CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 11
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à M. le marquis de Florian.
Le 7 Avril 1770.
Mon cher grand-écuyer, il faut que frère François mette tout au pied de son crucifix. Les livres qui font ma consolation ne me viennent point ; il faut que l’abbé Terray ait arrêté les guimbardes avec les rescriptions. Il m’a pris tout mon bien de patrimoine, et fort au-delà. Non seulement il me traite en capucin, mais il me traite en évêque. Il veut que je meure banqueroutier comme la plupart de nosseigneurs. Le bon Dieu soit loué : La fin de la vie est triste, le milieu n’en vaut rien, et le commencement est ridicule.
M. Delaleu a trop d’affaires pour m’avoir jamais entendu. Je lui ai toujours dit que le plaisir que me faisait M. de La Borde était de m’épargner sept à huit pour cent, pour le change et pour la conversion de l’argent de Genève en argent de France.
Au reste, je trouve très bon qu’on prenne les rescriptions des financiers qui ont gagné beaucoup en pillant l’Etat ; mais je trouve très mauvais qu’on prenne le patrimoine des particuliers, et qu’on ruine des familles innocentes. Vous vous en sentiez comme moi, messieurs ; je vous exhorte à entrer, à mon exemple, dans l’ordre des capucins.
Je remercie bien le conseiller du parlement (1) de la bonté qu’il a pour l’affaire de mon benêt de Franc-Comtois. Je le prie de vouloir bien me mander combien cela aura coûté de frais. J’enverrai sur-le-champ une lettre de change, en dépit de M. l’abbé Terray.
Si j’avais des rescriptions sur le grand-turc, l’impératrice de Russie me les ferait bien payer. Je crois vous avoir dit qu’elle m’a mandé qu’elle ne manquerait ni d’hommes ni d’argent ; tout le monde n’en peut pas dire autant.
Genève se dépeuple, mais le contrôleur général de France leur paie toujours quatre millions cinq cent mille livres de rente. Pourquoi ne pas prendre cet argent, au lieu du nôtre ?
Allez au plus vite jouir des douceurs de la campagne avec madame de Florian. Nous sommes enchantés d’apprendre que sa santé s’est rétablie.
Nous vous embrassons vous et elle, et le franc-conseil et le parlement (2). Frère FRANÇOIS.
1 – D’Hornoy. (G.A.)
2 – C’est-à-dire Mignot et d’Hornoy. (G.A.)
à Madame la duchesse de Choiseul.
A Ferney, 9 Avril 1770.
Madame, en attendant que vous veniez faire votre entrée dans votre nouvelle ville, qu’il est si difficile de fonder ; avant que je vous harangue à la tête des capucins ; avant que je vous présente le vin de ville, le plus détestable vin qu’on ait jamais bu ; avant que je vous affuble du cordon de saint François, que je vous dois ; avant que je mette mon vieux cœur à vos pieds ; pendant que les tracasseries sifflent à vos oreilles ; pendant que des polissons sont sous les armes dans le trou de Genève ; pendant que tout le monde fait son jubilé chez les catholiques, apostoliques, romains ; pendant que votre ami Moustapha tremble d’être détrôné par une femme, je chante en secret ma bienfaitrice, dans le fond de mes déserts ; et comme on ne vous peut écrire que pour vous louer et vous remercier, je vous remercie de ce que vous avez bien voulu faire pour mon gendre Dupuits-Corneille.
J’ai eu l’insolence d’envoyer à vos pieds et à vos jambes les premiers bas de soie qu’on ait jamais faits dans l’horrible abîme de glaces et de neiges où j’ai eu la sottise de me confiner. J’ai aujourd’hui une insolence beaucoup plus forte. A peine monseigneur Atticus-Corsicus-Pollion a dit, en passant dans son cabinet, je consens qu’on reçoive les émigrants, que sur-le-champ j’ai fait venir des émigrants dans ma chaumière. A peine y ont-ils travaillé, qu’ils ont fait assez de montres pour en envoyer une petite caisse en Espagne. C’est le commencement d’un très grand commerce (ce qui ne devrait pas déplaire à M. l’abbé Terray). J’envoie la caisse à monseigneur le duc par ce courrier, afin qu’il voie combien il est aisé de fonder une colonie quand on le veut bien. Nous aurons, dans trois mois, de quoi remplir sept ou huit autres caisses ; nous aurons des montres dignes d’être à votre ceinture, et Homère ne sera pas le seul qui aura parlé de cette ceinture.
