CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 13
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la marquise du Deffand.
25 Avril 1770.
Vous voulez être taupe, madame : savez-vous bien qu’il y a un proverbe qui dit que les taupes servent d’exemple ? exemplum ut talpa. Il est vrai que nous avons, vous et moi, quelque ressemblance avec ces animaux, qui passent pour aveugles. Je suis toujours de la confrérie, tant que les neiges couvrent nos montagnes : je ne vois guère plus qu’une taupe ; et d’ailleurs, j’irai bientôt dans leur royaume, en regrettant fort peu celui-ci, mais en vous regrettant beaucoup.
Vous avez deviné très juste, madame, en devinant que M. l’abbé Terray m’a pris six fois plus qu’à vous ; mais c’est à ma famille qu’il a fait cette galanterie : car il m’a pris tout le bien libre dont je pouvais disposer, et je ferai probablement, en mourant, banqueroute comme un évêque.
Vous voulez avoir cette prétendue Encyclopédie qui n’en est point une : c’est un ouvrage malheureusement fort sage (à ce que je crois), mais fort ennuyeux (à ce que j’affirme). Je serai mort avant qu’il soit imprimé, attendu que, de mes deux libraires, l’un est devenu magistrat et ambassadeur, l’autre monte la garde continuellement, en qualité de major, dans le tripot de Genève, qu’on appelle république.
Cependant, madame, afin que vous ne m’accusiez pas de négligence, voici trois feuilles qui me tombent sous la main. Faites-vous lire seulement les articles ADAM et ADULTÈRE. Notre premier père est toujours intéressant, et adultère est toujours quelque chose de piquant. Vous pourriez aussi vous faire lire l’article ADORER, parce qu’il y a réellement une chanson composée par Jésus-Christ, qui est fort curieuse. Ce n’est point une plaisanterie ; la chose est très vraie. Vous verrez même que c’est une chanson à danser, et qu’on dansait alors dans toutes les cérémonies religieuses.
Quand vous vous serez amusée ou ennuyée de ces trois rogatons, n’oubliez pas, je vous prie, de gronder horriblement votre grand’maman. Elle m’a comblé de grâces, elle m’a fait capucin ; elle a fait capitaine d’artillerie un homme (1) que j’ai pris la liberté de lui recommander sans le connaître ; elle a donné une pension à un médecin (2) que je ne connais pas davantage et que je ne consulte jamais ; et ce qui est le plus essentiel, elle m’a écrit des lettres charmantes ; mais elle est devenue une cruelle, une perfide qui m’abandonne dans ma plus grande détresse, dans une affaire très importante, dans une manufacture que j’ai établie, et que j’ai mise sous sa protection.
C’est la plus belle entreprise qu’on ait faite dans le mont Jura depuis qu’il existe ; cela est bien au-dessus de ma manufacture de soie. Je sers l’Etat, je donne au roi de nouveaux sujets, je fournis de l’argent même à M. l’abbé Terray ; et on ne me fait pas le moindre remerciement ; on ne répond point à mes lettres ; on se moque de moi, et le mari de madame Gargantua s’en moque tout le premier : voilà comment sont faites les puissances de ce monde. Je sais bien qu’elles ont d’autres affaires que celles du mont Jura ; mais on peut faire écrire un mot, consoler, encourager un pauvre homme.
Enfin, madame, grondez votre grand’maman, si vous pouvez ; mais on dit qu’il est impossible d’en avoir le courage. Portez-vous bien, madame ; ayez du moins cette consolation. Qu’importent mon attachement inviolable et mon respect du mont Jura à Saint-Joseph ? L’éloignement entre les gens qui pensent est horrible. Frère FRANÇOIS.
1 – Fabry. (G.A.)
2 – Coste. (G.A.)
à M. Marmontel.
27 Avril 1770.
Au sujet près, mon cher ami, jamais les gens de lettres, dans aucun pays, n’ont imaginé rien de plus noble (1). Les douze apôtres n’ont pas eu ce courage. Les douze personnes à qui cette étrange idée a passé par la tête sont dignes chacune de ce qu’elles veulent me donner.
Cet honneur est bien grand, tous l’ont su mériter.
Mais douze monuments et douze statuaires !
Ce serait un peu trop d’affaires.
