CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 15

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à M. le comte de Morangiés.

 

A Ferney, 6 Juillet 1772.

 

 

          Monsieur, l’auteur de l’Essai sur les Probabilités devait être absolument impartial. Il n’en était pas moins convaincu de la scélératesse de vos adversaires. Son indignation contre eux augmentait encore par le souvenir des bontés que madame votre grand’mère avait eues pour lui et pour toute sa famille. La justice de votre cause me paraît démontrée. Vous n’avez contre vous que la malheureuse facilité d’avoir fait des billets pour une somme très considérable à des fripons qui se servent avantageusement de ces armes que vous leur avez fournies. Je suis persuadé que si cette affaire était restée entre les mains de M. de Sartines (1), il y a longtemps que tout aurait été pleinement éclairci. Je crains que vos preuves ne périssent avec le temps, et que vous ne restiez chargé de ces billets funestes. C’est encore un grand malheur pour vous, monsieur, d’avoir voulu évoquer cette affaire au conseil, comme si vous vous étiez défié de la justice du parlement, auquel elle ressortit de droit. Je ne doute pas que vous ne rassembliez avec la plus grande diligence tout ce qui peut vous servir dans une conjoncture aussi importante et aussi épineuse. On vient de juger à Lyon une affaire à peu près semblable  le porteur des billets exigibles a été condamné aux galères.

 

          M. Marin m’a mandé qu’il avait vu chez M. de Saluces un domestique qui était chez vous le jour même que du Jonquay prétend y avoir fait ses treize incroyables voyages. Pour peu que vous ayez encore un autre témoin, je pense que vous parviendrez aisément à découvrir la friponnerie aux yeux de la justice, d’autant plus que ce sont des témoins nécessaires, quoiqu’ils vous aient appartenu. Il me paraît aussi bien important que vous détruisiez je ne sais quelles accusations intentées contre vous par l’avocat La Croix, pages 12 et 18 de son mémoire (2). Si ces accusations ne sont pas fondées, il vous doit une réparation authentique. J’ai un neveu, doyen des conseillers-clercs du parlement, qui ne sera point votre juge, parce que la cause est au criminel ; mais il a beaucoup de crédit dans son corps. Il viendra passer les vacances à Ferney : je lui parlerai fortement, et s’il peut vous rendre service, ce sera m’en rendre un très essentiel. Nous avons ici un parent (3), ancien capitaine de cavalerie, qui a eu l’honneur de servir avec vous, et qui est de votre province : il prend, comme moi, un intérêt très vif à votre procès. Les raisons qui m’ont frappé ont fait sur lui la même impression. Le fond de l’affaire ne doit laisser aucun doute à quiconque a le sens commun. Il est bien triste que vous ayez à combattre des formes qui l’emportent si souvent sur le fond ; mais je me flatte que les formes mêmes vous seront favorables quand vous aurez discuté judiciairement tous les faits : c’est de quoi il s’agit ; vous n’épargnerez rien pour réparer votre seul tort, qui est celui d’une confiance trop aveugle. Constatez bien vos preuves, vous avez un avocat intelligent et actif, dont l’éloquence ne peut plus rien ici. Il n’est plus question de probabilités ; il faut des faits, il faut des interrogatoires ; il faut parvenir à des démonstrations qui forcent les juges à déclarer vos billets nuls, et à punir ceux qui vous les ont extorqués. Je vous plains infiniment, monsieur, mais quand vous auriez le malheur de perdre votre procès, je ne vous en respecterais pas moins. C’est avec ce respect bien véritable que j’ai l’honneur, etc.

 

 

1 – Lieutenant de police. (G.A.)

2 – Réponse à l’imprimé du comte de Morangiés. (G.A.)

3 – Le marquis de Florian. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

6 Juillet 1772.

 

 

          Je fais depuis vingt ans, madame, en petit dans ma chaumière ce que votre grand’maman fait avec tant d’éclat dans son palais délicieux. Je vous imite aussi en parlant d’elle et de son respectable mari, et en leur étant tendrement attaché, quoi qu’ils en disent ; et une preuve que je ne change point, c’est que je suis chez moi. Madame de Saint-Julien, qui a daigné faire cent trente lieues pour me venir voir dans mon ermitage, pourrait vous en dire des nouvelles. Je finirai par m’en tenir à ma bonne conscience, et à souffrir en paix qu’on ne me croie pas.