Je me jette à vos gros et grands pieds, pour vous conjurer de favoriser cet envoi, pour que cette petite caisse parte sans délai pour Cadix, soit par l’air, soit par la mer, pour que notre protecteur, notre fondateur, daigne donner les ordres les plus précis. J’écris passionnément à M. de La Ponce (1) pour cette affaire, dont dépend absolument un commerce de plus de cent mille écus par an. Je glisse même dans mon paquet un placet pour le roi. J’en présenterais un à Dieu, au diable, s’il y avait un diable ; mais j’aime mieux présenter celui-ci aux Grâces.
O Grâces ! protégez-nous.
C’est à vous qu’il faut s’adresser en vers et en prose.
Agréez, madame, le profond respect, la reconnaissance, le zèle, l’impatience, les sentiments excessifs de votre très humble et très obligé serviteur. Frère FRANÇOIS, capucin plus indigue que jamais.
1 – Secrétaire de Choiseul. (G.A.)
à M. Tabareau.
14 Avril 1770 (1).
Si vous êtes à Paris encore, monsieur, votre bibliothécaire vous présente une requête au nom du pays de Gex (2) ; c’est qu’aucune des lettres qu’on nous écrit ne passe par Genève, et que tout soit adressé à Versoix, où nous les envoyons chercher.
Les lettres simples de Paris à Gex et à Versoix ne doivent coûter que neuf sous, et elles en coûtent quinze en passant par Genève. Cela fait au bout de l’année un objet très considérable pour les particuliers, surtout dans un temps où M. l’abbé Terray nous invite à l’économie.
Oserais-je encore vous supplier de vouloir bien faire insérer dans les Petites Affiches cet avertissement :
Tous ceux qui écrivent au pays de Gex sont avertis d’adresser leurs lettres à Versoix, et non pas à Genève, sans quoi elles courent risque d’être perdues.
Je me charge de faire passer le même avertissement au Mercure et à la Gazette.
On me dira peut-être qu’il faut que les citoyens se retranchent, et que la ferme des postes gagne. Mais si les citoyens n’ont plus d’argent pour payer les pensées de leurs amis, que deviendrons-nous ? Un peu de commisération, messieurs, je vous en supplie.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Voyez les Ecrits pour les Serfs du Mont-Jura. (G.A.)
à M. Tabareau. (1)
Je fais toujours de sincères vœux, dans ce saint temps de Pâques, pour la délivrance de saint Grizel et de saint Billard ; mais je fais encore plus de vœux pour être en état de vous recevoir à Versoix ou à Ferney. Si les nouveaux établissements vous engagent à faire encore quelque voyage dans notre pays, vous y trouverez des amis véritables ; car vous êtes aimé partout où vous allez, et surtout de madame Denis et de frère François.
Je ne sais s’il me serait permis de représenter à M. le contrôleur général que c’est mon patrimoine que j’avais mis en rescriptions ; que ce n’est point une affaire de finance, que c’est un bien dont je suis comptable à ma famille, etc. Probablement il ne m’écouterait pas ; ventre affamé n’a point d’oreilles ; il faut en France souffrir et se taire.
1 – Dans l’édition Beuchot, ce billet est daté du 14 avril 1770. Cette date est fausse si celle du billet précédent est exacte. (G.A.)
à M. de La Borde. (1).
A Ferney, 16 Avril 1770.
Je n’ai l’honneur de vous connaître, monsieur, que par votre générosité. Vous commençâtes par m’aider à marier la petite-fille de Corneille ; vous avez eu toujours la bonté de me faire toucher mes rentes, sans souffrir que je perdisse un denier par le change ; vous avez bien voulu encore placer mon petit pécule : qu’ai-je fait pour vous ? rien.
Si j’étais jeune je viendrais en poste vous embrasser à La Ferté ; mais j’ai bientôt soixante-dix-sept ans, et je suis très malade.
Je ne savais pas un mot des belles choses qui se sont faites, quand je vous écrivis le 5 de mars (2). Je n’ai encore vu ni édit, ni déclaration ; je suis enterré dans les neiges, où je meurs.
