CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 8

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 Avril 1772 (1).

 

 

          Le jeune avocat met tout entre les mains de ses anges ; c’est à eux de défendre la cause d’Astérie (2) et de solliciter son procès. En attendant, il leur envoie la petite pièce. Ce jeune Duroncel ressemble, comme deux gouttes d’eau, à l’ingénieur du roi de Narsingue ; il n’y a sorte de sottise dont il ne s’avise.

 

          On manqua M. Constant (3) d’un moment pour lui remettre un neuvième (4). Ce neuvième attend son passeport depuis un mois. Si j’étais moins vieux, et si j’avais un peu de santé, je ne demanderais un passeport que pour venir voir mes anges ; mais étant sourd et aveugle, il faut que je meure dans mon trou. Je baise le bout de vos ailes.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Les Lois de Minos. (G.A.)

3 – Constant de Rébecque, qui devait emporter pour d’Argental le neuvième volume des Questions. (G.A.)

4 – Cette lettre parut dans le Mercure du mois de mai. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

A Ferney, le 19 Avril 1772 (1).

 

 

          Vous prêtez de belles ailes à ce Mercure qui n’était pas même galant du temps de Visé, et qui devient, grâce à vos soins, un monument de goût, de raison, et de génie.

 

          Votre dissertation sur l’ode (2) me paraît un des meilleurs ouvrages que nous ayons. Vous donnez le précepte et l’exemple. C’est ce que j’avais conseillé il y a longtemps aux journalistes ; mais peut-on conseiller d’avoir du talent ? Vos traductions d’Horace et de Pindare en vers français ; et s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il travaillait pour une société littéraire plus occupée de la connaissance de la langue grecque et des anciens usages que de notre poésie.

 

          Je pense qu’on ne chanta les odes de Pindare qu’une fois, et encore en cérémonie, le jour qu’on célébrait les chevaux d’Hiéron, ou quelque héros qui avait vaincu à coups de point. Mais j’ai lieu de croire qu’on répétait souvent à table les chansons d’Anacréon, et quelques-unes d’Horace : une ode, après tout, est une chanson  c’est un des attributs de la joie. Nous avons dans notre langue des couplets sans nombre qui valent bien ceux des Grecs, et qu’Anacréon aurait chanté lui-même, comme on l’a déjà dit très justement.

 

          Toute la France, du temps de notre adorable Henri IV, chantait Charmante Gabrielle ; et je doute que, dans toutes les odes grecques, on trouve un meilleur couplet que le second de cette chanson fameuse :

 

Recevez ma couronne,

Le prix de ma valeur ;

Je la tiens de Bellone,

Tenez-la de mon cœur.

 

          A l’égard de l’air, nous ne pouvons avoir les pièces de comparaison ; mais j’ai de fortes raisons pour croire que la musique grecque était aussi simple que la nôtre l’a été, et qu’elle ressemblait un peu à nos noëls et à quelques airs de notre chant grégorien : ce qui me le fait croire, c’est que le pape Grégoire Ier, quoique né à Rome, était originaire d’une famille grecque, et qu’ils substitua la musique de sa patrie au hurlement des Occidentaux.

 

          A l’égard des chansons pindariques, j’ai vu avec plaisir, dans un essai de supplément à l’entreprise immortelle de l’Encyclopédie, qu’on y cite des morceaux sublimes de Quinault, qui ont toute la force de Pindare, en conservant toujours cet heureux naturel qui caractérise le phénix de la poésie chantante, comme l’appelle La Bruyère.

 

Chantons dans ces aimables lieux

Les douceurs d’une paix charmante :

Les superbes géants, armés contre les dieux,

Ne nous donnent plus d’épouvante.

Ils sont ensevelis sous la masse pesante

Des monts qu’ils entassaient pour attaquer les cieux.

Nous avons vu tomber leur chef audacieux

Sous une montagne brûlante :

Jupiter l’a contraint de vomir à nos yeux

Les restes enflammés de sa rage expirante.

