CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 8 Juin 1772.
Mon héros daigne me mander qu’il va dans son royaume d’Aquitaine. Il y est donc déjà ; car mon héros est comme les dieux d’Homère, il va fort vite, et sûrement il est arrivé au moment que j’ai l’honneur de lui écrire. Il a d’autres affaires que celle des Lois de Minos : il est occupé de celles de Louis XV.
Je commence par lui jurer, s’il a un moment de loisir, qu’il n’y a pas un mot à changer dans tout ce que je lui ai écrit touchant la Crète ; et si M. d’Argental lui a donné une très mauvaise défaite, ce n’est pas ma faute. Pourquoi mentir sur des bagatelles ? Il ne faut mentir que quand il s’agit d’une couronne ou de sa maîtresse.
Je n’ai point de nouvelles de la Russie : vous pensez bien, monseigneur, qu’on ne m’écrit pas toutes les postes. Ce que je vous ai proposé (1) est seulement d’une bonne âme. Je ne cherche point du tout à me faire valoir. Il se pourrait même très bien que l’on se piquât d’en agir noblement, sans en être prié comme fit l’impératrice Anne à la belle équipée du cardinal de Fleury, qui avait envoyé quinze cents Français contre dix mille Russes, pour faire semblant de secourir l’autre roi Stanislas. Ma destinée est toujours d’être un peu enfoncé dans le Nord. Vous vous en apercevrez quand vous daignerez lire quelques endroits des Lois de Minos. Vous verrez bien que le roi de Crète, Teucer, est le roi de Pologne Stanislas-Auguste Poniatowski, et que le grand-prêtre est l’évêque de Cracovie ; comme aussi vous pourrez prendre le temple de Gortine pour l’église de Notre-Dame de Czenstochova.
J’ai donc la hardiesse de vous envoyer cette facétie, à condition que vous ne la lirez que quand vous n’aurez absolument rien à faire. Vous savez bien qu’Horace, en envoyant des vers à Auguste, dit au porteur : Prends bien garde de ne les présenter que quand il sera de loisir et de bonne humeur.
Si mon héros est donc de belle humeur et de loisir, je lui dirai que madame Arsène et son charbonnier (2) sont un sujet difficile à manier, et que celui qui en fera un joli opéra-comique sera bien habile.
Je prendrai encore la liberté de lui dire que, selon mon petit sens, il faudrait quelque chose d’héroïque, mêlé à la plaisanterie. J’ai un sujet qui, je crois, serait assez votre fait ; mais je ne sais rien de plus propre à une fête que la Pandore de la Borde. La musique m’a paru très bonne. Vous me direz que je ne m’y connais point ; cela peut fort bien être, mais je parierais qu’elle réussirait infiniment à la cour. Vous m’avouerez qu’il est beau à moi de songer aux plaisirs de ce pays-là.
Il faut, dans votre grande salle des spectacles à Versailles, des pièces à grand appareil ; les Lois de Minos peuvent avoir du moins ce mérite. Olympie aussi ferait, je crois, beaucoup d’effet ; mais vous manquez, dit-on, d’acteurs et d’actrices : et de quoi ne manquez-vous pas ? le beau siècle ne reviendra plus. Il y aura toujours de l’esprit dans la nation ; il y aura du raisonné, et malheureusement beaucoup trop, et même du raisonné fort obscur et fort inintelligible ; mais, pour les grands talents, ils seront d’autant plus rares que la nature les a prodigués sous Louis XIV. Jouissez longtemps de la gloire d’être le dernier de ce siècle mémorable, et de soutenir l’honneur du nôtre. Vivez heureux, autant qu’on peut l’être en ce pauvre monde et en ce pauvre temps. Vos bontés ajoutent infiniment à la quiétude de ma douce retraite. Mon cœur y est toujours pénétré pour vous du plus tendre respect.
1 – Lettre du 30 Mai. (G.A.)
2 – La Bégueule. (G.A.)
à M. de Belloy.
A Ferney, 8 Juin 1772.
Mon cher et illustre confrère, nous avons affaire, vous et moi, à une drôle de nation.
Quœ sola constans in levitate sua est.
OV., Trist., élég. VIII.
Elle ressemble à l’Europe, qui a plusieurs flux et reflux, sans qu’on ait jamais pu en assigner la cause. Il faut en rire.
