CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 9
Photo de PAPAPOUSS
à M. Marin.
A Ferney, 27 avril 1772.
Je dois vous dire d’abord, mon cher ami, que c’est moi qui fis faire une consultation à Rome (1). Il s’agissait du marquis de Florian, mon neveu, et d’une femme divorcée. Ce n’est point du tout le cas de M. de Bombelles ; ces deux affaires n’ont aucun rapport. De plus, mon neveu étant officier, chevalier de Saint-Louis, et pensionné par le roi, est astreint à des devoirs dont la transgression pourrait avoir des suites fâcheuses. Priez M. Linguet de ne point parler du tout de cette affaire.
J’ai lu le mémoire en faveur de M. le comte de Morangiés (2). J’ai été fort lié dans ma jeunesse avec madame sa mère. Je date de loin. Je ne peux imaginer qu’il perde son procès. Il est vrai qu’il a commis une grande imprudence en confiant à des gredins des billets pour cent mille écus. Les grandes affaires se traitent souvent ainsi à Lyon et à Marseille. Oui ; mais c’est avec des banquiers et des négociants accrédités, et non pas avec des gueuses qui prêtent sur gages.
Cette affaire, qui paraît unique, ressemble assez à celle d’une friponne de janséniste que j’ai connue. Elle redemandait dans Bruxelles, en 1740, la somme de trois cent mille florins d’Empire au frère Yancin, procureur des jésuites, et son confesseur. Je fus témoin de ce procès. Cette femme, nommée Genep, feignit d’être fort malade ; elle envoya chercher le confesseur procureur Yancin. La coquine avait mis en sentinelle derrière une tapisserie, un notaire, deux témoins, et son avocat, janséniste comme Arnauld. Le confesseur arrive ; il prend une espèce de transport au cerveau à madame Genep. Elle s’écrie : Mon père, je ne me confesserai point que je ne voie mes trois cent mille florins en sûreté. Le confesseur, qui lui voit rouler les yeux et grincer les dents, croit devoir ménager sa folie ; il lui dit, pour l’apaiser, qu’elle ne doit point craindre pour son argent, et qu’il faut d’abord songer à son âme. Tout cela est bel et bon, reprit la mourante ; mais avez-vous fait un emploi valable de mes trois cent mille florins ?
- Oui, oui ; ne soyez en peine que de votre salut, ma bonne.
- Mais songez bien à mon argent. – Eh ! mon Dieu ! oui, j’y songe ; un petit mot de confession, s’il vous plaît. Cependant on fait un procès-verbal des demandes et des réponses ; et dès le lendemain, la malade répète en justice cette somme immense, ce qui prouve en passant que les disciples d’Augustin en savent autant que les enfants d’Ignace. Les jésuites se servirent contre ma drôlesse des mêmes moyens que M. Linguet emploie. Où avez-vous pris trois cent mille florins d’Empire, vous la veuve d’un petit commis à cent écus de gages ! – Où je les ai pris ? dans mes charmes. Que répondre à cela ? que faire ? Madame Genep meurt, et jure en mourant, sur son crucifix, qu’elle a porté la somme entière chez son confesseur ; Les héritiers poursuivent, ils trouvent un fiacre qui dépose qu’il a porté l’argent dans son carrosse. Le fiacre apparemment était janséniste aussi. L’avocat triomphait. Je lui dis : Ne chantez pas victoire ; si vous aviez demandé dix ou douze mille florins, vous les auriez eus ; mais vous n’en aurez jamais trois cent mille. En effet, le fiacre qui n’était pas aussi habile que madame Genep, fut convaincu d’être un sot menteur, il fut fouetté et banni. J’ai peur qu’il en arrive autant à notre ami du Jonquay.
