CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 12
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à M. le comte de Rochefort.
23 Mai 1772 (1).
Je n’ai point vu mon cher Wagnière depuis quinze jours ; je ne puis écrire de ma très languissante main ; et quoique ma tête fasse des Bégeules, mes trois doigts me refusent le service. Mon cœur est encore plus jeune que ma tête ; et madame Dixhuitans (qui sera toujours pour moi madame Dixhuitans), sera toujours dans ce cœur qui en a près de quatre-vingts, aussi bien que son très aimable mari. Je m’intéresse même encore à notre pauvre Académie, comme si j’étais dans la force de l’âge. Je n’écris guère à M. d’Alembert, ne pouvant et même n’osant écrire à personne, parce que je sais qu’il y a des malins qui font des procès sur un mot : je me contente de faire des vœux pour le retour de la paix et du bon goût.
Si jamais, monsieur, vous allez faire un petit tour chez madame votre mère (2), j’espère avoir l’honneur de vous faire ma cour sur la route ; alors je parlerai autant que j’écris peu. Je crois vous avoir mandé que j’avais reçu la rescription ; mais je crois vous avoir mandé aussi que je n’avais jamais reçu la lettre que vous annoncez pour moi à M. Christin, lettre dans laquelle vous vous trompiez en prédisant l’avenir.
Je ne connais que le présent ; encore ne le connais-je guère.
Je ne réponds que des sentiments qui m’attachent à vous deux.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – La comtesse de Saint-Point. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 25 Mai 1772.
Mon héros est doyen de notre délabré Académie, et moi le doyen de ceux que mon héros tourne en ridicule depuis environ cinquante ans. Le cardinal de Richelieu en usait ainsi avec Boisrobert. Il me paraît que chacun à son souffre douleurs. Permettez à votre humble plaignant de vous dire que, s’il y a des mots plaisants dans votre lettre, il n’y en a pas un seul d’équitable.
Premièrement, je ne suis pas assez heureux pour avoir la plus légère correspondance avec M. le duc de Duras, et s’il m’honorait de sa bonté et de sa familiarité, comment vous le prétendez, vous ne le trouveriez pas mauvais. Bon sang ne peut mentir.
Je vous certifierai ensuite que M. d’Argental a ignoré très longtemps cette baliverne des Lois de Minos, qu’elle a été lue aux comédiens par un jeune homme, et donnée pour être l’ouvrage d’un avocat nommé Duroncel, étant raisonnable qu’une tragédie sur les lois parût faite par un jurisconsulte.
Puis je vous certifierai qu’il y a trois ans que je n’ai écrit à Thieriot (1). Je vous dirai de plus que je voulais faire imprimer la pièce, et donner le revenant-bon de l’édition à l’avocat (ainsi que j’ai donné depuis vingt ans le profit de tous mes ouvrages), que je ne voulais point du tout risquer celui-ci au théâtre. Cet avocat l’avait mis entre les mains du libraire Rosset, à Lyon. Le procureur général, qui a la librairie dans son département, crut, sur le titre et sur la dédicace à un ancien conseiller (2), que c’était une satire des nouveaux parlements et des prêtres : mais le fait est que, s’il y a quelque allusion dans cette pièce, c’est manifestement sur le roi de Pologne qu’elle tombe. J’ai déjà eu l’honneur de vous dire que M. le procureur général de Lyon envoya la pièce à M. le chancelier, qui l’a gardée ; et, quelque extrême bonté qu’il ait pour moi, je n’ai pas voulu la réclamer. Je me suis amusé seulement à corriger beaucoup la pièce, et surtout à l’écrire en français, ce qui n’est pas commun depuis plusieurs années.
Vous me demanderez peut-être pourquoi je n’ai pas pris la liberté de m’adresser à vous, et d’implorer vos bontés pour Minos : c’est parce que je voulais demeurer inconnu ; c’est parce que je craignais prodigieusement que vous n’exerçassiez sur votre humble client l’habitude enracinée où vous êtes de vous moquer de lui ; c’est parce que vous n’avez jamais eu la bonté de m’instruire comment je pourrais vous adresser de gros paquets ; c’est parce qu’on risque de prendre très mal son temps avec un vice-roi d’Aquitaine, avec un maréchal de France entouré d’affaires et de courtisans, qui peut être tenté de jeter au feu une malheureuse pièce de théâtre qui se présente mal à propos ; c’est que vous vous moquâtes de la tragédie de Mérope ; c’est qu’à soixante-dix-huit ans il est tout naturel que je ne mérite que vos sifflets, en vous ennuyant d’une tragédie. Ce n’est pas que je n’aie tout bas l’insolence de la croire bonne, mais je n’oserais le présumer tout haut : d’ailleurs, à qui confierais-je mes faiblesses plutôt qu’à mon respectable doyen, s’il daignait m’encourager, au lieu de me rabêtir, comme il fait toujours ?
