CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 16

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 16

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

De Ferney, 13 Juillet 1772.

 

 

          Etes-vous, monseigneur, aussi étonné et aussi fâché que moi de voir tant de mensonges courir l’Europe, sous le nom de madame de Pompadour, se faire lire et se faire croire ? Il n’y a pas une lettre d’elle, et cependant on ne sera détrompé de longtemps. Cela ressemble aux Mémoires de madame de Maintenon que La Beaumelle a débités, et qu’on regarde encore comme authentiques dans quelques pays étrangers. Comment peut-on avoir l’insolence d’outrager tant de personnes respectables pour gagner un peu d’argent ? Est-il possible que tant de gens de lettres soient coupables d’une telle infamie ? Nous avions besoin autrefois qu’on encourageât la littérature, et aujourd’hui il faut avouer que nous avons besoin qu’on la réprime.

 

          Je suis si indigné contre les prétendues Lettres de madame de Pompadour, que j’oublie dans ce moment ma grande passion pour la presse, et que je me souviens seulement que je suis citoyen.

 

          Du moins une tragédie et un opéra-comique ne font point de mal. J’espère que les Lois de Minos, auxquelles j’ai beaucoup travaillé, mériteront la protection dont vous les honorez, et que cette pièce ne sera point écrite de ce style barbare et vandale qu’on s’est permis si longtemps.

 

          Je parle ici au doyen de notre Académie qui doit maintenir plus que personne la pureté de notre langue.

 

          L’impératrice de Russie me demandait, il y a quelque temps, s’il y avait deux langues en France. Elle avouait qu’elle n’avait pu entendre ce style abominable qui a fait tant de fracas sur nos théâtres, à la honte de la nation.

 

          J’ai supplié mon héros de me mander s’il pourrait faire donner Pandore, dont on dit que la musique est très bonne. J’ai toujours un très joli sujet d’un opéra-comique ou d’un petit opéra galant qui pourrait fournir une fort jolie fête, et qui n’exigerait que très peu de dépense. Ce dernier mérite plairait beaucoup à M. l’abbé Terray ; mais pourvu que je puisse plaire à mon héros, je ne demande rien à personne.

 

          Je me flatte que madame de Saint-Julien vous dira à Paris combien vous êtes révéré à Ferney : il faut bien que les dieux reçoivent quelquefois l’encens des villages. Recevez aussi, avec votre bonté ordinaire, les tendres respects de ce hibou des Alpes.

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Mignot.

 

15 Juillet 1772.

 

 

          Je suis toujours étonné qu’un maréchal-de-camp, âgé de quarante-cinq ans, fasse, à des inconnus, pour cent mille écus de billets à ordre sans en avoir reçu la valeur.

 

          D’un autre côté, la friponnerie des du Jonquay me paraît évidente ; et il faut bien qu’elle soit vraie, puisqu’ils l’ont avouée chez un commissaire qui ne les violentait pas.

 

          Les treize voyages me paraissent absurdes. Probablement les faux témoins ont espéré partager le profit. Ils ont eu le temps de se préparer ; il sera très difficile de les convaincre de faux. Les billets de M. de Morangiés parlent contre lui, et le public me semble parler plus haut qu’eux.

 

          M. de Morangiés me paraît coupable d’avoir très mal conduit ses affaires, d’avoir ajouté de nouvelles dettes à celles de sa famille, pour lesquelles il s’était accommodé avec ses créanciers, et leur avait abandonné une partie de son bien ; de s’être livré continuellement à des usurières, à des prêteuses sur gages ; d’avoir été en commerce de lettres avec elles ; de s’être fait illusion jusqu’à croire qu’on lui prêterait cent mille écus sur ses billets, et qu’il paierait ensuite ces cent mille écus comme il voudrait ; enfin d’avoir poussé l’avilissement jusqu’à aller emprunter dans un galetas douze cents francs d’un misérable qui le flattait de lui faire toucher trois cent mille livres sur ses billets.

 

          C’est dans cette confiance absurde qu’il signa un des billets que lui présenta du Jonquay, et qu’il mit au bas de la valeur ces mots : « Je donnerai mon reçu quand on m’aura apporté l’argent. » C’est dans l’avide espérance de recevoir cet argent qu’il accepta misérablement un prêt de douze cents francs de celui qui le faisait tomber dans le piège, et qu’il signa ses billets au profit de la Verron, que du Jonquay lui disait être une associée de la compagnie des prêteurs. Cette Verron était absolument inconnue à M. de Morangiés à ce qu’il me mande.

 

          Il est probable que cet officier ayant approuvé le plan du prêt que du Jonquay lui proposait pour le tromper, il eut la faiblesse de signer les billets de cent mille écus, dans la confiance qu’un jeune homme, logé à un troisième étage, ne pourrait pas concevoir seulement l’audace de détourner ces cent mille écus à son profit. Cela est extrêmement imprudent, mais cela est possible. C’est un homme qui croit voir une issue pour sortir de l’abîme ; il s’y jette sans réfléchir.