A propos, j’ai été fâché que M. Linguet, élève de Cicéron, ait traité Cicéron de lâche (3), qui ne plaidait que pour des coquins ; il ne faut pas qu’un cordelier prêche contre saint François d’Assise ; mais j’ai toujours pensé comme lui sur l’histoire ancienne, et je l’ai dit longtemps avant lui, et ensuite je me suis appuyé de son opinion. Son plaidoyer me paraît bien raisonné et bien écrit. Je voudrais bien voir ce que M. Gerbier peut opposer à des arguments qui me semblent convaincants.
L’Eloge de la Police est un beau morceau ; la comparaison hardie de la direction des boues et lanternes, des p…., des filous et des espions, avec l’ordre des sphères célestes, est si singulière, que l’auteur devait bien citer Fontenelle, à qui elle appartient (4).
Tâchez, mon cher ami, de me procurer les deux factums pour et contre, et l’épître du faquin qui se croit secrétaire de Boileau, en cas que vous ayez ce rogaton. On ne peut vous être plus attaché que le vieux malade de Ferney.
1 – Voyez la lettre à Bernis du 28 janvier. (G.A.)
2 – Voyez cette affaire. (G.A.)
3 – Dans son livre intitulé, Canaux navigables, ou Développement des avantages qui résulteraient de l’exécution de plusieurs projets en ce genre pour la Picardie, l’Artois, la Bourgogne, la Champagne et toute la France, etc. (G.A.)
4 – Eloge de d’Argenson. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
29 Avril 1772 (1).
Mon cher ange, vous saurez d’abord que M. Huber (2), Génevois, qui va à Paris, vous remettra un neuf.
Ensuite vous saurez que l’avocat Duroncel est convenu de tout ce que vous dites dans votre lettre du 13 avril. Il y a remédié comme il a pu, ainsi qu’à quelques autres défauts ; il vous enverra une nouvelle copie de son factum bien et dûment corrigée. Il se pressait d’abord de faire porter sa cause à l’audience, parce qu’il craignait ce qui est arrivé ; et les mêmes raisons qui lui donnaient de la vivacité, le forcent à présent à temporiser beaucoup.
Il sait d’ailleurs que votre ville de Paris est remplie des plus sottes et des plus violentes cabales, des intrigues les plus ridicules, des plus absurdes calomnies en tout genre. Si vous avez vu un petit libelle intitulé, Réflexions sur la jalousie (3), composé par un ancien associé d’Helvétius, voici ma réponse (4). Si le libelle est publié, je la publierai ; s’il est inconnu, je la supprimerai. Mandez-moi, je vous prie, si on nomme l’auteur du libelle ; soyez sûr que je vous garderai inviolablement le secret.
Sur ce, je me mets sub umbra alarum tuarum.
P.S. – J’ai lu ce plaidoyer en faveur du comte de Morangiés. N’êtes-vous pas indigné contre Gerbier, qui soutient des coquins absurdes, dont le crime saute aux yeux ? Il faut que l’absurdité soit bien faite pour le peuple, puisque tout Paris a pris le parti de ces misérables.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le peintre. (G.A.)
3 – Par Charles Leroy. (G.A.)
4 – Voyez, page 738, la Lettre sur un écrit anonyme. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 29 Avril 1772.
Je dirai d’abord à mon héros qu’il est impossible que La Harpe ait fait les très impertinents vers que les cabaleurs du temps ont mis sur son compte ; il en est incapable, et il est évident qu’ils sont d’un homme qui ose être jaloux de votre gloire, de votre considération, de l’extrême supériorité que vous avez eue sur tous ceux qui ont couru la même carrière que vous. Soyez très persuadé, monseigneur, que La Harpe n’a eu aucune part à cette plate infamie ; je le sais de science certaine. Il en résultera de cette calomnie atroce que vous accorderez votre protection à ce jeune homme, avec d’autant plus de bonté qu’il a été accusé auprès de vous plus cruellement.
Je vois de loin toutes les ridicules cabales qui désolent la société dans Paris, et qui rendent notre nation fort méprisable aux étrangers. Nous sommes dans l’année centenaire de la Saint-Barthélemy ; mais nous avons substitué des combats de rats et de grenouilles à la foule des grands assassinats et des crimes horribles qui nous firent détester du genre humain. Aujourd’hui du moins nous ne sommes qu’avilis.