Jupiter est victorieux,

Et tout cède à l’effort de sa main foudroyante.

Chantons dans ces aimables lieux

Les douceurs d’une paix charmante.

 

Proserpine, acte. Ier, sc. I.

 

          Le beau chant de la déclamation, qu’on appelle récitatif, donnait un nouveau prix à ces vers héroïques pleins d’images et d’harmonie. Je ne sais s’il est possible de pousser plus loin cet art de la déclamation que dans la dernière scène d’Armide ; et je pense qu’on ne trouvera dans aucun poète grec rien d’aussi attachant, d’aussi animé, d’aussi pittoresque, que ce dernier morceau d’Armide, et que le quatrième acte de Roland.

 

          Non seulement la lecture d’une ode me paraît un peu insipide à côté de ces chefs-d’œuvre qui parlent à tous les sens, mais je donnerais, pour ce quatrième acte de Quinault, toutes les satires de Boileau, injuste ennemi de cet homme unique en son genre, qui contribua comme Boileau à la gloire du grand siècle, et qui savait apprécier les sombres beautés de son ennemi, tandis que Boileau ne savait pas rendre justice aux siennes.

 

          Je reviens à nos odes : elles sont des stances, et rien de plus ; elles peuvent amuser un lecteur, quand il y a de l’esprit et des vérités ; par exemple, je vous prie d’apprécier cette stance de La Motte :

 

Les champs de Pharsale et d’Arbelle

Ont vu triompher deux vainqueurs,

L’un et l’autre digne modèle

Que se proposent les grands cœurs ;

Mais le succès a fait leur gloire ;

Et si le sceau de la victoire

N’eût consacré ces demi-dieux,

Alexandre, aux yeux du vulgaire,

N’aurait été qu’un téméraire,

Et César qu’un séditieux.

 

La Sagesse du roi.

 

          Dites-moi si vous connaissez rien de plus vrai, de plus digne d’être senti par un roi et par un philosophe. Pindare ne parlait pas ainsi à cet Hiéron, qui lui donna pour ses louanges cinq talents, évalués du temps du grand Colbert à mille écus le talent, lequel en vaut aujourd’hui deux mille.

 

          La grande ode ou plutôt la grande hymne d’Horace, pour les jeux séculaires, est belle dans un goût tout différent. Le poète y chante Jupiter, le Soleil, la Lune, la déesse des accouchements, Troie, Achille, Enée, etc. Cependant il n’y a point de galimatias ; vous n’y voyez point cet entassement d’images gigantesques, jetées au hasard, incohérentes, fausses, puériles par leur enflure même, et qui sont cent fois répétées sans choix et sans raison ; ce n’est pas à Pindare que j’adresse ce petit reproche.

 

          Après avoir très bien jugé et même très bien imité Horace et Pindare, et après avoir rendu au très estimable M. de Chabanon la justice que mérite sa prose noble et harmonieuse, qui paraît si facile, malgré le travail le plus pénible, vous avez rendu une autre espèce de justice. Vous avez examiné, avec autant de goût et de finesse que de sagesse et d’honnêteté, je ne sais quelle satire un peu grossière, intitulée Epître de Boileau (3). Je ne la connais que par le peu de vers que vous en rapportez, et dont vous faites une critique très judicieuse. Je vois que plusieurs personnes d’un rare mérite sont attaquées dans cette satire. MM. de Saint-Lambert, Delille, Saurin, Marmontel, Thomas, de Belloy, et vous-même, monsieur, vous paraissez avoir votre part aux petites injures qu’un jeune écolier s’avise de dire à tous ceux qui soutiennent aujourd’hui l’honneur de la littérature française.

 

          Comment serait reçu un écolier qui viendrait se présenter dans une Académie le jour de la distribution des prix, et qui dirait à la porte : Messieurs, je viens vous prouver que vous êtes les plus méprisables des gens de lettres ? Il faudrait commencer par être très estimable pour oser tenir un tel discours, et alors on ne le tiendrait pas.

