CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 7
Photo de PAPAPOUSS
à M. de La Harpe.
6 Avril 1772.
Notre Académie défile (1) : j’attends mon heure, mon cher enfant. J’envoie mon codicille à notre illustre doyen (2), qui pourrait bien se moquer plus d’une fois de son très humble serviteur le testateur.
Je crois que le philosophe d’Alembert, très véritable philosophe qui a refusé la place du duc de La Vauguyon (3) à Pétersbourg, se soucie fort peu de la place de secrétaire ; mais nous devons tous souhaiter qu’il daigne l’accepter, d’autant plus que, malgré tous ses mérites il a une écriture fort lisible, ce que vous n’avez pas.
Le moment présent ne me paraît pas favorable pour écrire à l’homme en place dont vous me parlez (4). On m’a fait auprès de lui une petite tracasserie ; car il y a toujours des gens officieux qui me servent de loin. Agissez toujours ; pulsate, et aperietur vobis.
Connaissez-vous M. l’abbé du Vernet, qui veut absolument écrire ma vie, en attendant que je sois tout à fait mort ? M. d’Alembert le connaît ; il faudrait qu’il eût la bonté d’engager mon historiographe à ne point faire paraître de mon vivant certains petits morceaux qu’il m’a envoyés, et qui me paraissent très prématurés, et, qui pis est, très peu intéressants. Je n’ose prier M. d’Alembert de lui en parler ; mais, si par hasard il voyait M. l’abbé du Vernet, il me ferait grand plaisir de l’engager à modérer son zèle, qui d’ailleurs ne lui procurerait ni prébende ni prieuré. Ces moments-ci ne sont pas les plus brillants pour la république des lettres ; nous sommes condamnés ad bestias. Contentons-nous, pour le présent, du bon témoignage de notre conscience. Pour moi, je mets tout aux pieds de mon crucifix, à mon ordinaire.
Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous donne ma bénédiction in quantum possum, et in quantum indiges.
1 – Après Duclos, Bignon venait de mourir. (G.A.)
2 – Richelieu. (G.A.)
3 – Gouverneur du dauphin. (G.A.)
4 – Le chancelier Maupeou. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 6 Avril 1772.
J’adresse mes hommages tantôt à mon héros, tantôt à mon doyen. C’est aujourd’hui mon doyen qui est le sujet de ma lettre. Vous nous enterrez tous l’un après l’autre, et vous avez vu renouveler toute notre pauvre Académie, quoique plusieurs de mes confrères soient beaucoup plus âgés que vous. Enterrez-moi quand il vous plaira, et faites-moi accorder un peu de terre sainte, ce qui est une grande consolation pour un mort ; mais, en attendant, vous allez nommer un secrétaire. Je ne sais pas sur qui vous jetez les yeux ; mais daignez songer, monseigneur, qu’il y a une pension sur la cassette, attachée d’ordinaire à cette éminente dignité ; que d’Alembert est pauvre et qu’il n’est pauvre que parce qu’il a refusé cinquante mille livres de rente en Russie. Il possède toutes les parties de la littérature ; il me paraît plus propre que personne à cette place, il est exact et assidu. Si vous n’êtes engagé pour personne, je pense que vous ne sauriez faire un meilleur choix que celui de M. d’Alembert ; mais votre volonté soit faite tant à l’Académie qu’à la cour !
Oserai-je encore vous parler du petit La Harpe, qui a beaucoup d’esprit et beaucoup de goût, qui a fait de jolies choses, qui a bien traduit Suétone, qui est travailleur, et qui est bien plus pauvre que d’Alembert ? Si vous le mettiez de l’Académie, il pourrait vous devoir sa fortune ; vous feriez un heureux, et c’est un très grand plaisir, comme vous savez.
Ces deux idées me sont venues dans la tête, en apprenant dans mes déserts la mort de deux de mes confrères (1). Je vous les soumets au hasard, et peut-être fort étourdiment ; et pour peu que vous réprouviez mes deux idées, je les abandonne tout net. Mes grandes passions (car il faut en avoir jusqu’au dernier moment) se tournent actuellement vers Ali-Bey, Catherine II. Moustapha, et le roi de Pologne. J’avais pris toutes ces affaires-là fort à cœur ; cependant, à la fin, je m’en détacherai comme de l’Académie et du théâtre.
Je m’étais flatté d’abord que les Turc seraient chassés de la Grèce, et que je pourrais aller voir ce beau pays d’Athènes où naquit votre devancier Alcibiade ; mais je vois qu’il faudra mourir au milieu des neiges du mont Jura ; cela est bien désagréable pour un homme aussi frileux que moi. Ce qui est beaucoup plus triste, c’est de mourir sans avoir refait ma cour à mon héros ; mais je deviens aveugle et sourd, il me faut un pays chaud ; je suis réduit à couvrir toujours ma pauvre tête d’un bonnet, quelque temps qu’il fasse ; il n’y a pas moyen d’aller à Paris dans cet état, lorsque tout le monde est coiffé à l’oiseau royal. Je ne puis me présenter à l’hôtel de Richelieu avec un bonnet à oreilles ; mais il y a sous ce bonnet une vieille tête et un cœur qui vous appartiennent : l’une vous a toujours admiré, l’autre toujours aimé, et cela forme un composé plein d’un profond respect pour mon héros.