Puisqu’on s’est déchaîné contre le prince Noir et du Guesclin (1), il est sûr que Caboche réussira. La décadence du goût est arrivée. Les Lois de Minos sont un très faible ouvrage qu’on dit avoir quelque rapport avec les Druides, et qui, par conséquent, ne sera point joué. J’en avais fait présent à un jeune avocat. Rien n’était plus convenable à un homme du barreau qu’une tragédie sur les lois. Mais elle n’est bonne qu’à être jouée à la Basoche. Don Pèdre, Transtamare, le prince Noir, du Guesclin, étaient de vrais héros faits pour la cour. Il faut que la cabale ait été bien acharnée pour prévaloir sur ces grands noms, illustrés encore par vous. De tels orages sont l’aveu de votre réputation. On ne s’est jamais avisé de faire du tapage aux pièces de Danchet et de l’abbé Pellegrin. Le vieux proverbe, qu’il vaut mieux faire envie que pitié, vous est très praticable.
N’ai-je pas ouï dire que vous aviez une pension du roi ? Je songe pour vous au solide autant qu’à la gloire, qu’on ne vous ôtera point. Ce n’est pas assez de vivre dans la postérité, il faut vivre aussi pendant qu’on existe. Vos grands talents m’ont attaché véritablement à vous ; je souhaite passionnément que vous soyez aussi heureux que vous méritez de l’être ; mais vous êtes aussi bon philosophe que bon poète.
Je vous embrasse de tout mon cœur, sans les vaines cérémonies que de bons confrères doivent mépriser.
1 – Pierre-le-Cruel, tragédie jouée et sifflée le 10 mai. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Juin 1772 (1).
Tenez, mes anges, comme cela ne m’a coûté qu’une matinée à faire, vous perdrez encore moins de temps à le lire (2). Mais la Crête est plus sérieuse ; et tel cerveau qui peut faire une épître en quatre ou cinq heures, ne peut quelquefois corriger une scène en quatre ou cinq semaines : il y a des matières rebelles.
Daignez m’envoyer la Crète par M. Marin : je la demande telle qu’elle est, raturée, biffée, tronquée, massacrée. Je la renverrai toute musquée. Il y a des choses absolument nécessaires que vous n’avez pas.
On parle d’une jeune Saint-Val (3) qui joue Zaïre mieux que mademoiselle Gaussin : cela est-il vrai ? Elle devrait bien jouer Olympie à Fontainebleau. J’ai besoin que l’on me joue ; j’ai encore plus besoin de vous voir, avant de mourir.
Ma colonie a reçu de l’argent par M. Constant, et vous remercie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – L’Epître au roi de Suède. (G.A.)
3 – Sainval cadette. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
14 Juin 1772.
Mon ange ne me mande rien ; mais des lutins m’écrivent que la distribution des Crétois a déjà excité la cabale la plus vive, la plus turbulente, la plus agissante, la plus moqueuse, la plus dénigrante, la plus assommante ; que Molé, désespéré du passe-droit qu’on lui a fait en ne lui donnant pas la moindre charge en Crète, ameute une trentaine de belles dames, lesquelles ont fait acheter tous les sifflets qu’on a pu trouver encore à Paris. Je vous ai prié, j’ai prié M. de Thivoubille de m’envoyer sans délai cette pauvre Crète ; elle est déjà blessée à mort par la police : elle mourra des mains de Dauberval, de Monvel, de Dalainval, de Clavareau, de Bagnoli, et de Belmont ; mais je ne veux pas être complice de sa mort. Je vous demande, avec la plus vive instance, d’avoir la bonté de me renvoyer la pièce sur-le-champ par Marin, qui la contre-signera, et je la renverrai tout de suite avec les changements qui sont prêts. Ces changements sont d’une nécessité absolue. Il est triste que le champ de bataille soit à cent trente lieues du pauvre général. Vous savez ce qui arriva à l’armée de M. de Belle-Isle, pour avoir voulu la commander de loin (1). Je me mets à l’ombre de vos ailes ; mais écrivez-moi donc.
Vous avez dû recevoir un petit paquet de moi par Marin.
1 – En 1742, le maréchal de Belle-Isle, envoyé à la diète d’élection en qualité d’ambassadeur extraordinaire, avait conservé le commandement de l’armée de Bohême, et quelques échecs furent essuyés par l’armée française. (Beuchot.)