 

          Lorsque la raison, les talents, les mœurs de ce jeune homme auront acquis un peu de maturité, il sentira l’extrême obligation qu’il vous aura de l’avoir corrigé. Il verra qu’un satirique qui ne couvre pas par des talents éminents ce vice né de l’orgueil et de la bassesse, croupit toute sa vie dans l’opprobre ; qu’on le hait sans le craindre, qu’on le méprise sans qu’il fasse pitié ; que toutes les portes de la fortune et de la considération lui sont fermées ; que ceux qui l’ont encouragé dans ce métier infâme sont les premiers à l’abandonner ; et que les hommes méchants qui instruisent un chien à mordre ne se chargent jamais de le nourrir.

 

          Si l’on peut se permettre un peu de satire, ce n’est, ce me semble, que quand on est attaqué. Corneille, vilipendé par Scudéry, daigna faire un mauvais rondeau contre le gouverneur de Notre-Dame de la Garde. Fontenelle, honni par Racine et par Boileau, leur décocha quelques épigrammes médiocres. Il faut bien quelquefois faire la guerre défensive ; il y a eu des rois qui ne s’en sont pas tenus à cette guerre de nécessité.

 

          Pour vous, monsieur, il me semble que vous soutenez la vôtre bien noblement. Vous éclairez vos ennemis en triomphant d’eux ; vous ressemblez à ces braves généraux qui traitent leurs prisonniers avec politesse, et qui leur font faire grande chère.

 

          Il faut avouer que la plupart des querelles littéraires sont l’opprobre d’une nation.

 

          C’est une chose plaisante à considérer que tous ces bas satiriques qui osent avoir de l’orgueil ; en voici un (4) qui reproche cent erreurs historiques à un homme qui a étudié l’histoire toute sa vie. Il n’est pas vrai, lui dit-il, que les rois de la première race aient eu plusieurs femmes à la fois ; il n’est pas vrai que Constantin ait fait mourir son beau-père, son beau-frère, son neveu, sa femme et son fils ; il est vrai que l’empereur Julien, qui n’était point philosophe, immola une femme et plusieurs enfants à la lune, dans le temple de Carrès ; car Théodoret l’a dit, et c’était un secret sûr pour battre les Perses, que de pendre une femme par les cheveux et de lui arracher le cœur. Il n’est pas vrai que jamais un laïque ait confessé un laïque ; témoin le sire de Joinville, qui dit avoir confessé et absous le connétable de Chypre, selon qu’il en avait le droit ; et témoin saint Thomas, qui dit expressément : « La confession à un laïque n’est pas sacrement ; mais elle est comme sacrement. » Confessio, ex defectu sacerdotis, laïco facta sacramentalis et quodammodo (tome III, p. 255). Il est faux que les abbesses aient confessé jamais leurs religieuses ; car Fleury, dans son Histoire ecclésiastique, dit qu’au treizième siècle les abbesses, en Espagne, confessaient les religieuses, et prêchaient (tome XVI, page 246) ; car ce droit fut établi par la règle de saint Basile (tome II, page 453) ; car il fut longtemps en usage dans l’Eglise latine (Martenne, tome II, page 39). Il n’est pas vrai que la Saint-Bartélemy fut préméditée, car tous les historiens, à commencer par le respectable de Thou, conviennent qu’elle le fut. Il est vrai que la Pucelle d’Orléans fut inspirée ; car Monstrelet, contemporain, dit expressément le contraire : donc vous êtes un ennemi de Dieu et de l’Etat.

 

          Quand on a daigné répondre à cet homme (car il faut répondre sur les faits et jamais sur le goût), il fait encore un gros livre pour sauver son amour-propre, et pour dire que s’il s’est trompé sur quelques bagatelles, c’était à bonne intention.