Ils ont dit : « Choisissez, pour nous représenter,
Celui qui d’entre nous donna les étrivières
Le plus fort et le plus longtemps
Aux Grizels, aux Frérons, aux cuistres, aux pédants ;
C’est notre prête-nom, c’est lui qui dans la troupe
Combattit un enfant perdu ;
C’est notre vieux soldat, au service assidu :
Faisons son effigie avant qu’à notre insu
La friponne Atropos lui coupe
Le fil mal renoué dont on le tient pourvu ;
On croira, quand on l’aura vu.
Que de nous tous on voit le groupe.
D’ailleurs, si nous l’aimons, certes il nous le rend bien.
Vite, qu’on nous l’ébauche ; allons, Pigal, dépêche ;
Figure à ton plaisir ce très mauvais chrétien !
Mais en secret nous craignons bien
Qu’un bon chrétien ne t’en empêche. »
Vous m’allez dire que ces petits versiculets familiers ne valent rien ; je le sais tout comme vous ; mais j’ai la poitrine attaquée ; je n’en puis plus ; et je vous conseille de mettre l’inscription : « A Voltaire mourant, » comme je le mande à M. d’Alembert (2). Bonsoir, mon très cher confrère. Frère FRANÇOIS.
1 – L’érection de sa statue. (G.A.)
2 – Même jour. (G.A.)
à M. Laus de Boissy.
Ferney, 28 Avril 1770 (1).
Monsieur, Anacréon chantait et dansait, Platon raisonnait ou déraisonnait dans le beau pays de la Grèce, et moi je suis entouré de quarante lieues de neiges, à la fin d’avril, entre les Savoyards et les Suisses ; et tant que les neiges sont sur la terre, je suis privé de la vue. Pardonnez-moi si, dans cet état, je ne réponds qu’en prose à vos très-jolis vers ; je sens tout leur mérite ; mais vous me prenez trop à votre avantage ; ce n’est pas le cas où
Nardi parvus onix eliciet cadum.
Vejanus, armis
Herculis ad postem fixis, latet abtitus agro.
Vous daignez me chercher dans la solitude où je suis enseveli pour me récompenser de mes travaux passés ; je ne puis que vous offrir de sincères et d’inutiles remerciements des fleurs que vous jetez sur le bord de mon tombeau. J’ai perdu la voix ; mais si elle me revient, ce sera pour vous dire combien je suis sensible aux bontés dont vous m’honorez.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Senac de Meilhan.
Au château de Ferney, le 1er Mai 1770.
Monsieur, si vous vous souvenez encore de moi, permettez que je recommande, avec la plus vive instance, à vos bontés, un citoyen de La Rochelle, qui, à la vérité, a le malheur d’être ministre du saint Evangile à Genève (1), mais qui est le plus doux, le plus honnête, le plus tolérant des hommes. Il ne vient dans sa patrie pour quelque temps que pour les intérêts de sa famille, et compte repartir dès qu’il les aura arrangés. Il ne s’agit ici en aucune manière de la parole de Dieu, qu’il prêche le plus rarement qu’il peut à Genève, et qu’il ne prêchera certainement point à La Rochelle. Il a été pasteur d’une église où j’avais un banc ; et nous l’appelions brebis plutôt que pasteur. C’est le meilleur diable qui soit parmi les hérétiques. Je vous prie, monsieur, de lui accorder votre protection, et point d’eau bénite de cour, attendu qu’il n’aime l’eau bénite d’aucune façon. Je regarderai comme des faveurs faites à moi-même toutes les bontés que vous voudrez bien avoir pour lui.
1 – Jean Perdriau. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 4 Mai 1770.
Mon cher ange, je me plaignais à tort de l’indifférence de M. le duc de Choiseul pour ma manufacture. Il a eu plus de bonté et plus d’attention que je n’osais en espérer. J’ai poussé l’injustice jusqu’à gronder madame la duchesse de Choiseul, qui ferait tout pour moi ; j’étais, sans le savoir, le plus ingrat des hommes et le plus difficile à vivre.
Voici une autre affaire qui pourra vous amuser, en attendant le mariage de votre prince. Vous êtes supplié de lire ce mémoire (1), et de nous dire si nous n’avons pas raison, et, en cas que nous ayons prodigieusement raison, comme je le crois, de recommander l’affaire à M. le duc de Praslin, qui est un des juges.
A propos, j’ai une fluxion horrible de poitrine qui m’empêche de faire usage de l’ordonnance de M. Bouvart. M’est avis, mes anges, que je m’en vais à tous les diables avec mon cordon de saint François ?
Portez-vous bien, et ne faites ce voyage que le plus tard que vous pourrez.
