supposition, le génie de Shakespeare et l’élégance d’Addison vous ont inspirée. J’ai l’honneur d’être, avec la plus respectueuse estime, madame, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
19 Avril 1773.
Mon cher ange, votre lettre du 13 avril m’a bien consolé, mais ne m’a pas guéri, par la raison qu’à soixante-dix-neuf ans, avec un corps de roseau et des organes de papier mâché, je suis inguérissable. Toutes les chimères dont je me berçais sont sorties de ma tête. Vous savez que j’avais imaginé de partir de Crète sur un vaisseau suédois (1), pour venir vous embrasser ; la destinée en a ordonné autrement. Je vous avoue que j’en ai été au désespoir, et que mon chagrin n’a pas peu contribué à envenimer l’humeur qui rongeait ma déplorable machine.
On va représenter les Crétois à Lyon, à Bordeaux, à Bruxelles. A l’égard des comédiens de votre ville de Paris, je puis dire d’eux ce que saint Paul disait des Crétois de son temps : « Ce sont de méchantes bêtes et des ventres paresseux. » Je puis ajouter encore que ce sont des ingrats. Il ont eu le mauvais procédé et la bêtise de préférer je ne sais quel Alcydonis ; Dieu les en a punis en ne leur accordant qu’une représentation. J’espère que M. le maréchal de Richelieu pourra mettre quelque ordre dans ce tripot. Il était bien ridicule d’ailleurs que Lekain s’avisât de vouloir jouer le rôle d’un jeune homme, tandis que celui de Teucer était fait pour sa taille, et le rôle du vieillard pour Brizard. Si on ne peut pas réformer le tripot, je m’en lave les mains, et je me borne à mes bosquets et à mes fontaines.
On m’a mandé que la détestable copie sur laquelle le détestable Valade avait fait sa détestable édition venait d’une autre copie qui avait traîné dans l’antichambre de madame du Barry ; mais cela est impossible, parce que l’exemplaire prêté à madame du Barry était absolument différent.
Vous saurez, s’il vous plaît, que les Lois de Minos sont suivies de plusieurs pièces très curieuses qui composent un assez gros volume ; c’est ce volume que je veux vous envoyer. Je cherche des moyens de vous le faire parvenir. Cela n’est pas si aisé que vous le pensez, surtout après l’aventure des deux tomes (2) très condamnables et très brûlables que de charitables âmes m’ont fait la grâce de m’imputer. Ce monde est un coupe-gorge, et il y a des gens qui, pour couper la mienne, se servent d’un long rasoir dont le manche est dans une sacristie. Est-il possible que vous n’ayez pas un moyen à m’indiquer pour vous faire parvenir le recueil crétois ? Il ne part pas tous les jours des voyageurs de Genève pour Paris. D’ailleurs je n’en vois aucun ; je fais fermer ma porte à tout le monde ; mon triste état ne me permet pas de recevoir des visites.
Lekain m’a écrit sur ma maladie. Je le crois actuellement à Marseille. Je lui répondrai quand il sera de retour.
Vous me parlez de la Sophonisbe de Mairet rapetassée, et tellement rapetassée, qu’il n’y a pas un seul mot de Mairet. Vous aurez cette Sophonisbe dans le paquet de la Crète mais quand et par où ? Dieu le sait ; car Marin ne peut plus recevoir de gros paquets.
J’ai répondu à tout ; mais il me semble toujours que je n’ai pas répondu assez aux marques de l’amitié constante que vous daignez me conserver, vous et madame d’Argental. Mon corps souffre beaucoup ; mon âme, s’il y en a une, ce qui est fort douteux, vous est tendrement attachée jusqu’à la dissolution entière de mon individu, laquelle est fort prochaine.
1 – C’est-à-dire de venir assister à la première représentation des Lois de Minos. (G.A.)
2 – De Nouveaux Mélanges. (G.A.)
à M. Diderot.
A Ferney, 20 Avril 1773.
J’ai été bien agréablement surpris, monsieur, en recevant une lettre signée Diderot, lorsque je revenais d’un bord du Styx à l’autre.
Figurez-vous quelle eût été la joie d’un vieux soldat couvert de blessures, si M. de Turenne lui avait écrit. La nature m’a donné la permission de passer encore quelque temps dans ce monde, c’est-à-dire une seconde entre ce qu’on appelle deux éternités, comme s’il pouvait y en avoir deux.
Je végéterai donc au pied des Alpes, encore un instant, dans la fluente du temps qui engloutit tout. Ma faculté intelligente s’évanouira comme un songe, mais avec le regret d’avoir vécu sans vous voir.
Vous m’envoyez les fables d’un de vos amis (1). S’il est jeune, je réponds qu’il ira très loin ; s’il ne l’est pas, on dira de lui qu’il écrivit avec esprit ce qu’il inventa avec génie ; c’est ce qu’on disait de La Motte. Qui croirait qu’il y eût encore une louange au-dessus de celle-là ? et c’est celle qu’on donne à La Fontaine : Il écrivit avec naïveté. Il y a, dans tous les arts, un je ne sais quoi qu’il est bien difficile d’attraper. Tous les philosophes du monde, fondus ensemble, n’auraient pu parvenir à donner l’Armide de Quinault, ni les Animaux malades de la peste, que fit La Fontaine, sans savoir même ce qu’il faisait. Il faut avouer que, dans les arts de génie, tout est l’ouvrage de l’instinct. Corneille fit la scène d’Horace et de Curiace comme un oiseau fait son nid ; à cela près qu’un oiseau fait toujours bien, et qu’il n’en est pas de même de nous autres chétifs. M. Boisard paraît un très joli oiseau de Parnasse, à qui la nature a donné, au lieu d’instinct, beaucoup de raison, de justesse et de finesse. Je vous envoie ma lettre de remerciements pour lui. Ma maladie, dont les suites me persécutent encore, ne me permet guère d’être diffus. Soyez sûr que je mourrai en vous regardant comme un homme qui a eu le courage d’être utile à des ingrats, et qui mérite les éloges de tous les sages. Je vous aime, je vous estime, comme si j’étais un sage. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Boisard, secrétaire du conseil du comte de Provence. (G.A.)