CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 10

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à M. le comte d’Argental.

 

4 Mai 1772.

 

 

          Mon cher ange, ceci est sérieux. On m’accuse publiquement dans Paris d’être l’auteur d’une pièce de théâtre intitulée les Lois de Minos, ou Astérie. Cette calomnie sera si préjudiciable à votre pauvre Duroncet, qu’assurément sa pièce ne sera jamais jouée, et je sais qu’il avait besoin qu’on la représentât, pour bien des raisons. Vous savez qu’on fit examiner les Druides par un docteur de Sorbonne, et qu’on a fini par en défendre la représentation et l’impression.

 

          Vous voyez qu’il est d’une nécessité indispensable que M. le duc de Duras, M. de Chauvelin, M. de Thibouville, mademoiselle Vestris et surtout Lekain, crient de toutes leurs forces à l’imposture, et rendent à l’avocat ce qui lui appartient.

 

          Il est certain qu’en toute autre circonstance sa pièce aurait passé sans la moindre difficulté ; mais vous savez que, quand le lion voulut chasser les bêtes à cornes de ses Etats, il voulut y comprendre les lièvres, et qu’on s’imagina que leurs oreilles étaient des cornes.

 

          Il arrivera malheur, vous dis-je, si vous n’y mettez la main. J’aurais sur cette affaire mille choses à vous dire que je ne vous dis point. Tout est parti, intrigue, cabale, dans Paris. Duroncel deviendra un terrible sujet de scandale. Il se flattait de venir passer quelques jours auprès de vous, et il ne le pourra pas ; cette idée le désespère. Il me semble que vous pouvez aisément mettre un emplâtre sur cette blessure. Vos amis peuvent soutenir hardiment la cause de ce jeune avocat, sans que personne soit en droit de les démentir.

 

          Au reste, quand il faudra sacrifier quelques vers à la crainte des allusions, Duroncel sera tout prêt ; vous savez combien il est docile.

 

          Il me semble que M. le duc de Duras peut s’amuser à protéger cet ouvrage. Puisqu’il y a tant de cabales, il peut se mettre à la tête de celle-là sans aucun risque. Rien n’est si amusant, à mon gré, qu’une cabale. J’ose croire que, quand il le faudra, M. le chancelier protègera son avocat. J’ai sur cela des choses assez extraordinaires à vous dire. Je crois que je dois compter sur ses bontés ; mais le préalable de toute cette négociation est qu’on dise partout que la pièce n’est point de moi ; sans ce point principal, on ne viendra à bout de rien.

 

          C’est grand’pitié que ce qui était, il y a trente ans, la chose du monde la plus simple et la plus facile, soit aujourd’hui la plus épineuse. C’était pour se dérober à toutes ces petites misères que Duroncel voulait imprimer son plaidoyer sans le prononcer.

 

          Enfin vous êtes ministre public ; les droits de la Crète sont entre vos mains, mon cœur aussi.

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 8 Mai 1772.

 

 

          J’ai quelque soupçon que mon héros me boude et me met en pénitence. Trop de gens me parlent des Lois de Minos, et monseigneur le premier gentilhomme de la chambre, M. notre doyen peut dire : On ne m’a point confié ce code de Minos, on s’est adressé à d’autres qu’à moi. Voici le fait.

 

          Un jeune homme et un vieillard passent ensemble quelques semaines à Ferney. Le jeune candidat veut faire une tragédie, le vieillard lui dit : Voici comme je m’y prendrais. La pièce étant brochée : Tenez, mon ami, vous n’êtes pas riche, faites votre profit de ce rogaton ; vous allez à Lyon, vendez-là à un libraire de Lyon (1) ; le libraire s’adresse au magistrat de la librairie ; ce magistrat est le procureur général. Ce procureur général, voyant qu’il s’agit de lois, envoie vite la pièce à M. le chancelier qui la retient, et on n’en entend plus parler. Je ne dis mot ; je ne m’en avoue point l’auteur ; je me retire discrètement. Pendant ce temps-là, un autre jeune homme, que je ne connais point, va lire la pièce aux comédiens de Paris. Ceux-ci, qui ne s’y connaissent guère, la trouvent fort bonne ; ils la reçoivent avec acclamation. Ils la lisent ensuite à M. le duc de Duras et à M. de Chauvelin ; ces messieurs croient deviner que la pièce est de moi, ils le disent, et je me tais ; et quand on en parle, je nie, et on ne me croit pas.

 

Voilà donc, mon héros, à quel point nous en sommes (2).