1 – Au roi en son conseil, pour les sujets du roi qui réclament la liberté en France. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffant.
A Ferney, 5 Mai 1770.
Je suis un ingrat, madame, indigne de vous et de votre grand’maman. Je ne mérite pas de voir le jour ; aussi je ne le vois guère, car il tombe encore de la neige chez moi au 5 de mai.
Oui, j’ai tort si je vous ai dit
Qu’elle n’était qu’une volage,
Fière du brillant avantage
De sa beauté, de son esprit,
Et se moquant de l’esclavage
De tous ceux qu’elle assujettit :
Cette image est trop révoltante ;
Je crois qu’on peut la définir
Une adorable indifférente,
Faisant du bien pour son plaisir.
Figurez-vous, madame, que lorsque j’appelais votre grand’maman inconstante, volage, cruelle, elle me comblait tout doucement de bontés ; elle les a poussées non seulement jusqu’à protéger mes horlogers, mais jusqu’à protéger aussi mon sculpteur (1). Je ne peux pas vous dire ce que c’est que cette nouvelle faveur, car, s’il faut se livrer à la reconnaissance, il ne faut pas se livrer à la vanité. Je ne sais si elle a dans le moment présent beaucoup de temps à elle ; mais en avez-vous, madame, vous qui, malgré votre état de recueillement, passez votre vie à courir ?
Je vous envoie l’article ÂME, que vous pourrez jeter dans le feu, s’il ne vous plaît pas. Votre grand’maman vous dira, si elle le veut, ce que c’est que sa jolie âme ; pour moi, je n’ai jamais su comment cet être-là était fait, et vous verrez que je le sais moins que jamais. Si vous voulez apprendre à ignorer, je suis votre homme. Je n’écris qu’à vous, et point à votre grand’maman, car je suis honteux devant elle.
J’aurai pourtant, je crois, dans quelques jours, une grâce à lui demander ; mais il me sera impossible d’avoir cette hardiesse après mes injustices. Voici le fait :
Avant que les jésuites fussent devenus gens du monde, ils avaient un établissement à ma porte pour convertir les huguenots. Ils venaient d’arrondir leur domaine en achetant à vil prix le bien de neuf gentilshommes (2), sept frères et deux sœurs ; sept étaient mineurs, et tous étaient ruinés. Tous les frères étaient au service du roi. Le plus jeune avait treize ans, et le plus vieux en avait vingt-cinq. Le procureur des jésuites, le plus grand fripon que j’aie jamais connu, obtint une pancarte du conseil pour s’emparer à jamais du bien de ces pauvres enfants. Ils vinrent me trouver : je me fis leur Don Quichotte ; ils rentrèrent dans leur bien, et j’eus le plaisir d’attraper les jésuites avant qu’ils fussent chassés. Je n’ai jamais eu en ma vie tant de satisfaction.
L’aîné des sept frères a une grâce à demander, et il va même à Versailles dans le temps des fêtes. Ce n’est point à M. l’abbé Terray qu’il demandera cette grâce, car il ne s’agit point d’argent, et M. l’abbé le jette par les fenêtres ; en un mot, je ne sais ce que c’est que cette grâce, et je ne prendrai certainement pas la liberté de la demander à votre grand’maman. Vous lui en parlerez si vous voulez, madame ; mais, pour moi, Dieu m’en garde ! j’ai trop abusé de ses extrêmes bontés. Elle a encore en dernier lieu honoré de nouvelles faveurs mon gendre Dupuits. Il faut que je m’aille cacher, quand je pense à tout cela. C’est à vous, madame, que je dois tous ces agréments qui se répandent sur les derniers jours de ma vie ; c’est vous qui m’avez présenté à votre grand’maman, que je n’ai jamais eu le bonheur de contempler ; c’est à vous que je dois son soulier et ses lettres : elle m’a fait capucin, je lui dois tout. Puissiez-vous jouir longtemps des charmes de son amitié et de sa conversation !
Quand il y aura quelques articles de belles-lettres moins ennuyeux que ceux de métaphysique, j’aurai l’honneur de vous les envoyer. Il ne s’agit, dans ce monde, que d’attraper la fin de la journée sans douleur et sans ennui, et encore la chose est-elle difficile. Je suis à vous, madame, jusqu’à mon dernier souffle, avec le plus tendre respect et la plus inutile envie de vous faire encore ma cour. Frère FRANÇOIS.
1 – Pigalle. (G.A.)
2 – Les Desprez de Crassy. (G.A.)