 

          Savez-vous qu’il paraît deux petits volumes de Lettres de madame de Pompadour (1) ? Elles sont écrites d’un style léger et naturel, qui semble imiter celui de madame de Sévigné. Plusieurs faits sont vrais, quelques-uns faux, peu d’expressions de mauvais ton. Tous ceux qui n’auront pas connu cette femme croiront que ces lettres sont d’elle. On les dévore dans les pays étrangers. On en saura qu’avec le temps que ce recueil n’est que la friponnerie d’un homme d’esprit qui s’est amusé à faire un de ces livres que nous appelons, nous autres pédants, pseudonymes. Il y a bien des gens de votre connaissance qui ne seront pas contents de ce recueil ; ils y sont extrêmement maltraités, à commencer par son frère ; mais dans un mois on n’en parlera plus. Tout cela s’engloutit dans le torrent des sottises dont on est inondé.

 

          Vous voulez que je vous envoie les miennes ; vous en aurez. On a imprimé à Paris les Cabales, la Bégueule, Jean qui pleure et qui rit : on les a cruellement défigurés. Je vous en ferai tenir, dans quelques semaines, une petite édition, avec des notes très instructives pour la jeunesse qui veut être philosophe.

 

          Je crois votre M. de Gleichen à Spa, où il y a grande compagnie. Sa santé est bien mauvaise, et les révolutions du Danemark ne la rétabliront pas. Il faisait un peu le mystérieux à Ferney, mais son mystère était qu’il ne savait rien. Toute cette aventure (2) est bien horrible et bien honteuse. Gardez-vous d’ailleurs d’aimer trop les étrangers : leurs amitiés sont comme eux, des oiseaux de passage. Formont valait mieux. Il n’y a que les gens peu répandus qui sachent aimer. Adieu, madame ; je suis très peu répandu.

 

 

1 – Par Barbé-Marbois. (G.A.)

2 – L’affaire Stuensée. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 8 Juillet (1).

 

 

          Je suis persuadé, monsieur, que M. de Morangiés n’a point reçu trois cent mille livres, et qu’il souffre à la fois la vexation la plus inouïe et la calomnie la plus cruelle ; mais je vois en même temps qu’il s’est attiré ce malheur, dont il sera bien difficile de le délivrer. Les liaisons avec une malheureuse courtière, les reproches qu’il en a essuyés, son fatal empressement de recevoir douze cents livres d’un brétailleur à un troisième étage, son imprudence impardonnable de signer pour trois cent vingt-sept mille livres de billets, les fausses démarches qu’il a faites depuis, tout le plonge dans l’abîme. Cet abîme a été creusé par cette détestable vanité, si commune à Paris, de préférer, comme dit le baron de Geneste, le paraître à l’être. S’il s’était retiré dans ses terres pour quelques années, s’il s’était entendu avec ses créanciers pour exploiter sa forêt, il jouirait actuellement avec honneur de tout son bien. Je gémis en voyant M. le comte de Morangiés aux prises avec un clerc de procureur et un cocher pour cent mille écus. Il a trouvé le secret de rendre son affaire si obscure, que je connais de très bons juges qui n’y comprennent rien. Je crains même que le temps n’affaiblisse ou n’anéantisse ses preuves. Ses adverses parties ont un intérêt trop pressant à détruire toutes les allégations qui pourraient leur nuire. Les billets, signés par lui, parlent trop hautement : sa déclaration chez le commissaire Chénon semble fournir quelques armes contre lui ; les lettres de la courtière sont trop désagréables ; en un mot, rien n’est plus triste que cette affaire. Je suis convaincu de son innocence ; mais je vois en même temps qu’il a fait tout ce qui dépendait de lui pour se faire croire coupable. Les démentis que se donnent continuellement les avocats sur des faits qui devraient être éclaircis, me font une peine extrême.