 

          Je suppose que vous êtes toujours à Paris dans votre palais, et non dans votre grenier de Versailles. Je suppose encore que vos occupations vous permettent de lire une mauvaise pièce, que vous daignerez vous amuser un moment des radoteries de la Crète et des miennes : en ce cas, vous n’avez qu’à donner vos ordres. Dites-moi comment il faut s’y prendre pour vous envoyer un gros paquet, et dans quel temps il faut s’y prendre ; car monseigneur le maréchal a plus d’une affaire, et une plate pièce de théâtre est mal reçue quand elle se présente à propos, et à plus forte raison quand elle vient mal à propos.

 

          Pour moi, c’est bien mal à propos que j’achève ma vie loin de celui à qui j’aurais voulu en consacrer tous les moments, et dont la gloire et les bontés me seront chères jusqu’à mon dernier soupir.

 

 

1 – Rosset. (G.A.)

2 –       Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes.

 

                                               Cinna, act. Ier, sc. III. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

9 Mai 1772.

 

 

          M. de Thibouville ne m’a pas écrit un seul mot en faveur de Duroncel ; je ne sais ce qu’il fait, ni où il est. N’est-il point à Neuilly ? mais que deviendra la Crète ? que ferez-vous d’Astérie et de son petit sauvage ? pensez-vous, mes chers anges, avoir fait une bonne action en me calomniant, en me faisant passer pour l’auteur, et notre avocat pour mon prête-nom ? ne voyez-vous pas déjà tous les Pharès (1) du monde s’unir pour m’excommunier, et la pièce défendue et honnie ? comment vous tirerez-vous de ce bourbier ?

 

          Je suis persuadé que la paix entre Catherine et Moustapha est moins difficile à faire. Vous sentez, de plus, combien un certain doyen (2) sera piqué de n’avoir pas été dans la confidence, combien ses mécontentements vont redoubler. Il trouvera la pièce scandaleuse, impertinente, ridicule. Voyez quel remède vous pouvez apporter à ce mal presque irréparable, et qui n’est pas encore ce qu’il y a de plus terrible dans l’affaire de ce pauvre Duroncel. Pour moi, je n’y sais d’autre emplâtre que de me confier au doyen ; après quoi il faudra, dans l’occasion, me confier aussi au chancelier ; car vous frémiriez si je vous disais ce qui est arrivé (3). Allez, allez, vous devez avoir sur les bras la plus terrible négociation que jamais envoyé de Parme ait eue à ménager.

 

          Quoi qu’il en soit, je baise les ailes de mes anges. Je les prie de s’amuser gaiement de tout cela. Avec le temps on vient à bout de tout, ou du moins de rire de tout.

 

          Le roi de Prusse trouve les Pélopides une très bonne pièce, très bien écrite. Il dit expressément (4) que celle de Crébillon est d’un Ostrogoth. L’impératrice de Russie me demandait, il n’y a pas longtemps, si Crébillon avait écrit dans la même langue que moi.

 

 

1 – Le grand-prêtre des Lois de Minos. (G.A.)

2 – Richelieu. (G.A.)

3 – Voyez la lettre à Richelieu du 8 mai. (G.A.)

4 – Lettre du 18 avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Condorcet.

 

11 mai 1772.

 

 

          J’ai été tenté de me mettre dans une grosse colère à l’occasion de ce qui s’est passé à l’Académie française (1) ; mais, quand je considère que M. d’Alembert a bien voulu être notre secrétaire perpétuel, je suis de bonne humeur, parce que je suis sûr qu’il mettra les choses sur un très bon pied. Les ouragans passent, et la philosophie demeure.

 

          Si le jeune auteur d’une tragédie nouvelle a l’honneur d’être connu de vous, monsieur, et s’il y a, comme vous le dites, un grain de philosophie dans sa pièce, conseillez-lui de la garder quelque temps dans son portefeuille : la saison n’est pas favorable.

 

          Je vais faire venir, sur votre parole, l’Histoire de l’Etablissement du commerce dans les Deux-Indes (2). J’ai bien peur que ce ne soit un réchauffé avec de la déclamation. La plupart des livres nouveaux ne sont que cela.

 

          Un barbare vient de m’envoyer, en six volumes, l’Histoire du monde entier, qu’il a copiée, dit-il, fidèlement d’après les meilleurs dictionnaires.

 

          Embrassez pour moi, je vous prie, mon cher secrétaire. L’Académie n’en a point encore eu de pareil. Je mourrais bien gaiement, si vous pouviez faire encore un petit voyage avec lui.

 

 

1 – Le roi ne ratifia pas les nominations de Delille et de Suard faites le même jour. (G.A.)

2 – Par Raynal. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

11 Mai 1772.

 

 

          Ma foi, mon cher ami, je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit (1) à M. de La Harpe au courant de la plume. Il faudra que je lise le Mercure pour savoir ce que je pense. Je suis bien sûr d’avoir pensé que votre traduction de Pindare doit vous faire le plus grand honneur : c’est un ouvrage que très peu de gens de lettres sont à portée de faire.