 

          Il me semble impossible que le comte de Morangiés ait conçu le dessein de voler cent mille écus à une famille du peuple, et celui de la faire pendre pour lui avoir prêté cet argent. Ce projet serait évidemment absurde et impraticable. Si M. de Morangiés avait imaginé un pareil crime, il aurait refusé son billet après avoir reçu l’or que M. du Jonquay prétend lui avoir apporté ; il lui aurait du moins volé le premier envoi, qui était de mille louis d’or ; en un mot, on ne fait point un billet de cent mille écus pour les voler, et pour faire pendre celui qui les prête.

 

          Toutes les présomptions sont donc contre les gens du troisième étage. C’est un brétailleur, c’est un cocher, c’est une prêteuse sur gages ; c’est un homme qui, de laquais, s’est fait tapissier, rat-de-cave, et solliciteur de procès ; c’est un avocat rayé du tableau : ce ne sont pas là des preuves, mais ce sont des probabilités ; et si l’on peut arracher la vérité par les interrogatoires, si les témoins, bien avertis de leurs dangers, sont fermes et uniformes dans leurs dépositions, ce ne sera qu’à des probabilités qu’on pourra recourir.

 

          Mais qu’est-ce que des probabilités contre des billets payables à ordre ? Il n’est pas probable, sans doute, que la veuve Verron ait eu cent mille écus ; et, par comble d’impertinence, son testament en porte cinq cent mille.

 

          Tout est marqué à mes yeux, dans cette affaire, au sceau de la friponnerie, et tout le tissu de cette friponnerie est romanesque ; mais les adversaires du comte de Morangiés sont au nombre de sept ou huit, qui ameutent le peuple, et qui sont tous intéressés à faire illusion aux juges. M. de Morangiés est seul ; il a contre lui ses dettes, sa malheureuse réputation de vouloir faire plus de dépense qu’il ne peut, ses liaisons avilissantes avec des courtières, des prêteuses sur gages, des marchands. Ainsi, plus il est homme de qualité, moins la faveur publique est pour lui ; mais la justice ne connaît point cette faveur ; il faut juger le fait, et le fait consiste à savoir, 1°/ s’il est vraisemblable qu’une femme qui demeurait dans un logis de deux cent cinquante livres ait reçu un fidéi-commis de deux cent soixante mille livres et de vaisselle d’argent de la part de son mari mort, lequel, en son vivant, n’était qu’un vil courtier ; 2°/ s’il est possible que maître Gillet, notaire , ait fait de ces deux cent soixante mille livres une somme de cent mille écus, et l’ait rendue à la Verron en1760, tandis qu’il était mort en 1755 ; 3°/ comment la Verron, dans son testament, articule-t-elle cinq cent mille livres, lorsqu’elle dit n’en avoir que trois cent mille, et lorsque, par sa manière de vivre, elle paraît n’avoir presque rien ? 4°/ comment cette femme, au lieu de prêter cent mille écus chez elle à l’emprunteur, qui serait venu les recevoir à genoux, envoie-t-elle son fils en coureur faire cinq lieues à pied, pour porter, en treize voyages, une somme qu’on pourrait si aisément donner en un seul ? 5°/ pourquoi du Jonquay et sa mère ont-ils avoué librement devant un commissaire qu’ils étaient des fripons, s’ils étaient d’honnêtes gens ?

 

          Enfin de quel côté la raison doit-elle faire pencher sa balance, en attendant que la justice paraisse avec la sienne ?

 

          Pardon, mon très juste et très éclairé doyen, de tant de verbiage ; mais l’affaire en vaut la peine.

 

          Je vous demande en grâce de faire voir ce petit croquis à M. de Combault. Nous parlerons de cette affaire à Ferney, avec votre ami M. Le Vasseur. Je conçois que vos travaux sont bien pénibles, mais ils sont bien respectables ; car, après tout, vous passez votre vie à chercher la vérité et à la trouver. Nous vous embrassons tous bien tendrement, et nous vous attendons avec impatience.

 

 

 

 

 

à M. Mallet du Pan.

 

A Ferney, 11 Juillet 1772 (1).