 

          Il me semble que tout dépend actuellement des preuves judiciaires qui constateront que ce du Jonquay n’a pas fait ses treize ridicules voyages. C’est une cause criminelle qui consiste en interrogatoires et en confrontations. Il n’y a plus lieu ici à des probabilités : cent vraisemblances ne prévaudront jamais contre des billets payables à ordre. Voilà ce que je pense avec douleur.

 

          Je vous écris une triste lettre de jurisconsulte ; nous parlerons de choses plus agréables, quand nous aurons le bonheur de vous posséder avec madame Dixhuitans.

 

          Si vous avez lu les Lettres de madame de Pompadour, vous avez dû être étonné du style facile et léger qu’on lui prête, et qu’elle n’avait pas. Ces lettres sont un autre tissu de calomnies. Notre siècle en est inondé. Tout concourt à avilir cette France, qui était autrefois le modèle et l’envie de l’Europe. Adieu, monsieur, conservez-moi, vous et madame votre femme, les bontés dont vous m’honorez.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Juillet 1772.

 

 

          Mon cher ange, je commence par vous demander si vous avez lu les Lettres de madame de Pompadour, c’est-à-dire les lettres qui ne sont pas d’elle, et dans lesquelles l’auteur cherche à copier le style de madame de Sévigné. On les dévore et on les dévorera, jusqu’à ce qu’on soit bien convaincu que c’est un ouvrage supposé, et qu’on doit  en faire le même cas que des Lettres de Ninon (1), de celles de la reine Christine (2), et des Mémoires de madame de Maintenon (3). Des gens qui sont assez au fait prétendent que ce recueil est de cet honnête Vergy (4) qui vous a fait une si jolie tracasserie. Vous n’êtes point nommé dans ces lettres : M. le maréchal de Richelieu y est horriblement maltraité. Il est difficile de mettre un frein à ces infamies.

 

          Il faut que vous sachiez qu’il arriva chez moi, ces jours passés, deux Piémontais qui me dirent avoir travaillé longtemps dans les bureaux de M. de Félino (5), et qui ont, disent-ils, été emprisonnés longtemps à son occasion ; ils prétendaient avoir été accusés d’avoir voulu empoisonner la duchesse de Parme. Je leur demandai ce qu’ils voulaient de moi, ils me répondirent qu’ils me priaient de les employer ; je leur dis que j’étais bien fâché, mais que je n’avais personne à empoisonner ; et le singulier de l’aventure, c’est qu’ils refusèrent de l’argent.

 

          Disons à présent, je vous prie, un petit mot de la Crète (6). Bénis soient ceux qui me l’on renvoyée ! elle était perdue, si on l’avait donnée telle qu’elle était. Les mutilations lui feront du bien ; j’ajuste des bras et des jambes à la place de ceux qu’on a coupés. Je l’avais envoyée à M. le maréchal de Richelieu, avec quelques additions que vous n’aviez pas. Je ne comptais pas qu’elle pût lui plaire, elle a été plus heureuse que je ne croyais. Il voulait la faire jouer à Bordeaux, où il dit avoir une excellente troupe. Je l’ai conjuré de n’en rien faire. Je ne crois pas en faire jamais une pièce qui soit aussi touchante que Zaïre ; mais il se pourra fait qu’elle ait son petit mérite. Il ne faut pas que tous les enfants d’un même père se ressemblent ; la variété fait quelque plaisir. Je voudrais bien que l’amour jouât un grand rôle chez nos Crétois, mais c’est une chose impossible. Un amant qui ne soupçonne pas sa maîtresse, qui n’est point en fureur contre elle, qui ne la tue point, est un homme insipide ; mais il est beau de réussir sans amour chez des Français. Enfin nous verrons si vous serez content. J’espère du moins que le roi de Pologne le sera. Vous sentez bien que c’est pour lui que la pièce est faite. Je suis quelquefois honni dans ma patrie ; les étrangers me consolent. On a joué à Londres une traduction de Tancrède avec un très grand succès. La pièce m’a paru fort bien écrite.