 

          Vous avez grande raison, monsieur, de ne pas baisser les yeux vers de tels objets ; mais ne vous lassez pas de combattre en faveur du bon goût ; avancez hardiment dans cette épineuse carrière des lettres, où vous avez remporté plus d’une victoire en plus d’un genre. Vous savez que les serpents sont sur la route, mais qu’au bout est le temple de la gloire. Ce n’est point l’amitié qui m’a dicté cette lettre, c’est la vérité : mais j’avoue que mon amitié pour vous a beaucoup augmenté avec votre mérite, et avec les malheureux efforts qu’on a faits pour étouffer ce mérite qu’on devait encourager.

 

 

 

 

1 – Cette lettre parut dans le Mercure du mois de mai. (G.A.)

2 – De la poésie lyrique, ou De l’ode chez les anciens et les modernes. (G.A.)

3 – Par Clément. (G.A.)

4 – Nonnotte. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé de Voisenon.

 

20 Avril 1772.

 

 

          Mon très cher et très aimable confrère, quoique je sois mort au monde, je sens cependant que je suis encore en vie pour vous. Je présente à votre révérendissime gaieté ce petit conte (1) qui m’est tombé entre les mains. Je crois avoir entendu dire que vous aviez un ami qui daignait quelquefois inspirer les muses badines de l’Opéra-Comique, et leur prêter des grâces. Il me paraît que cet ami pourrait faire un drôle d’opéra de ce petit conte. Peut-être le contraste du palais de Psyché et d’un charbonnier ferait un plaisant effet ; peut-être les dames du bon ton ne seraient pas fâchées de voir une bégueule doucement punie et corrigée.

 

          Quoi qu’il en soit, je vous envoie le conte pour avoir une occasion de vous dire que je vous serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

 

1 – La Bégueule. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Mallet du Pan.

 

A Ferney, 24 avril 1772.

 

 

          Mon cher et aimable professeur, qui ne professerez jamais que la vérité et le noble mépris des impostures et des imposteurs, que vous êtes heureux d’être auprès d’un prince juste (1), bon, éclairé, qui foule aux pieds l’infâme superstition, et qui met la religion dans la vertu ; qui n’est ni papiste, ni calviniste, mais homme, et qui rend heureux les hommes qui lui sont soumis  Si j’étais moins vieux, je quitterais mes neiges pour les siennes, et mon triste climat pour son triste climat qu’il adoucit, et qu’il rend agréable par ses mœurs et par ses bontés.

 

          Vous avez devant vous une belle carrière ; vous pouvez, en donnant des leçons d’histoire dans un goût nouveau, et en détruisant les mensonges absurdes qui défigurent toutes les histoires, attirer à Cassel un grand nombre d’étrangers qui apprendront à la fois la langue française et la vérité. J’ai eu un ami, nommé M. Audra, docteur de Sorbonne, qui méprisait prodigieusement la Sorbonne, et qui était allé faire à Toulouse ce que vous faites à Cassel. Une foule étonnante venait l’entendre. Les fripons tremblèrent ; ils se réunirent contre lui. Les prêtres firent tant, qu’ils lui ôtèrent sa place, que le conseil de ville lui avait donnée. Il en est mort de chagrin. Vous éprouverez un sort tout contraire. Par quelle fatalité faut-il que les plus beaux climats de la terre, le Languedoc, la Provence, l’Italie, l’Espagne, soient livrés aux superstitions les plus infâmes, lorsque la raison règne dans le Nord ? Mais souvenons-nous que ce sont les peuples du Nord qui ont conquis la terre ; espérons qu’ils pourront l’éclairer.

 

          Madame Denis, et tout ce qui est à Ferney, vous fait mille compliments. Je vous envoie le neuvième tome des Questions, qui excite beaucoup de rumeur chez les tartuffes de Genève. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Frédéric, landgrave de Hesse-Cassel. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article