Je comprends un peu à présent, et je conçois qu’on a jeté sur votre maison une grosse bombe, dont un éclat est tombé sur ma chaumière. Dans ce désastre, vous voulez encore rétablir mon toit, que les ennemis ont brûlé. C’en est trop, monsieur, il ne faut pas que vous payiez tous les frais de la guerre ; vous êtes trop noble. J’accepte tout ce que vous me proposez, excepté ce dernier trait de grandeur d’âme.
Oui, monsieur, votre idée des rentes sur la ville est très bonne, et je vous supplie de donner ordre qu’on l’exécute.
Vous savez les desseins de M. le duc de Choiseul sur la fondation d’une ville dans mon voisinage. Vous êtes instruit des meurtres commis à Genève, et de la protection que la cour donne aux émigrants.
Je n’ai pas déplu à M. le duc de Choiseul, en recueillant chez moi plusieurs habitants de Genève. En six semaines ils ont fait des montres, j’en ai envoyé une caisse à M. le duc de Choiseul lui-même. J’établis une manufacture considérable ; si elle tombe, je ne perdrai que l’argent que je prête sans aucun profit.
Les seize mille cinq cents livres dont vous me parlez viendraient très bien au secours de notre manufacture au mois d’auguste.
Si vous pouviez m’indiquer quelque manière d’avoir de l’or d’Espagne en lingot ou espèces, vous me rendriez un grand service ; il ne nous en faudra que pour environ mille louis par an. Les ouvriers disent que l’or est beaucoup trop cher à Genève, et qu’on perd trop sur les louis d’or ; on donnerait des lettres sur Lyon pour chaque envoi de matière.
Tout cela est fort éloigné de mes occupations ordinaires ; mais j’ai le plaisir de décupler les habitants de mon hameau, de faire croître du blé où il croissait des chardons, d’attirer des étrangers, et de faire voir au roi que je sais faire autre chose que l’Histoire du Siècle de Louis XIV, et des vers.
Je sais surtout, monsieur, sentir tout votre mérite et toutes les obligations que je vous ai. Je vous crois fort au-dessus des revers que vous avez essuyés. Toutes les âmes nobles sont fermes.
J’ai l’honneur d’être, avec une reconnaissance inviolable, avec l’estime qu’on vous doit, avec l’amitié que vous m’inspirez, monsieur, etc.
1 – C’est le banquier. (G.A.)
2 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
Par Versoix, pour le château de Ferney, 20 Avril 1770.
Je suis enchanté quand vous avez la bonté de m’écrire, mais je ne me plains point quand vous me négligez. Il faudrait que je radotasse cent fois plus que je ne fais, pour exiger que mon héros, vice-roi d’Aquitaine, premier gentilhomme de la chambre, entouré d’enfants, de parents, d’amis, d’affaires considérables, domestiques et étrangères, eût du temps à perdre avec ce vieux solitaire qui vous sera attaché jusqu’à son dernier moment.
Je m’attendais bien, monseigneur, que les Souvenirs de madame de Caylus vous en rappelleraient beaucoup d’autres. Ils ne disent presque rien ; mais ils rafraîchissent la mémoire surtout ce que vous avez vu dans votre première jeunesse. Tout est précieux du siècle de Louis XIV, jusqu’aux bêtises du valet de chambre La Porte. Je ne crois pas qu’il y ait un seul nom des personnes dont sa cour était composée qui ne puisse exciter encore de l’attention, non seulement en France, mais chez les étrangers.
Il faut à présent aller en Russie pour voir de grandes choses. Si on vous avait dit, dans votre enfance, qu’il y aurait à Moscou des carrousels d’hommes et de femmes plus magnifiques et plus galants que ceux de Louis XIV ; si on avait ajouté que les Russes, qui n’étaient alors que des troupeaux d’esclave, sans habits et sans armes, feraient trembler le Turc dans Constantinople, vous auriez pris ces idées pour des contes des Mille et une Nuits.
L’impératrice me faisait l’honneur de me mander, il n’y a pas quinze jours, qu’elle ne manquait et ne manquerait ni d’hommes ni d’argent. Pour des hommes, il y en a en France ; et pour de l’argent, votre contrôleur général doit en avoir, car il nous a pris tout le nôtre. La bombe a crevé sur moi ; il m’a pris deux cent mille francs qui faisaient tout mon patrimoine, et que j’avais mis entre les mains de M. de La Borde. Si cet holocauste est utile à l’Etat, je fais le sacrifice sans murmurer.
