DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Les adorateurs - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
LES ADORATEURS,
ou
LES LOUANGES DE DIEU.
- 1769 -
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[Cet opuscule parut en brochure vers la fin de l’année 1769, comme ouvrage unique de M. Imhoff, traduit du latin ; puis il fut réimprimé l’année suivante dans le recueil intitulé : Choses utiles et agréables. « M. de Voltaire, disent les Mémoires secrets, a concentré, dans un ouvrage aussi court et aussi frivole en apparence, les connaissances profondes d’une infinité de traités de métaphysique et de physique, enrichies de toutes les grâces d’une imagination brillante. »] (G.A.)
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LE PREMIER ADORATEUR. (1)
Mes compagnons, mes frères, hommes qui possédez l’intelligence, cette émanation de Dieu même, adorez avec moi ce Dieu qui l’a donnée, ce Li, ce Chang-ti, ce Tien, que les Sères, les antiques habitants du Cathai, adorent depuis cinq mille ans selon leurs annales publiques, annales qu’aucun tribunal de lettrés n’a jamais révoquées en doute, et qui ne sont combattues chez les peuples occidentaux que par des ignorants insensés qui mesurent le reste de la terre et les temps antiques par la petite mesure de leur province sortie à peine de la barbarie.
Adorons cet Etre des êtres que les peuples du Gange, policés avant les Sères, reconnaissaient dans des temps encore plus reculés, sous le nom de Birmah, père de Brama et de toutes choses, et qui fut invoqué, sans doute, dans les révolutions innombrables qui ont changé si souvent la face de notre globe.
Adorons ce grand Etre, nommé Oromase chez les anciens Perses. Adorons ce Démiourgos que Platon célébra chez les Grecs, ce Dieu très bon et trèns grand, optimum, maximum, qui n’était point appelé d’un autre nom chez les Romains, lorsque dans le sénat ils dictaient des lois aux trois quarts de la terre alors connue.
C’est lui qui de toute éternité arrangea la matière dans l’immensité de l’espace. Il dit, et tout exista ; mais il le dit avant les temps ; il est l’Etre nécessaire : donc il fut toujours. Il est l’Etre agissant : donc il a toujours agi ; sans quoi il n’aurait été dans une éternité passée que l’Etre inutile. Il n’a pas fait l’univers depuis peu de jours ; car alors il ne serait que l’Etre capricieux.
Ce n’est ni depuis six mille ans, ni depuis cent mille que ses créatures lui durent leurs hommages ; c’est de toute éternité. Quel resserrement d’esprit, quelle absurde grossièreté de dire : Le chaos était éternel, et l’ordre n’est que d’hier ! Non, l’ordre fut toujours, parce que l’Etre nécessaire, auteur de l’ordre, fut toujours.
C’est ainsi que pensait le grand saint Thomas dans la Somme de la foi catholique (I. II, chap. III). « Dieu a eu la volonté pendant toute l’éternité, ou de produire l’univers ou de ne le pas produire : or il est manifeste qu’il a eu la volonté de le produire ; donc il l’a produit de toute éternité, l’effet suivant toujours la puissance d’un agent qui agit par volonté. »
A ces paroles sensées, qu’on est bien étonné de trouver dans saint Thomas, j’ajoute qu’un effet d’une cause éternelle et nécessaire doit être éternel et nécessaire comme elle.
Dieu n’a pas abandonné la matière à des atomes qui ont eu sans cesse un mouvement de déclinaison, ainsi que l’a chanté Lucrèce, grand peintre, à la vérité, des choses communes qu’il est aisé de peindre, mais physicien de la plus complète ignorance.
Cet Etre suprême n’a pas pris des cubes, des petits dés pour en former la terre, les planètes, la lumière, la matière magnétique, comme l’a imaginé le chimérique Descartes dans son roman appelé philosophie.
Mais il a voulu que les parties de la matière s’attirassent réciproquement en raison directe de leurs masses, et en raison inverse du carré de leurs distances ; il a ordonné que le centre de notre petit monde fût dans le soleil, et que toutes nos planètes tournassent autour de lui, de façon que les cubes de leurs distances seraient toujours comme les carrés de leurs révolutions. Jupiter et Saturne observent ces lois en parcourant leurs orbites ; et les satellites de Saturne et de Jupiter obéissent à ces lois avec la même exactitude. Ces divins théorème, réduits en pratique à la naissance éternelle des mondes, n’ont été découverts que de nos jours ; mais ils sont aujourd’hui aussi connus que les premières propositions d’Euclide.
