CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 12
Photo de PAPAPOUSS
à M. de Sudre.
20 Avril1770.
Monsieur, quarante lieues de neige qui m’entourent, soixante-seize ans sur ma tête, ma vue presque entièrement perdue, trois mois de suite dans mon lit, m’ont privé de l’honneur de vous répondre plus tôt.
Il me semble qu’il est fort peu important que MM. les avocats fassent un corps ou un ordre. Les ducs et pairs, les maréchaux de France font un corps ; on dit le corps du parlement, et non pas l’ordre du parlement. Les mots ne sont que des mots. Ce qui est essentiel, c’est que les juges ne fassent pas rouer un innocent, quand les avocats ont démontré son innocence ; c’est qu’un gradué de village n’ait pas l’insolence de condamner à mort la famille de Sirven sur les présomptions les plus absurdes ; c’est qu’on respecte plus la vie des citoyens, et que nos barbares usages, qu’on appelle jurisprudence, ne déshonorent pas notre nation.
Dieu merci, la française est la seule, dans l’univers entier, chez qui l’on achète le droit de juger les hommes, et chez qui les avocats ne parviennent pas à être jugés par leur seul mérite. Nous avons été Gaulois, Ostrogoths, Visigoths, Francs, et nous tenons encore beaucoup de notre ancienne barbarie dans le sein de la politesse.
Ce sont là mes griefs, et je souhaite passionnément que votre corps ou votre ordre puisse les corriger. Si cela était, ma lettre serait à M. le président de Sudre.
à M. de La Harpe.
23 Avril 1770.
Mon cher enfant, n’espérez pas rétablir le bon goût. Nous sommes en tous sens dans le temps de la plus horrible décadence. Cependant soyez sûr qu’il viendra un temps où tout ce qui est écrit dans le style du siècle de Louis XIV surnagera, et où tous les autres écrits goths et vandales resteront plongés dans le fleuve de l’oubli. Les hommes veulent bien se tromper pour quelque temps, cabaler, en imposer ; mais ils ne veulent point s’ennuyer.
Il est impossible de lire la plupart des ouvrages qu’on fait aujourd’hui ; mais on lira toujours la Religieuse. Pourquoi ? parce qu’elle est écrite dans le style de Jean Racine.
Je crois qu’à présent on ne lit guère dans Paris que les arrêts du conseil : l’auteur a bien senti qu’il fallait intéresser pour être lu et parler aux passions. Je suis même persuadé que les écrits de M. le contrôleur général ont touché jusqu’aux larmes quatre ou cinq mille pères et mères de famille. Jamais mademoiselle Clairon ni mademoiselle Dumesniel n’en ont tant fait répandre ; mais on ne peut pas dire à l’auteur, avec Horace et Boileau :
Pour m’arracher des pleurs, il faut que vous pleuriez.
Art poét., ch. III.
Celui qui vous a prié, dans sa lettre anonyme, de ne me point ressembler a bien raison ; ne ressemblez jamais qu’à vous-même.
Nous embrassons de tout notre cœur, madame Denis et moi, le père et la marraine de Mélanie.
à M. Hennin.
24 Avril 1770.
Ce qui fait que je n’ai point répondu à mon très aimable résident, c’est que j’étais mort. Nous avons tous été malades d’un catarrhe qui ne vaut rien du tout pour les gens de soixante-dix-sept ans et demi.
La prospérité du hameau de Ferney m’a ressuscité. J’ai actuellement une quarantaine d’ouvriers employés à enseigner à l’Europe quelle heure il est. Mais je suis bien indiqué que M. le duc et madame la duchesse de Choiseul n’aient point répondu à la lettre (1) la plus importante et la plus ridicule que je puisse jamais leur écrire.
M. l’abbé Terray continue à faire des siennes ; il continue à me ruiner, il m’écrase sans en rien savoir. Il faut avouer qu’il me met en grande compagnie. Vous savez le conte de l’homme qui criait au voleur quand il passait ; cela est fort plaisant, mais cela ne rend l’argent à personne.
Si vous voulez que je vous dise des nouvelles, je n’en sais point d’autres, sinon que le roi de Prusse me mande qu’il protège vivement les jésuites auprès du pape, et qu’il compte sur la canonisation de saint Voltaire et de saint Frédéric. Il me place le premier comme le plus ancien, mais non comme le plus digne.