1 – Duclos et Bignon. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 10 Avril 1772.
Il est certain, madame, ou que vous m’avez trompé, ou que vous vous êtes trompée. On dit que les dames y sont sujettes, et nous aussi ; mais le fait est que vous m’écrivîtes que vous alliez à la campagne (1), et que j’ignore encore si vous y avez été ou non. M. Dupuits prétend que vous n’avez jamais fait ce voyage. Si vous ne l’avez pas fait, vous deviez donc avoir la bonté de m’en instruire. Vous me dites : Je pars, et vous restez un an sans m’écrire. Qui de vous ou de moi a tort en amitié ?
Tout ce que je vous puis dire, c’est que je n’ai pas changé un seul de mes sentiments. Je vous répète que j’ai détesté et que je détesterai toujours les assassins en robe, et les pédants insolents.
Je n’ai rien su de ce qui se passe depuis un an dans aucun des tripots de Paris. J’ai conservé, j’ai affiché hautement la reconnaissance que je dois à vos amis, et je l’ai surtout signifiée à M. le maréchal de Richelieu, que vous voyez peut-être quelquefois.
Du reste, je sais beaucoup plus de nouvelles du Nord que de Paris.
Je suis fort aise que vous vous soyez remise à relire Homère, vous y trouverez du moins un monde entièrement différent du nôtre. C’est un plaisir de voir que nos guerres sur le Rhin et sur le Danube, notre religion, notre galanterie, nos usages, nos préjugés n’ont rien de ces temps, qu’on appelle héroïques. Vous verrez que l’immortalité de l’âme, ou du moins d’une petite figure aérienne qu’on appelait âme, était reçue dans ce temps-là chez toutes les grandes nations. Cette opinion était ignorée des Juifs, et n’y a été en vogue que très tard, du temps d’Hérode. Vous êtes bien persuadée que ni les pharisiens ni Homère ne nous apprendront ce que nous devons être un jour. J’ai connu un homme qui était fermement persuadé qu’après la mort d’une abeille, son bourdonnement ne subsistait plus. Il croyait, avec Epicure et Lucrèce, que rien n’était plus ridicule que de supposer un être inétendu, gouvernant un être étendu, et le gouvernant très mal. Il ajoutait qu’il était très impertinent de joindre le mortel à l’immortel. Il disait que nos sensations sont aussi difficiles à la nature, ou à l’auteur de la nature, de donner des idées à un animal à deux pieds, appelé homme, que du sentiment à un ver de terre. Il disait que la nature a tellement arrangé les choses, que nous pensons par la tête comme nous marchons par les pieds. Il nous comparait à un instrument de musique, qui ne rend plus de son quand il est brisé. Il prétendait qu’il est de la dernière évidence que l’homme est comme tous les autres animaux et tous les végétaux, et peut-être comme toutes les autres choses de l’univers, fait pour être et pour n’être plus.
Son opinion était que cette idée console de tous les chagrins de la vie, parce que tous ces prétendus chagrins ont été inévitables : aussi cet homme, parvenu à l’âge de Démocrite, riait de tout comme lui. Voyez, madame, si vous êtes pour Démocrite ou pour Héraclite.
Si vous aviez voulu vous faire lire des Questions sur l’Encyclopédie, vous y auriez pu voir quelque chose de cette philosophie, quoiqu’un peu enveloppée. Vous auriez passé les articles qui ne vous auraient pas plu, et vous en auriez peut-être trouvé quelques-uns qui vous auraient amusée. A peine cet ouvrage a-t-il été imprimé qu’il s’en est fait quatre éditions, quoiqu’il soit peu connu en France. Vous y trouveriez aisément sous la main toutes les choses dont vous regrettez quelquefois de n’avoir pas eu connaissance. Vous passeriez sans peine et sans regret le peu d’articles qui ont exigé des figures de géométrie. Vous y trouveriez un précis de la philosophie de Descartes, et du poème de l’Arioste. Vous y verriez quelques morceaux d’Homère et de Virgile, traduits en vers français. Tout cela est par ordre alphabétique. Cette lecture pourrait vous amuser autant que celle des feuilles de Fréron.
Il y a une dame avec qui vous soupiez, ce me semble, quelquefois, et qui est la mère d’un contre-seing. Mais je ne sais plus ni ce que vous faites, ni ce que vous pensez. Pour moi, je pense à vous, madame, plus que vous ne croyez, et je vous aime sans doute plus que vous ne m’aimez.
1 – A Chanteloup. (G.A.)
à M. Marmontel.