Eh bien ! quand vous aurez du temps de reste, quand vous voudrez voir mon œuvre, qui est fort différente de celle qu’on a lue au tripot de la Comédie, dites-moi donc si je dois vous l’envoyer sous l’enveloppe de M. le duc d’Aiguillon ou sous la vôtre. Mais, Dieu merci, vous ne me dites jamais rien. Ne serait-il pas même de votre intérêt qu’on dît un jour qu’à nos âges on conservait le feu du génie ?
Pour vous faire rougir de vos cruautés, tenez, voilà les Cabales (3) ; elles valent mieux que la Bégueule : c’est, je crois, de mes petits morceaux détachés le moins mauvais. Tournez cela en ridicule, si vous l’osez. Vous serez du moins le seul qui vous en moquerez, car vous êtes le seul à qui je l’envoie en toute humilité.
Vous m’allez dire encore qu’il faut que j’aie une terrible santé, puisque je fais tant de pauvretés à mon âge ; voilà sur quoi mon héros se trompe. Toto cœlo, tota terra aberrat.
Je suis plié en deux, je souffre vingt-trois heures en vingt-quatre, et je me tuerais si je n’avais pas la consolation de faire des sottises. J’en ferai donc tant que je vivrai ; mais je vous serai attaché, monseigneur le railleur, avec un aussi tendre respect que si vous applaudissiez à mes lubies. – Je me prosterne.
N.B. – Je crois que le comte de Morangiés n’a point touché les cent mille écus. Oserais-je vous demander ce que vous en pensez ?
L’abbé Mignot est mon propre neveu, et passe pour le meilleur juge du parlement ; ainsi vous gagnerez vos trois procès ; mais perdrai-je toujours le mien avec vous ?
1 – Il lui avait écrit depuis trois ans. (G.A.)
2 – On n’a pas cette dédicace. (G.A.)
3 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 30 Mai 1772.
A VOUS SEUL, JE VOUS EN SUPPLIE.
Mon héros, l’impératrice de Russie, qui me fait l’honneur de m’écrire plus souvent que vous, me mande, par sa lettre du 10 d’avril, qu’elle enverra en Sibérie les prisonniers français (1). On les croit déjà au nombre de vingt-quatre.
Il se peut qu’il y en ait quelques-uns auxquels vous vous intéressiez. Il se peut aussi que le ministère ne veuille pas se compromettre en demandant grâce pour ceux dont l’entreprise n’a pas été avouée par lui.
Quelquefois on se sert (et surtout en semblables occasions) de gens sans conséquence. J’en connais un qui n’est de nulle conséquence, et que même quelquefois vous appelâtes inconséquent. Il serait prêt à obéir à des ordres positifs, sans répondre du succès ; mais assurément il ne hasarderait rien sans un commandement exprès. Il se souvient qu’il eut le bonheur d’obtenir la liberté de quelques officiers suisses pris à la journée de Rosbach. Il ne se flatte pas d’être toujours aussi heureux ; mais il est plus ennemi du froid que des mauvais vers, et tient que des Français sont très mal à leur aise en Sibérie.
Il attend donc les ordres de monseigneur le maréchal, supposé qu’il veuille lui en donner de la part du ministre des affaires étrangères ou de celui de la guerre. Oserais-je, monseigneur, vous demander ce que vous pensez du procès de M. de Morangiés ? Il court dans Paris la copie d’une lettre de moi sur cette affaire (2) : cette copie est fort infidèle, et celui qui l’a divulguée n’est pas discret. Quoi qu’il en soit, je me mets aux pieds de mon héros avec soumission profonde.
1 – Voyez la correspondance avec Catherine à cette époque. (G.A.)
2 – La lettre à Marin du 27 avril. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
A Ferney, 5 Juin 1772.
Vous me parlez, madame, de philosophie pratique : parlez-moi de santé pratique. La disposition des organes fait tout ; et malgré le sot orgueil humain, malgré les petites vanités qui se jouent de notre vie, malgré les opinions passagères qui entrent dans notre cervelle, et qui en sortent sans savoir ni pourquoi ni comment, la manière dont on digère décide presque toujours de notre manière de penser, témoin Jean qui pleure et qui rit, qui a couru tout Paris, et que vous n’avez probablement point lu.
M. de Gleichen m’a paru digérer fort mal. Je crois qu’il n’approuve guère le style du théâtre danois. J’étais très malade quand il vint dans mon hermitage. J’ai peur qu’en qualité de ministre accoutumé aux cérémonies, il n’ait été un peu choqué de ma rusticité. Je laisse faire aux dames les honneurs de ma retraite champêtre ; c’est à elles à voir si les lits sont bons, et si on a bien fait mousser le chocolat de messieurs à leur déjeuner.