Pendant ce temps-là, Catherine suit toujours sa pointe, comme dit élégamment le P. Daniel ; mais elle n’a point l’ambition de sa canonisation, comme le roi de Prusse. Madame Denis vous fait mille tendres compliments.
1 – Celle du 9 avril. (G.A.)
à M. Tabareau.
A Ferney, 24 Avril 1770 (1).
Nous autres Français, mon cher ami, nous ne sommes pas dignes de billets de banque ni d’aucuns billets publics. Cela est bon pour des Hollandais, des Anglais, des Vénitiens et des Génois. Mais ce qui est remède pour eux est poison pour nous. Un poison qui me mine, c’est l’aventure de la caisse d’escompte. J’y avais mis presque tout mon bien libre. Ne savez-vous rien de ce nouvel arrangement de finance ? Les pauvres actionnaires de bonne foi seront-ils ruinés ? La gazette de Suisse dit que La Borde est exilé dans une de ses terres ; mais je crois qu’il n’y a de banni que l’argent mis par les particuliers à la caisse d’escompte.
Portez-vous bien ; santé vaut mieux que richesse. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Lekain.
25 Avril 1770.
Mon très grand et très cher soutien de la tragédie expirante, on avait dit dans la chambre du roi que vous étiez mort ; on me l’avait mandé, et, au lieu de vous répondre, je vous ai pleuré. Dieu merci, j’apprends que vous êtes en vie. La vérité ne se dit guère dans la chambre du roi.
Vous allez briller à Versailles, et faire voir à madame la dauphine ce que c’est que la tragédie française bien jouée. Elle n’en a sûrement pas l’idée.
Pigalle, mon cher ami, tout Pigalle, tout Phidias qu’il est, ne pourra jamais animer le marbre (1) comme vous animez la nature sur le théâtre. Vous avez au-dessus des sculpteurs et des peintres un grand avantage, c’est celui de rendre tous les sentiments et toutes les attitudes, et ils n’en peuvent exprimer qu’un seul.
Nous avons à peu près ce que c’est que la petite drôlerie dont vous nous avez parlé ; c’est une ancienne pièce qui n’est point du tout dans le goût d’à présent. Elle fut faite par l’abbé de Châteauneuf, quelque temps après la mort de mademoiselle Ninon de Lenclos. Je crois même qu’elle ne pourrait réussir qu’autant qu’on saurait qu’elle est du vieux temps. Ce serait aujourd’hui une trop grande impertinence d’entreprendre de faire rire le public qui ne veut, dit-on, que des comédies larmoyantes.
Je crois qu’il n’y a dans Paris que M d’Argental qui ait une bonne copie du Dépositaire. Je sais de gens très instruits que celle qu’on a lue à l’assemblée est non seulement très fautive, mais qu’elle est pleine de petits compliments aux dévots, que la police ne souffrirait pas. L’exemplaire de M. d’Argental est, dit-on, purgé de toutes ces horreurs.
Au reste, si on la joue, on pourra très bien s’arranger en votre faveur avec Thieriot ; mais il faut que le tout soit dans le plus profond secret, à ce que disent les parents de l’abbé de Châteauneuf, qui ont hérité de ses manuscrits.
Je ne crois pas, entre nous, que les eaux, de quelque nature qu’elles soient, puissent faire du bien ; mais je crois que l’eau pure en fait beaucoup, et le régime encore davantage. Les voyages des eaux ont été inventés par des femmes qui s’ennuyaient chez elles.
Conservez votre santé malgré M. l’abbé Terray, et qu’il ne vous ôte pas ce bien inestimable.
1 – Les gens de lettres réunis chez madame de Necker venaient de décider qu’ils élèveraient une statue au patriarche. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
Le 23 d’Avril 1770 (1).
Mon cher ami, les dévots qui cabalaient contre M. de Lupé étaient sans doute les Grizel et les Billard. Votre second mémoire est un des plus forts, des plus éloquents, des plus concluants que vous ayez jamais faits. J’approuve fort le respect avec lequel vous recevez les lettres de cachet ; mais, pour la joie, il me paraît qu’elle est de trop. Le respect suffisait. La joie n’est bien placée qu’à l’audience, où l’on fait payer une lettre de cachet vingt mille francs (2).
On pourrait parler de cette affaire dans le Dictionnaire encyclopédique, et vous rendre justice sur tous les points, excepté sur celui de la joie. On pourrait glisser cet article dans celui d’ARRÊTS NOTABLES. On n’oublierait pas M. Target ; mais il serait bon d’avoir son plaidoyer.