à M. le comte d’Argental
19 Juin 1772.
Non, je ne puis croire ce comble d’iniquité ; non, il n’est pas possible que mes anges abandonnent la Crète à tant d’horreurs, et qu’ils laissent plaider la cause sans que les avocats soient préparés. J’ai déjà mandé que ce pauvre diable d’avocat Duroncel travaillait comme Linguet à mettre plus d’ithos et de pathos dans son plaidoyer, et à prévenir toutes les objections de ses adversaires. Jugez-en par ces vers-ci, qui expliquent précisément quelle était l’espèce de pouvoir d’un roi de Crète :
Minos fut despotique, et laissa pour partage
Aux rois ses successeurs un pompeux esclavage,
Un titre, un vain éclat, le nom de majesté,
L’appareil du pouvoir, et nulle autorité.
Act. I, sc. I.
Tout ce qui pourrait fournir aux méchants des allusions impies sur les prêtres, ou quelques allégories audacieuses contre les parlements, est ou adouci ou retranché avec toute la prudence dont un avocat est capable. Enfin tous les emplâtres sont prêts, et on les appliquera sur-le-champ aux blessures faites par les ciseaux de la police. Il n’est donc pas possible, encore une fois, que des anges gardiens, des anges consolateurs, exposent aux sifflets du barreau un plaidoyer auquel on travaille tous les jours. Ils ne sont pas capables d’une telle diablerie. Ils me renverront par Marin le plaidoyer de Duroncel, tel qu’il a été estropié à la police, et on le renverra par la même voie.
Toutes les nouvelles font l’éloge de mademoiselle Sainval la cadette. Je supplie instamment mes anges de faire une forte brigue pour lui faire jouer Olympie à Fontainebleau. J’ai mes raisons pour cela, mais des raisons si fortes, si touchantes, si convaincantes, que, si mes anges les savaient, ils les préviendraient avec la bonté la plus empressée. Je n’ai point de nouvelles de M. le maréchal de Richelieu, et je ne sais quand il revient. Que dites-vous du procès de la veuve Verron (1).
1 – Voyez l’Affaire Morangiés. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 Juin 1772 (1).
J’ai reçu enfin deux consolations de mon cher ange, du 15 et du 16. Vous savez que l’avocat polonais, qui d’abord avait été pour l’impression de son factum (2), et qui s’était ensuite réservé pour l’audience, voulait absolument différer cette audience même ; vous savez avec quel zèle il retravaillait son mémoire. Il est infiniment soulagé d’apprendre vos sages résolutions, et il vous supplie de vouloir bien lui renvoyer le factum, tel qu’on devait le prononcer en dernier lieu, après avoir passé par l’étamine des réviseurs. Vous avez été véritablement ange gardien dans toute cette affaire, et vous mettrez le comble à vos bontés en me renvoyant sans délai le factum, auquel on aura tout le temps de travailler.
Je réponds à la lettre du 16 que je suis comme un homme mort, dont chacun s’approprie les meubles et en fait ce qu’il veut. Figurez-vous qu’on fait actuellement quatre éditions de mes sottises, sans que je m’en mêle, sans qu’on me consulte. Les Cramer mêmes ont inséré dans leur recueil bien des choses qui ne sont pas de moi : on me mutile, on m’estropie à Paris et dans le pays étranger. Je n’avais envoyé qu’à M. le maréchal de Richelieu les Cabales ; apparemment quelqu’un de ses secrétaires s’en est emparé. On me mande qu’on les a imprimées indignement : c’est ma destinée ; il faut la subir.
Lekain m’écrit qu’il pourra venir au mois de septembre ; il sera le très bien venu et le très bien reçu, et il pourra gagner quelque argent à la Comédie de Genève. S’il veut jouer Tancrède, Zaïre, Alzire, Mérope, Sémiramis,etc., il trouvera des actrices qui pourront un peu le seconder.
Vous ne me parlez point de la mort de madame la duchesse d’Aiguillon. Vous ne me dites point si M. le maréchal de Richelieu revient, et vous ne me dites point qui a l’administration de la Corse. Tout cela n’eût coûté qu’un mot dans votre aimable lettre ; mais, je vous en prie, envoyez-moi le plaidoyer de notre avocat.
Je suis toujours tendrement attaché à vos deux amis (3) qui sont à la campagne. Je suis fort aise d’y être aussi, mais fort fâché d’être si loin de vous. Je me mets toujours à l’ombre des ailes de mes anges. M. de Thivouville ne m’écrit point. Mais, au nom de Dieu, envoyez-moi la pièce par Marin.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Il s’agit des Lois de Minos. (G.A.)
3 – Choiseul et Praslin. (G.A.)