SATIRE - Traduction du poème de Jean Plokof

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SATIRE - Traduction du poème de Jean Plokof

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TRADUCTION DU POÈME DE JEAN PLOKOF,

 

CONSEILLER DE HOLSTEIN,

 

SUR LES AFFAIRES PRÉSENTES.

 

 

 

- 1770 -

 

 

 

[C’était dans le temps des hostilités de la Russie et de la Porte. Les succès se balancent encore de part et d’autre. Voltaire, qui se trouvait en correspondance active avec Catherine, lança cette prétendue traduction (juin 1770).] (G.A.)

 

 

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          I – Aux armes, princes et républiques, chrétiens si longtemps acharnés les uns contre les autres pour des intérêts aussi faibles que mal entendus ! aux armes contre les ennemis de l’Europe ! Les usurpateurs du trône des Constantins vous appellent eux-mêmes à leur ruine ; ils vous crient en tombant sous le fer victorieux des Russes : Venez, achevez de nous exterminer.

 

          II – Le Sardanapale de Stamboul, endormi dans la mollesse et dans la barbarie, s’est réveillé un moment à la voix de ses insolents satrapes et de ses prêtres ignorants. Ils lui ont dit : Viole le droit des nations ; loin de respecter les ambassadeurs des monarques, commence par ordonner qu’on les mette aux fers (1), et ensuite nous instruirons la terre en ton nom que tu vas punir la Russie, parce qu’elle t’a désobéi. Je le veux, a répondu le lourd dominateur des Dardanelles et de Marmara. Ses janissaires et ses spahis sont partis, et il s’est rendormi profondément.

 

          III – Pendant que son âme matérielle se livrait à des songes flatteurs entre deux Géorgiennes aux yeux noirs, arrachées par ses eunuques aux bras de leurs mères pour assouvir ses désirs sans amour, le génie de la Russie a déployé ses ailes brillantes ; il a fait entendre sa voix, de la Néva au Pont-Euxin, dans la Sarmatie, dans la Dacie, au bord du Danube, au promontoire du Ténare, aux plaines, aux montagnes où régnait autrefois Ménélas. Il a parlé, ce puissant génie, et les barbares enfants du Turkestan ont partout mordu la poussière. Stamboul tremble ; la cognée est à la racine de ce grand arbre qui couvre l’Europe, l’Asie, et l’Afrique, de ses rameaux funestes. Et vous resteriez tranquilles : vous, princes, tant de fois outragés par cette nation farouche, vous dormiriez comme Mustapha, fils de Mahmoud !

 

          IV – Jamais peut-être on ne retrouvera une occasion si belle de renvoyer dans leurs antiques marais les déprédateurs du monde. La Servie tend les bras au jeune empereur des Romains (2), et lui crie : Délivrez-moi du joug des Ottomans. Que ce jeune prince, qui aime la vertu et la gloire véritable, mette cette gloire à venger les outrages faits à ses augustes ancêtres ; qu’il ait toujours devant les yeux Vienne assiégée par un vizir (3), et la Hongrie dévastée pendant deux siècles entiers !

 

          V – Que le lion de saint Marc ne se contente pas de se voir avec complaisance à la tête d’un Evangile ; qu’il coure à la proie ; que ceux qui épousent tranquillement la mer toutes les années fendent ses flots par les proues de cent navires ; qu’ils reprennent l’île consacrée à Vénus, et celle où Minos dicta ses lois (4), oubliées pour les lois de l’Alcoran.

 

          VI – La patrie des Thémistocle et des Miltiade secoue ses fers en voyant planer de loin l’aigle de Catherine ; mais elle ne peut encore les briser. Quoi donc ! n’y aurait-il en Europe qu’un petit peuple ignoré, une poignée de Monténégrins, une fourmilière qui osât suivre les traces que cette aigle triomphante nous montre du haut des airs dans son vol impétueux ?