 

 

          Mon cher ami, vieillesse et maladie ne sont pas vice. Je vous remercie bien tard ; mais celui qui vint le dernier travailler à la vigne fut placé comme le premier. Tout paresseux que je parais, je n’en ai pas été moins charmé de la profusion de connaissances que vous étalez dans votre discours (2), et de la noble hardiesse avec laquelle vous parlez. Vous irez loin (3), je vous en assure ; vous serez un des fermes appuis de la philosophie et du bon goût. Je vous souhaite toutes les espèces de bonheur. Si vous restez où vous êtes, le travail vous soutiendra ; si vous n’y restez pas, vous serez très aimable partout où vous serez. Soyez très sûr que je m’intéresse vivement à tout ce qui peut vous être agréable, et que personne ne vous est attaché plus véritablement, et sans aucun vain compliment, que ce vieil ermite de Ferney, qui est pénétré de tout ce que vous valez et de tout ce que vous vaudrez.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Discours de l’influence de la philosophie sur les lettres. (G.A.)

3 – Il alla jusqu’à l’ingratitude envers son bienfaiteur dont il attaqua les doctrines. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Juillet 1772.

 

 

          Puisque vous m’avez fait tenir, mon cher ange, le discours de M. de Bréquigny (1) et sa lettre, vous permettrez que je vous adresse les remerciements que je lui dois. Ou je me trompe, ou ce serait une bonne acquisition pour le théâtre de Paris, que cet acteur, nommé Patrat, qui a joué si parfaitement Lusignan, et qui jouerait de même Azémon. Cela ne ferait aucun tort à Brizard : l’un garderait sa couronne, et l’autre sa calotte de vieillard.

 

          Je n’ai point entendu mademoiselle Camille ; elle a de la réputation en province ; mais cela ne suffit pas pour Paris : vous en jugerez.

 

          Je ne sais si Lekain a bien fait de lire les Lois de Minos dans plusieurs maisons, avant qu’il eût la dernière leçon ; je ne sais pas non plus s’il serait tenté de donner aux Génevois une représentation de Gengis-kan (2) et une de Mahomet. Il me semble que le directeur ne pourrait lui donner que cent écus par représentation. Vous pouvez le sonder, s’il a l’honneur de vous voir. Pour moi, je vous enverrai les Lois de Minos avant son départ. Je donne actuellement la préférence à mes moissons. Cérès doit l’emporter sur Melpomène ; mais personne ne l’emporte sur vous dans mon cœur.

 

          Quoique les Lettres prétendues de madame de Pompadour ne soient pas bonnes, soyez très sûr qu’elle était incapable d’écrire de ce style, autant qu’elle l’était de dire tant d’impertinences…

 

 

 

1 – Reçu à l’Académie le 6 juillet. (G.A.)

2 – L’Orphelin de la Chine. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

25 Juillet 1772.

 

 

          Mon cher ange, M. le marquis de Felino est bien bon de daigner descendre jusqu’à m’expliquer ce que c’est que mes deux aventuriers (1) de Nice. Il me passe tous les jours sous les yeux de pareils Guzmans d’Alfarache. Il y en a autant que de mauvais poètes à Paris, et de mauvais prêtres à Rome ; mais je vois que la Providence tire toujours le bien du mal, puisque ces deux polissons m’ont valu un écrit instructif de la part d’un homme pour qui j’ai l’estime la plus respectueuse, et qui est votre ami. Je vois avec douleur que l’esprit de la cour romaine domine encore dans presque toute l’Italie, excepté à Venise.

 

Romanos rerum dominos gentemque togatam.

 

Æneid., lib. I.

 

          Je ne voyagerai point dans ce pays-là, quoique M. Ganganelli m’ait assuré que son grand inquisiteur n’a plus ni d’yeux, ni d’oreilles (2).

 

          Je vous supplie de vouloir bien présenter mes très humbles remerciements à M. le marquis de Felinot. Je crois que le séjour de Paris lui sera pour le moins aussi agréable que celui de Parme.

 

          Je songe toujours à la Crète, et je vous aurais déjà envoyé mon dernier mot, si je pouvais avoir un dernier mot.

 

          Votre favori Roscius (3) veut-il, quand il sera à Ferney, jouer Gengis et Sémiramis ? Je crois que le pauvre entrepreneur de la troupe ne pourrait lui donner que cent écus par représentation, et, si je ne me trompe, je vous l’ai déjà mandé. Cela sert du moins à payer des chevaux de poste. Pour moi, je ne puis plus être magnifique ; je me suis ruiné en bâtiments et en colonies, et je m’achève en bâtissant une maison de campagne pour Florian.

 

          Je dirai, en parodiant Didon :

 

Exiguam urbem statui ; mea mœnia vidi,

Et nunc parva mei suh terras ibit imago.

 

 

Æneid., lib. IV.

 

          Voici des pauvretés pour vous amuser.

 

          Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

 

          Vous croyez bien que je recevrai M. le chevalier de Buffevent de mon mieux, tout malade et tout languissant que je suis. Les apparitions de vos parents et de vos amis sont des fêtes pour moi.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Argental du 18 juillet. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Bernis du 27 novembre. (G.A.)

3 – Lekain. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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