 

          Je m’imagine d’ailleurs qu’il n’y avait pas moins de tracasseries et moins de cabales dans Athènes que dans Paris : il est vrai que je vois les choses de si loin, que je les vois mal ; cependant je crois voir clairement qu’à la première occasion vous serez mon confrère ou mon successeur.

 

          Quand j’ai du chagrin, je m’amuse à faire des contes. Madame d’Argental a une Bégueule ; elle vous en fera part, d’autant plus volontiers qu’elle est autant le contraire d’une bégueule que vous êtes le contraire d’un pédant. Le vieux malade de Ferney vous embrasse de tout son cœur : madame Denis a fait autant.

 

 

1 – Le 16 avril. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

12 Mai 1772.

 

 

          J’écris de ma main, madame, cette fois-ci, et d’une petite écriture comme votre grand’maman, malgré mes fluxions sur les yeux. Je voudrais bien que vous pussiez en faire autant.

 

          J’ai exécuté les ordres de votre grand’maman à la lettre. Je n’ai prononcé son nom qu’à des étrangers qui passent continuellement par nos cantons, et j’ai conclu que l’Europe pensait comme moi.

 

          Au reste, je n’écris à personne, et je ne fatigue la poste qu’à porter les montres que ma colonie fabrique. J’ai été longtemps un peu émerveillé que M. Seguier, ci-devant avocat général, fût venu me voir à Ferney pour me dire qu’il serait obligé de déférer l’Histoire du Parlement, et que messieurs l’en pressaient fort : comme si un historien avait pu dissimuler la guerre de la Fronde, et comme s’il avait fallu mentir pour plaire à messieurs. Je n’avais pas lieu assurément de me louer de messieurs, mais, après avoir dit ce que je pensais d’eux depuis vingt ans, j’ai gardé un profond silence sur toutes les choses de ce monde, et je n’ai laissé remplir mon cœur que des sentiments que je dois à mes généreux bienfaiteurs.

 

          Je fais des vœux pour eux, moi qui ne prie jamais Dieu, et qui me contente de la résignation. Il y a des choses que je déteste et que je souffre. Je vois parfaitement de loin toute la méchanceté des hommes, et le néant de leurs illusions.

 

          J’attends la mort en ne changeant de sentiment sur rien, et surtout sur l’attachement que je vous ai voué pour le reste de ma vie.

 

 

 

 

 

à M. le comte de Schomberg.

 

15 Mai 1772.

 

 

          Le vieux solitaire, le vieux malade de Ferney est également reconnaissant du souvenir de M. le comte de Schomberg et de la visite de M. le baron de Gleichen (1). C’est vraiment une ancienne connaissance. J’avais eu l’honneur de le voir, il y a bien longtemps, chez madame la margrave de Bareuth. Il paraît un peu malade comme moi ; mais il court, et je ne puis sortir de ma chambre. Il y a deux ans que je n’ai mis d’habit. Il va chercher la mort, et je l’attends. Il est assurément fort aimable : je le plains beaucoup, lui et son maître (2).

 

          Sa nouvelle sur la Pologne (3), si bien accréditée à Paris, étonne beaucoup notre Suisse. Un comte Orlof, qui était hier dans mon ermitage, dit qu’il n’y a pas un mot de vrai, et les lettres de l’impératrice de Russie semblent dire tout le contraire de ce qu’on débite. Nous autres ermites pacifiques qui mangeons tranquillement notre pain à l’ombre de nos figuiers, nous sommes fort mal informés des bouleversements de ce monde, et nous laissons aller ce malheureux monde comme il plaît à Dieu.

 

          Votre Allemand danois, monsieur, m’a apporté une lettre du prophète Grimm avec la vôtre. Je ne sais où prendre ce prophète ; j’ignore sa demeure : je crois qu’il a un titre de secrétaire de M. le duc d’Orléans ; il me semble, par conséquent, que je puis vous demander votre protection pour lui faire parvenir ma réponse. Je  me suis imaginé que vous pardonnerez cette liberté : il veut que je lui envoie un conte intitulé la Bégueule, qui est, dit-on, d’un ex-jésuite franc-comtois. Je prends le parti de vous envoyer ce conte, bon ou mauvais, et je l’avertis que, s’il veut en avoir copie, il vienne vous demander la permission de le transcrire chez vous.

 

          Soyez bien persuadé, monsieur le comte, que mon cœur est pénétré de vos anciennes bontés, et que vous n’avez point de serviteur plus respectueusement attaché, comme de plus inutile.

 

 

1 – Ministre de Danemark à la cour de Versailles. (G.A.)

2 – Allusion à l’affaire de Struensée. (G.A.)

3 – Le partage de la Pologne, Voltaire n’y pouvait croire. Il s’était toujours imaginé que les Russes n’étaient entrés en Pologne que pour y faire régner la tolérance. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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