 

          VII – Les braves chevaliers du rocher de Malte brûlent d’impatience de se ressaisir de l’île du Soleil et des Roses (5) que leur enleva Soliman, l’intrépide aïeul de l’imbécile Mustapha. Les nobles et valeureux Espagnols, qui n’ont jamais fait de paix avec ces barbares, qui ne leur envoient point de consuls de marchands, sous le nom d’ambassadeurs, pour recevoir des affronts toujours dissimulés ; les Espagnols, qui bravent dans Oran les puissances de l’Afrique, souffriront-ils que les sept faibles tours de Byzance osent insulter aux tours de la Castille ?

 

          VIII – Dans les temps d’une ignorance grossière, d’une superstition imbécile, et d’une chevalerie ridicule, les pontifes de l’Europe trouvèrent le secret d’armer les chrétiens contre les musulmans, en leur donnant, pour toute récompense, une croix sur l’épaule et des bénédictions. L’éternel arbitre de l’univers ordonnait, disaient-ils, que les chevaliers et les écuyers, pour plaire à leurs dames, allassent tout tuer dans le territoire pierreux et stérile de Jérusalem et de Bethléem, comme s’il importait à Dieu et à ces dames que cette misérable contrée appartînt à des Francs, à des Grecs, à des Arabes, à des Turcs, ou à des Corasmins.

 

          IX – Le but secret et véritable de ces grands armements (6) était de soumettre l’Eglise grecque à l’Eglise latine (car il est impie de prier Dieu en grec, il n’entend que le latin). Rome voulait disposer des évêchés de Laodicée, de Nicomédie, et du Grand-Caire ; elle voulait faire couler l’or de l’Asie sur les rivages du Tibre. L’avarice et la rapine, déguisées en religion, firent périr des millions d’hommes ; elles appauvrirent ceux mêmes qui croyaient s’enrichir par le fanatisme qu’ils inspiraient.

 

          X – Princes, il ne s’agit pas ici de croisades : laissez les ruines de Jérusalem, de Sépharyaïm, de Corozaïm, de Sodome, et de Gomorrhe ; chassez Mustapha, et partagez. Ses troupes ont été battues ; mais elles s’exercent par leurs défaites. Un vizir montre aux janissaires l’exercice prussien. Les Turcs, revenus de leur étonnement, peuvent se rendre formidables. Ceux qui ont été vaincus dans la Dacie peuvent un jour assiéger Vienne une seconde fois (7). Le temps de détruire les Turcs est venu. Si vous ne saisissez pas ce temps, si vous laissez discipliner une nation si terrible, autrefois sans discipline, elle vous détruira peut-être. Mais où sont ceux qui savent prévoir et prévenir ?

 

          XI – Les politiques diront : Nous voulons voir de quel côté penchera la balance ; nous voulons l’équilibre : l’argent, ce prince de toutes choses, nous manque. Nous l’avons prodigué dans des guerres inutiles qui ont épuisé plusieurs nations, et qui n’ont produit des avantages réels à aucune. Vous n’avez point d’argent, pauvres princes ! les Turcs en avaient moins que vous quand ils prirent Constantinople. Prenez du fer, et marchez.

 

          XII – Ainsi parlait, dans la Chersonnèse Cimbrique, un citoyen qui aimait les grandes choses. Il détestait les Turcs, ennemis de tous les arts ; il déplorait le destin de la Grèce ; il gémissait sur la Pologne qui déchirait ses entrailles de ses mains, au lieu de se réunir sous le plus sage et le plus éclairé des rois (8). Il chantait en vers germaniques ; mais les Grecs n’en surent rien, et les confédérés polonais ne l’écoutèrent pas.

 

 

 

 

 

 

1 – Allusion à l’emprisonnement d’Obreskoff, ministre de Russie à Constantinople. (G.A.)

2 – L’empereur Joseph II. (G.A.)

3 – Kara-Mustapha en 1683. (G.A.)

4 – Chypre et Candie. (G.A.)

5 – L’île de Rhodes. (G.A.)

6 – Voyez Quelques petites hardiesses de M. Clair, etc. (G.A.)

7 – Voltaire ne compte pas le siège de 1529. (G.A.)

8 – Stanislas Poniatowski (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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