La discorde n’a chez nous d’autre effet que celui qu’elle a chez les moines. Elle produit des pasquinades contre M. le prieur, de petites jalousies, de petites intrigues ; tout est petit, tout est bassement méchant. Je ne vois pas ce que nous deviendrions sans l’opéra-comique, qui sauve un peu notre gloire.
Dieu me garde de m’aller fourrer dans le tourbillon d’impertinences qui emporte à tout vent toutes les cervelles de Paris ! Je voudrais bien pourtant ne point mourir sans vous avoir fait ma cour. Il est dur pour moi de n’avoir point cette consolation, mais je ne puis me remuer. Il y a deux ans que je n’ai mis d’habit ; j’ai fermé ma porte à tous les étrangers ; je suis presque entièrement sourd et aveugle, quoique j’aie encore quelquefois de la gaieté.
J’ai peur de ne pas réussir à être fait ; j’ai peur que vous n’ayez pas été content de ma Bégueule, car vous n’avez jamais fréquenté de ces personnes-là ; et elles n’auraient pas été longtemps bégueules avec vous. Si jamais vous faisiez un petit tour à Richelieu, je me ferais traîner sur la route pour envisager encore une fois mon héros, et pour lui renouveler le plus sincère, le plus respectueux et le plus tendre des hommages.
à M. le cardinal de Bernis.
1 Ferney, 2 Mai 1772.
Je l’avais bien dit à votre éminence et à sa sainteté, que vous seriez tous deux responsables des péchés de ce pauvre Florian (1). Il s’est marié comme il a pu. On prétend que son mariage est nul ; mais les conjoints l’ont rendu très réel. C’est bien la peine d’être pape pour n’avoir point le pouvoir de marier qui l’on veut ! Pour moi, si j’étais pape, je donnerais liberté entière sur cet article, et je commencerais par la prendre pour moi.
En attendant, permettez que j’aie l’honneur de vous envoyer ce petit conte qui m’a paru très honnête (2), et qui est, je crois, d’un jeune abbé. Quand les dieux autrefois venaient sur la terre, c’était pour s’y amuser, attendu que la journée a vingt-quatre heures. Votre génie doit s’amuser toujours, même à Rome ; il serait peut-être excédé de tracasseries dans Versailles ; il verrait de trop près nos misères ; il est mieux dans le pays des Scipion, des Virgile, et des Horace. Le vieux malade de Ferney vous demande très humblement votre bénédiction et des indulgences plénières.
1 – Voyez la lettre à d’Argental du 1er Avril. (G.A.)
2 – La Bégueule. (G.A.)
à M. Marin.
4 Mai 1772 (1).
Comme je suis sûr, mon cher monsieur, que le libelle (2) auquel j’ai voulu répondre est de Langleviel dit La Beaumelle, j’ai trouvé qu’il ne méritait pas qu’on lui répondît. J’aime mieux m’amuser avec des Bégueules qu’avec des méchants très méprisables.
On parle d’une mauvaise réponse faite au plaidoyer de M. Linguet ; je suis surpris qu’on ose en faire une.
Vous savez la réparation qu’on a faite sur la méprise d’Arras (3) ; mais qu’elle réparation ! Il fallait que les premiers juges demandassent pardon à genoux à la veuve de l’innocent, et lui fissent une pension de la moitié de leurs biens. Je recommande les incluses à vos bontés.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Les Trois Siècles de la littérature, par Sabatier de Castres. (G.A.)