M. de Schomberg a paru pardonner à mes mœurs agrestes. Je souhaite que les Danois soient aussi indulgents que lui. De tous ceux qui ont passé par Ferney, c’est la sœur de M. de Cucé (1) dont j’ai été le plus content, car c’est à elle que je dois de n’avoir pas perdu entièrement les yeux. Elle me donna d’une drogue qui ne m’a pas guéri, mais qui m’a beaucoup soulagé. Je voudrais bien qu’il y eût des recettes pour votre mal comme pour le mien. Nous avons à Genève un physicien qui électrise parfaitement le tonnerre ; il a voulu électriser aussi un homme qui a une goutte sereine, mais il n’y a pas réussi. A l’égard du tonnerre, c’est une bagatelle ; on l’inocule comme la petite-vérole. Nous nous familiarisons fort, dans notre siècle, avec tout ce qui faisait trembler dans les siècles passés. Il est prouvé même, généralement parlant, que chez les nations policées on vit un peu plus longtemps qu’on ne vivait autrefois. Je vous en fais mon compliment, si c’en est un à faire. Je vois bien qu’il est si doux de vivre avec votre grand’maman, que vous aimez encore la vie, malgré tout le mal que vous en dites souvent avec tant de raison. C’est un rossignol que vous êtes allée entendre chanter dans sa belle cage (2). Je conçois très bien qu’on soit heureux quand on a, comme dit le Guarini :
Lieto nido, escadolce, aura cortese.
Mais lorsque avec ces avantages on est aimé, respecté de l’Europe, et qu’on possède un génie supérieur, on doit être content. Le moyen de n’être pas au-dessus de la fortune, quand on est si fort au-dessus des autres !
J’ai un peu besoin, moi chétif, de cette philosophie dont vous me parlez. De tous les établissements que j’ai faits dans mon désert, il ne me restera bientôt plus que mes vers à soie. On a chicané mes artistes, qui envoyaient des montres en Amérique, à Constantinople, et à Pétersbourg. Le commerce qu’ils entreprenaient était immense, et faisait entrer en France beaucoup d’argent. C’était un plaisir de voir mon abominable village changé en une jolie petite ville, et de nombreux artistes étrangers, devenus Français, bien logés et faisant bonne chère avec leurs familles dans de jolies maisons de pierres de taille que je leur avais bâties. La protection d’un grand homme (3) avait fait ce miracle, qui va se détruire. Il faudra que je dise, comme le bon homme Job : Je suis sorti tout nu du sein de la terre et j’y retournerai tout nu ; mais remarquez que Job disait cela en s’arrachant les cheveux et en déchirant ses habits. Moi, je ne m’arrache pas les cheveux, parce que je n’en ai point, et je ne déchire point mes habits, parce que par le temps qui court il faut être économe.
Adieu, madame ; faisons tous deux comme nous pourrons. Vogue la pauvre galère ! Pensez fortement et uniformément, et conservez-moi vos bontés ; vous savez combien elles me sont chères.
1 – Madame de Boisgelin. (G.A.)
2 – A Chanteloup. (G.A.)
3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
à M. d’Ogny.
A Ferney, 5 Juin 1772 (1).
On m’a fait voir une lettre de M. Fabri, subdélégué de l’intendance à Gex, et votre fermier des postes à Versoix. Il se plaint que ma colonie ait envoyé des boites par la poste sans les faire taxer ; mais sans doute il ignore, monsieur, les bontés dont vous m’honorez ; et d’ailleurs il sait que le port d’aucun paquet n’est payé par celui qui le dépêche, mais par celui qui le reçoit.
De plus, ma colonie n’a jamais envoyé de petites caisses de montres qu’à vous, monsieur, qui avez daigné le souffrir, et à Lyon, selon la permission que lui avait donnée M. le duc de Choiseul, permission que vous n’avez jamais révoquée.
Sans ces bontés, il serait impossible à mes artistes d’envoyer leurs ouvrages en France et dans les pays étrangers ; ils seraient forcés de déserter le lieu de leur établissement. Je leur ai prêté cent mille francs sans aucun intérêt, et je leur ai bâti des maisons pour cent quatre mille francs ; ils ne peuvent me payer que par leur travail. Ce travail journalier est utile à l’Etat, et c’est cette considération qui a principalement déterminé votre cœur bienfaisant à me favoriser.
Je n’ose vous adresser de nouveaux paquets sans votre permission ; je me flatte que vous ne cesserez pas de protéger mon établissement, qui n’a subsisté que par les grâces de M. le duc de Choiseul et par les vôtres. J’ai l’honneur d’être, avec la reconnaissance la plus inviolable et la plus respectueuse, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)