 

          Je sors de Zaïre ; des comédiens de province m’ont fait fondre en larmes. Nous avions un Lusignan (7) qui est fort au-dessus de Brizard, et un Orosmane qui a étalé Lekain en quelques endroits.

 

          Une mademoiselle Camille, grande, bien faite, belle voix, l’air noble, le geste vrai, va se présenter pour les rôles de reine ; elle demande votre très grande protection auprès de M. le duc de Duras. Je ne l’ai point vue ; on en dit beaucoup de bien, vous en jugerez, elle viendra vous faire sa cour à Paris. C’est assez, je crois, vous parler comédie ; le sujet est intéressant, mais il ne faut pas l’épuiser. Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

 

 

1 – Par Louis Damours. (G.A.)

2 – Par Lacombe. (G.A.)

3 – Par La Beaumelle. (G.A.)

4 – Treyssac de Vergy. Dans sa querelle avec d’Eon en 1764, il avait fait figurer d’Argental. (G.A.)

5 – Ex-premier ministre de Parme. (G.A.)

6 – Les Lois de Minos. (G.A.)

7 – Patrat. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

11 Juillet (1).

 

 

          Je vous renvoie, mon cher ange, ces Crétois que M. de Thibouville m’avait fait parvenir avec toutes les indications qui marquaient ce que le ministère, ou ceux qui parlaient au nom du ministère, voulaient y changer. Tous ces endroits sont corrigés dans une nouvelle copie que vous aurez bientôt. Il est essentiel que vous ayez la bonté de garder celle-ci, afin qu’on puisse la présenter dans l’occasion, et faire voir, papier sur table, à quel point on a été docile. Peut-être la pièce gagnera-t-elle à cette docilité. Si on l’avait jouée comme on le voulait, sans rien substituer à ce qui avait été mutilé si horriblement, je ne crois pas qu’on eût pu l’achever. Je la garde encore quelque temps ; car, dès que mon lutin me tourmentera, je travaillerai, et je me flatte que vous serez contents.

 

          C’est madame de Saint-Julien qui veut bien se charger de mon paquet. Elle a passé un mois dans mon ermitage ; car elle est encore plus philosophe que papillon. Elle nous a laissé bien des regrets.

 

          Je me flatte que madame d’Argental a repris toute sa santé dans les beaux jours que nous avons depuis deux mois. Adieu, mon cher ange ! aimons toujours les spectacles jusqu’au dernier moment.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. *** (1)

 

A Ferney, 13 Juillet 1772 (2).

 

 

          J’aurais, monsieur, bien d’autres éclaircissements à demander, et il faudrait m’éclairer plus qu’on n’a fait. Je prends cette funeste affaire (3) très à cœur. Plusieurs magistrats paraissent pencher pour les Verron ; il y en a même qui ont été révoltés du ton décisif de M. Linguet. Je crois que le public ne peut revenir que par un écrit modéré, qui paraisse impartial.

 

          Je voudrais surtout trouver quelque raison plausible d’avoir fait des billets pour 327,000 livres, sans avoir reçu un sou.

 

          Pourquoi faire ces billets au profit de la Verron, quand on espère toucher l’argent d’une compagnie ?

 

          Peut-on administrer quelque prévue ou du moins quelque présomption fort que du Jonquay ait fait accroire à M. de Morangiés que c’était une compagnie qui prêtait les cent mille écus ? Et en ce cas, par quelle contradiction a-t-il fait les billets au profit de la Verron ?

 

          Comment M. de Morangiés, ayant des soupçons de la fourberie le plus insigne, n’a-t-il pas sur-le-champ réclamé légalement contre ses billets, par une protestation par devant un commissaire ?

 

          En un mot, monsieur, je demande les instructions les plus amples que vous pourriez m’envoyer par M. d’Ogny. Je tâcherai alors de bien servir la cause à laquelle vous vous intéressez. Il me faut surtout le mémoire en faveur du nommé Mauvoisin, publié par l’avocat Laville. Vous connaissez tous les sentiments de votre, etc.

 

 

1 – Peut-être M. de Comlbault. (G.A.)

2 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

3 – L’Affaire Morangiés. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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