3 – Voyez l’affaire Montbailly. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
4 Mai 1772.
Les quatre ou cinq ans dont vous me parlez, madame, supposeraient pour mon compte quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois ans, ce qui n’est pas dans l’ordre des probabilités. Il est certain qu’en général votre espèce féminine va plus loin que la nôtre ; mais la différence en est si médiocre, que cela ne vaut pas la peine d’en parler. Un philosophe nommé Timée (1) a dit, il y a plus de deux mille cinq cents ans, que notre existence est un moment entre deux éternités ; et les jansénistes, ayant trouvé ce mot dans les paperasses de Pascal, ont cru qu’il était de lui. Les individus ne sont rien, et les espèces sont éternelles.
Je ne crois pas que vous ayez lu les Lettres de Memmius à Cicéron, dont la traduction se trouve à la fin du neuvième tome des Questions, que je ne vous ai pas envoyé. Non seulement je n’envoie le livre à personne, et je n’écris presque à personne, mais je pense que la moitié de ces Questions au moins n’est faite que pour les gens du métier, et doit furieusement ennuyer quiconque ne veut que s’amuser. J’ignore si vous avez le temps et la volonté de vous faire lire bien posément ces Lettres de Memmius : les idées m’en paraissent très plausibles, et c’est à quoi je me tiens.
Le petit conte de la Bégueule est d’un genre tout différent ; c’est la farce après la tragédie. J’avoue que je n’ai pas osé vous l’envoyer, parce que j’ai supposé que vous n’aviez nulle envie de rire. Le voilà pourtant ; vous pouvez le jeter dans le feu, si bon vous semble.
Quand je vous dis, madame, que je voudrais habiter la chambre de Formont, je ne vous dis que la vérité ; mais l’état de ma santé ne me permettrait pas même de vous voir, ce qu’on appelle en visite. La vie de Paris serait non seulement affreuse, mais impossible à soutenir pour moi. Je ne sais plus ce que c’est que de mettre un habit ; et lorsque le printemps et l’été me délivrent de mes fluxions sur les yeux, mes journées entières sont consacrées à lire. Si je vois quelques étrangers, ce n’est que pour un moment.
Voyez si cette vie est compatible avec le séjour d’une ville où il faut promener la moitié du temps son corps dans une voiture, et où l’âme est toujours hors de chez elle. Les conversations générales ne sont qu’une perte irréparable du temps.
Vous êtes dans une situation bien différente. Il vous faut de la dissipation : elle vous est aussi nécessaire que le manger et le dormir. Votre triste état vous met dans la nécessité d’être consolée par la société ; et cette société, qu’il me faudrait chercher d’un bout de la ville à l’autre, me serait insupportable. Elle est surtout empoisonnée par l’esprit de parti, de cabale, d’aigreur, de haine, qui tourmente tous vos pauvres Parisiens, et le tout en pure perte. J’aimerais autant vivre parmi des guêpes que d’aller à Paris par le temps qui court.
Tout ce que je puis faire pour le présent, c’est de vous aimer de tout mon cœur, comme j’ai fait pendant environ cinquante années. Comment ne vous aimerais-je pas ? Votre âme cherche toujours le vrai ; c’est une qualité aussi rare que le vrai même. J’ose dire qu’en cela je vous ressemble : mon cœur et mon esprit ont toujours tout sacrifié à ce que j’ai cru la vérité.
C’est en conséquence de mes principes que je vous prie très instamment de faire passer à votre grand’maman ce petit billet de ma main que je joins à ma lettre.
Vous m’avez boudé pendant près d’un an, vous avez eu très grand tort assurément : vous m’avez fait une véritable peine, mais mon cœur n’en est pas moins à vous. Il faut que vous le soulagiez du fardeau qui l’accable. J’ai été désolé de l’idée qu’on a eue que j’aie pu changer de sentiment. Vous me devez justice auprès de votre grand’maman. Puisque vous m’envoyez ce qu’elle vous écrit pour moi, envoyez-lui donc ce que je vous écris pour elle, et songez que, vous et votre grand’maman, vous êtes mes deux passions si vous n’êtes pas mes deux jouissances.
1 – Ou plutôt Mercure Trismégiste. (G.A.)