Peut-être le beau-frère de Fréron, à qui ce Fréron a servi d’espion, dont il avait été le délateur, et contre lequel il a obtenu une lettre de cachet, vous priera de le prendre sous sa protection. C’est alors que le public vous bénirait, et qu’on vous battrait des mains depuis votre maison jusqu’à la grand’chambre.
Je n’ai pas plus de nouvelles aujourd’hui de l’affaire de Sirven que s’il ne l’eût jamais entreprise. Il se pourrait bien fait qu’il l’eût abandonnée. Je vous ai déjà dit que je soupçonnais fort sa cervelle et celles de toute sa famille d’être mal timbrées.
Ma lettre est courte, mon cher ami ; nous sommes tous malades au château, et moi plus que les autres, parce que je suis le plus vieux. Nous avons au mois d’avril dix pieds de neige d’un côté et trente de l’autre. Ce sont là de terribles lettres de cachet de la cour d’en haut.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Elie de Beaumont avait fait obtenir ce dédommagement à la comtesse de Lancise, mise arbitrairement à la Bastille. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
25 Avril 1770.
Mon cher ange, on m’avait mandé que Lekain était mort ; passe pour moi, qui ai, comme vous savez, soixante-dix-sept ans, et qui n’en peux plus ; mais il faut que Lekain vive, et qu’il fasse vivre mes enfants. Permettez que je vous adresse mes lettres pour lui.
Il me semble que les ciseaux de M. l’abbé Terray sont encore plus tranchants que ceux de la Parque. Ce diable d’homme, en deux coups, me dépouille de tout le bien que j’ai en France.
Je ne sais si vous avez vu milord Cramer, ambassadeur de la république de Genève, et si, en qualité de mon libraire, il a fait, comme on dit, une grande impression à Versailles. N’allez-vous pas les mardis dans ce pays-là ?
Je vous demande très instamment une grâce auprès des puissances ; c’est de gronder beaucoup madame la duchesse de Choiseul, et même, s’il le faut, M. son mari, et par-dessus le marché, M. de La Ponce, son secrétaire.
J’ai recueilli chez moi des horlogers français établis ci-devant à Genève ; j’ai rendu une cinquantaine de familles à la patrie ; j’ai établi une manufacture de montres ; j’ai prêté de l’argent à tous ces ouvriers pour les aider à travailler ; ils ont, en six semaines de temps, rempli de montres une boîte pour Cadix. J’ai pris la liberté de l’envoyer à M. le duc de Choiseul, comme un essai de ce qu’on pouvait faire dans sa nouvelle colonie. J’ai écrit la lettre la plus pressante à madame la duchesse de Choiseul, et une autre non moins vive à M. de La Ponce. Si on ne me répond point, vous sentez bien qu’on ne survit point à ces outrages-là quand on est attaqué de la poitrine, au milieu des neiges, à la fin d’avril.
Si on ne favorise pas ma manufacture de toutes ses forces, il est certain que je n’ai pas huit jours à vivre. Il n’est pas juste que quand M. l’abbé Terray m’assassine à droite, M. le duc de Choiseul m’égorge à gauche. En vérité, sans saint Billard et saint Grizel, qui font mourir de rire, je crois que je mourrais de douleur.
Mettez-vous donc en fureur contre madame la duchesse de Choiseul. On dit qu’elle est emportée comme vous dans la conversation, qu’elle n’a ni finesse ni agrément ; c’est précisément ce qu’il vous faut.
Comment se porte madame d’Argental ? Vous n’avez pas nos neiges, mais vous avez, dit-on, de la pluie et du froid.
Les solitaires de Ferney sont à vous plus que jamais.
Lisez, s’il vous plaît, cette réponse (1) au frère de Fréron ; et si vous la trouvez bien, ayez la bonté de la faire mettre à la poste. Je crois qu’il faut affranchir pour Londres.
Je vous demande bien pardon de tant de peines, mais quand il s’agit de Fréron, il n’y a rien qu’on ne fasse.
Point du tout : ce pauvre diable, accusé par son beau-frère Fréron d’avoir cabalé à Rennes, est actuellement en Espagne. Dieu veuille délivrer la France de son cher beau-frère, et qu’il soit assisté en place de Grève par l’abbé Grizel !
1 – Cette lettre à Royou manque. (G.A.)