On sait que tout est uniforme dans l’étendue des cieux ; mille milliards de soleils qui la remplissent ne sont qu’une faible expression de l’immensité de l’existence. Tous jettent de leur sein les mêmes torrents de lumière qui partent de notre soleil ; et des mondes innombrables s’éclairent les uns les autres. On en compte jusqu’à deux mille dans une seule partie de la constellation d’Orion. Cette longue et large bande de points blancs qu’on remarque dans l’espace, et que la fabuleuse Grèce nommait la voie lactée, en imaginant qu’un enfant nommé Jupiter, Dieu de l’univers, avait laissé répandre un peu de lait en tétant sa nourrice ; cette voie lactée, dis-je, est une foule de soleils dont chacun a ses mondes planétaires roulant autour de lui. Et à travers cette longue traînée de soleils et de mondes on voit encore des espaces dans lesquels on distingue encore des mondes plus éloignés, surmontés d’autres espaces et d’autres mondes.
J’ai lu dans un poème épique (2) ces vers qui expriment ce que j’ai voulu dire :
Au-delà de leur cours, et loin dans cet espace.
Où la matière nage et que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin ;
Dans cet abîme immense, il leur ouvre un chemin.
Par delà tous ces cieux, le Dieu des cieux réside.
J’aurais mieux aimé que l’auteur eût dit
Dans ces cieux infinis, le Dieu des cieux réside.
Car la force, la vertu puissante qui les dirige et qui les anime, doit être partout ; ainsi que la gravitation est dans toutes les parties de la matière, ainsi que la force motrice est dans toute la substance du corps en mouvement.
Quoi ! la force active serait en tous lieux, et le grand Etre ne serait pas en tous lieux ?
Virgile a dit :
Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
Æn. VI, 727.
Caton a dit :
Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.
LUCAIN, Phrars., IX, 180.
Saint Paul a dit :
In ipso enim (Deo) vivimus, et movemur, et sumur.
Tout se meut, toute respire, et tout existe en Dieu.
Nous avons eu la bassesse d’en faire un roi qui a des courtisans dans son cabinet, et des huissiers dans son antichambre. On chante dans quelques temples gothiques ces vers nouveaux d’un énergumène (3) :
Illic secum habitans in penetralibus,
Se rex ipse suo contuitu beat.
Dans son appartement ce monarque suprême
Se voit avec plaisir, et vit avec lui-même.
C’est au fond peindre Dieu comme un fat qui se regarde au miroir et qui se contemple dans sa figure ; c’est bien alors que l’homme a fait Dieu à son image.
Pensons donc comme Platon, Virgile, Caton, saint Paul, saint Thomas, sur ce grand sujet, et non comme le victorin (4) auteur de cette hymne. Ne cessons de répéter que l’intelligence infinie de l’être nécessaire, de l’être formateur, produit tout, remplit tout, vivifie tout, de toute éternité. Il nous faut, à nous ombres passagères, à nous atomes d’un moment, à nous atomes pensants, il nous faut une portion d’intelligence bien rare, bien exercées, pour comprendre seulement une petite partie de ses mathématiques éternelles.
Par quelles lois la terre a-t-elle un mouvement périodique de vingt-sept mille neuf cent vingt années, outre son cours dans son orbite et sa rotation sur elle-même ? comment l’astre de nos nuits se balance-t-il, et pourquoi la terre et lui changent-ils continuellement pendant dix-neuf années la place où leurs orbites doivent se rencontrer ? Le nombre des hommes qui s’élèvent à ces connaissances divines n’est pas une unité sur un million dans le genre humain ; tandis que presque tous les hommes, courbés vers la fange de la terre, ou consument leur vie dans de petites intrigues, ou tuent les hommes leurs frères, et en sont tués pour de l’argent.
Sur un million d’hommes qui rampent ou qui se pavanent sur la terre, on peut à toute force en trouver une cinquantaine qui ont des idées un peu approfondies de ces augustes vérités.
C’est à ce petit nombre de sages que je m’adresse, pour admirer avec eux l’immensité de l’ordre des choses, la puissante intelligence qui respire dans elles, et l’éternité dans laquelle elles nagent, éternité dont un moment est accordé aux individus passagers qui végètent, qui sentent, et qui pensent.
1 – Ce premier couplet fut reproduit dans les Questions sur l’Encyclopédie, article ÉTERNITÉ. (G.A.)
2 – Henriade, chant VII. (G.A.)
3 – Santeuil, né en 1630, mort en 1697. (G.A.)
4 – Santeuil était chanoine de Saint-Victor, à Paris. (G.A.)