11 Avril 1772.
Mon cher et ancien ami, qui sont les gens qui ont dit qu’on n’aime point son successeur ? Ils en ont menti ; j’étais ami de Duclos, et je suis encore plus le vôtre. Je me flatte qu’avec le titre d’historiographe (1) vous avez une bonne pension. Martin Fréron dit que vous n’avez fait que des romans. Premièrement, je maintiens que les anciens historiens n’ont fait que cela, et ensuite je dis qu’un homme qui écrit bien une fable en écrira beaucoup mieux l’histoire. Je suis persuadé que Fénelon aurait su rendre l’histoire de France intéressante. C’est un secret qui a été ignoré de tous nos écrivains. Laissez donc braire maître Aliboron, dit Fréron. Il appartient bien à cette canaille d’oser juger les véritables gens de lettres ! Ce misérable n’a gagné sa vie qu’à décrier ce que les autres ont fait, et il n’a jamais rien fait par lui-même. Encore son devancier Desfontaines, son maître en méchanceté, avait-il donné une médiocre traduction de l’Enéide. C’est une chose bien avilissante pour la France que le Journal des Savants soit négligé parce qu’il est sage, et qu’on ait soutenu les feuilles des Desfontaines et des Fréron parce qu’elles sont satiriques. Je me suis toujours déclaré l’implacable ennemi de ces interlopes, qui sont l’opprobre de la littérature, et je suis fidèle à mes principes.
Ce que vous me mandez du nommé Clément me fait voir qu’il aspire à remplacer Fréron. Ce sera une belle série, depuis Zoïle et Mœvius. Je viens de retrouver une lettre (2) de ce misérable, dans laquelle il me demande l’aumône ; et, dès qu’il a été à Paris, il s’est mis à écrire contre moi : mais je ne lui en sais pas mauvais gré ; il m’a mis en bonne compagnie.
Sommes-nous assez heureux pour que M. d’Alembert soit notre secrétaire perpétuel ? Je réponds du moins que, s’il y a de la perpétuité, ce sera pour son nom.
Ne m’oubliez pas, je vous en prie, après de ceux qui veulent bien se souvenir de moi dans l’Académie. Adieu, mon cher historiographe de Bélisaire et des Incas.
1 – Comme historiographe de France, Marmontel succédait à Duclos, qui avait succédé à Voltaire. (G.A.)
2 – Voyez le XXXIVe des ARTICLES DE JOURNAUX. (G.A.)
à M. le duc de La Vrillière.
A Ferney, 13 Avril 1772 (1).
Monseigneur, pardonnez-moi ma surprise je ne m’attendais pas que l’affaire inconnue et très embrouillée des ex-jésuites dans le désert, non moins inconnu, du pays de Gex, serait si parfaitement mise au net dans tous ses détails par un ministre d’Etat, chargé d’un nombre si prodigieux d’affaires importantes. Vous avez démêlé toute cette affaire beaucoup mieux que moi, et vous avez la bonté de m’en écrire, dans le temps que je tremblais de vous excéder par mes sollicitations pour mon curé ; votre indulgence est extrême.
Un avocat au conseil présentera la requête comme vous voulez bien le prescrire. Je crois que le sieur Hugonet n’est pas indigne de la grâce qu’il attend de vous. Il ne m’en coûtera qu’un peu d’argent pour lui obtenir un établissement honnête. Ce sera à vous seul que j’en aurai l’obligation. La colonie qui est à Ferney est composée d’autant de catholiques que de protestants ; l’union singulière qui règne entre eux tous fait voir combien le curé est sage, et que vous ne pouvez mieux placer vos bontés.
Je fais mille vœux, monseigneur, avec toutes les provinces qui sont de votre département, pour que vous jouissiez longtemps d’une santé qui leur est si précieuse, et que vous passiez l’âge du cardinal de Fleury dans un ministère où vous n’avez fait que du bien. Votre tête et votre cœur valent mieux que la main que vous avez perdue.
J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect et un attachement et une reconnaissance sans borne, monseigneur, votre très obéissant et très obligé serviteur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
18 Avril 1772.
Mon héros m’a reproché quelquefois de trop respecter ses plaisirs et ses occupations, et de ne lui envoyer jamais les petits ouvrages de province qui pouvaient me tomber sous la main.
Voici un sermon de carême (1) qui m’a paru n’être pas indigne d’entrer dans le sottisier de monseigneur. J’ai pensé même qu’il pourrait, vers la Quasimodo, engager M. l’abbé de Voisenon, ci-devant grand-vicaire de Boulogne, à faire de ce sermon un opéra-comique (2) afin que la morale soit annoncée dans toutes les assemblées de la nation. C’est à mon héros à dire s’il y a jamais eu de bégueule dans le goût de celle dont il est ici question. S’il en a trouvé, il les a bien vite corrigées sans être charbonnier. Je me mets aux pieds de mon héros, du fond des antres des Alpes, où j’achève ma vie, en le respectant autant que je l’aime.
1 – La Bégueule. Voyez aux CONTES. (G.A.)
2 – Voisenon, ou plutôt Favart, en fit la Belle Arsène. (G.A.)