J’avais déjà partagé mon bien comme si j’étais mort. Mes besoins se réduiront à peu de chose pour quelques jours que j’ai encore à vivre ; ainsi je ne regrette rien. Vous avez eu trop de bonté de vous arranger si vite avec ma famille ; vous savez que j’étais bien éloigné de demander pour elle un paiement si prompt. Je serais extrêmement affligé que vous vous fussiez gêné.
Je ne sais à quoi aboutiront toutes les secousses que l’on donne aux fortunes des particuliers. J’imagine toujours que le gouvernement sera prudent et équitable.
Je ne m’attendais pas que mon neveu, qui a eu l’honneur de vous parler, fût jamais juge de M. le duc d’Aiguillon (1) ; cela me paraît ridicule. Je suis entouré de ridicules plus sérieux. Vous savez sans doute qu’il y a eu du monde de tué à Genève, et que ces pauvres enfants de Calvin sont sous les armes depuis deux mois. Genève n’est plus ce que vous l’avez vue. Mon petit château, que vous avez daigné honorer de votre présence, et que j’ai beaucoup agrandi depuis, est plein actuellement de Génevois fugitifs à qui j’ai donné un asile. J’ai eu chez moi des blessés. La guerre a été à ma porte. La république a envoyé mon libraire en ambassade à Versailles ; je m’imagine que le roi lui enverra son relieur pour mettre la paix chez elle.
Je conçois que vous avez des affaires qui doivent vous occuper davantage ; les tracasseries de ce monde ne finissent point tant qu’on est sur le trottoir.
La Fontaine avait bien raison de dire :
Jamais un courtisan ne borna sa carrière.
On n’attrape jamais le repos après lequel tout le monde soupire ; le repos n’est que dans le tombeau. J’ai été sur le point de le trouver au milieu de mes neiges, il n’y a pas longtemps ; j’en suis encore entouré l’espace de quarante lieues ; il y en a actuellement de trente pieds de hauteur dans les abîmes du mont Jura. La Sibérie est le paradis terrestre, en comparaison de ce petit morceau.
Franchement, j’aurais mieux aimé vous faire ma cour dans votre beau palais, qui est aussi brillant que votre place Royale était triste ; mais je vois bien que je mourrai sans avoir eu la consolation de vous revoir, et cela me fâche.
Si vous êtes le doyen de notre Académie, je suis, moi, le doyen de vos courtisans ; il n’y a personne en France qui puisse me disputer ce titre.
Je serais enchanté que vous pussiez rendre mademoiselle Clairon au théâtre. Je ne jouirai pas à la vérité de cette conversion, mais le public vous en saurait gré (si le public sait jamais gré de quelque chose). On passe sa vie à travailler pour des ingrats ; on voit deux ou trois générations passer sous ses yeux ; elles se ressemblent comme deux gouttes d’eau ; j’entends pour les vices du cœur, car pour les beaux-arts et le bon goût, c’est autre chose. Le bon temps est passé, il faut en convenir. Enveloppez-vous dans votre gloire et dans les plaisirs, c’est assurément le meilleur parti. Vous pourriez très bien, quand vous serez dans le royaume du prince Noir (2), vous donner l’amusement de faire jouer les Guèbres. Il y a là un jeune avocat général, M. Dupaty, qui pétille d’esprit, et qui déteste cordialement les prêtres de Pluton. Il est idolâtre de la tolérance. Mon apostolat n’a pas laissé de faire fortune parmi les honnêtes gens ; c’est ce qui berce ma vieillesse. Mais ce qui la bercerait avec plus de charmes, ce serait de vous apporter ma maigre figure, avec mon très tendre et très profond respect.
En attendant, je prierai Dieu pour vous, en qualité de bon capucin. Cette nouvelle dignité, dont je suis décoré, a beaucoup réjoui Ganganelli, qui est, en vérité, un homme de beaucoup d’esprit.
Daignez recevoir ma bénédiction, comme vous la reçûtes à Notre-Dame de Cléry. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.
1 – Son affaire avait été évoquée devant le parlement de Paris. (G.A.)
2 – En Guyenne. (G.A.)