CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 10

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 10

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à M. le comte d’Argental.

 

26 Mars 1770.

 

 

          Mon cher ange, je vous remercie de tout mon cœur de la consultation de M. Bouvart ; j’avais oublié de vous remercier de Sémiramis : c’est un vice de mémoire et non de cœur. Je vous ai envoyé un mémoire sur Fréron, qui m’a été adressé par son beau-frère, et qui me paraît bien étrange. Si vous découvrez quelque chose touchant cette affaire, ayez la bonté, je vous prie, de m’en instruire.

 

          Je ne sais aucune nouvelle des grandes opérations de M. l’abbé Terray ; je trouve seulement qu’il ressemble à M. Bouvart ; il met au régime.

 

          Je m’amuse actuellement à travailler à une espèce de petite Encyclopédie que quelques savants brochent avec moi. J’aimerais mieux faire une tragédie, mais les sujets sont épuisés, et moi aussi.

 

          Les comédiens ne le sont pas moins ; on ne peut plus compter que sur un opéra-comique.

 

          J’avais fait, il y a quelque temps, une petite réponse à des vers que m’avait envoyés M. Saurin  cela n’est pas trop bon ; mais les voici, de peur qu’il n’en coure des copies scandaleuses et fautives. Je ne voudrais déplaire pour rien du monde ni à mon bon patron saint François, ni à frère Ganganelli.

 

          Comme l’ami Grizel n’est pas de notre ordre, je crois que la charité chrétienne ne me défend pas de souhaiter qu’il soit pendu, et que l’archevêque le confesse à la potence, ce qui ne sera qu’un rendu.

 

          Je me flatte que la santé de madame d’Argental se fortifie et se fortifiera dans le printemps. Je me mets au bout des ailes de mes deux anges.

 

 

 

 

 

à M. Bouvart.

 

26 Mars 1770.

 

 

          Le vieux capucin de Ferney, qui a eu l’honneur de consulter M. Bouvart, le remercie très sensiblement des conseils qu’il a bien voulu lui donner.

 

          Il a eu précisément les gonflements sanglants dont M. Bouvart parle. Il prend le lait de chèvre avec beaucoup de retenue, dans un pays couvert de glaces et de neiges six mois de l’année, et où il n’y a point d’herbe encore.

 

          Il croit qu’il sera obligé de chercher un climat plus doux l’hiver prochain, et, en ce cas, il demande à un M. Bouvart neuf mois de vie au moins, au lieu de six, sauf à lui présenter une nouvelle requête après les neuf mois écoulés. Il en est de la vie comme de la cour ; plus on en reçoit de grâces, plus on en demande. Il prie M. Bouvart de vouloir bien agréer les sentiments de reconnaissance dont il est pénétré pour lui.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

26 Mars 1770.

 

 

          Je ne vous ai point écrit, madame, depuis que j’ai obtenu ma dignité de capucin : ce n’est pas que les honneurs changent mes mœurs, mais c’est que j’ai été entouré des massacres, et que les Génevois, qui n’ont pas voulu être tués, et qui se sont réfugiés chez moi, n’ont pas laissé que de m’occuper.

 

          Je crains bien de ne pas vous tenir parole sur les rogatons que je vous avais promis pour vos pâques. De deux frères libraires qui avaient longtemps imprimé mes sottises, l’un est devenu magistrat, et est actuellement ambassadeur de la république à la cour, où il fera, dit-on, beaucoup d’impression ; l’autre monte la garde soir et matin, et ne marche qu’au son du tambour. Ainsi vous courez grand risque de vous passer de ma petite Encyclopédie. D’ailleurs vous n’aimez guère que le plaisant ; mon Encyclopédie est rarement plaisante. Je la crois sage et honnête, et puis c’est tout. Elle ne sera bonne que pour les pays étrangers, où l’on ne rit pas tant qu’en France, quoique à présent nous n’ayons pas trop de quoi rire.

 

          Si M. l’abbé Terray vous a rogné  un peu les ongles, il me les a coupés jusqu’au vif. J’avais en rescriptions tout le bien dont je pouvais disposer, toutes mes ressources sans exception. Vous verrez, par les petits quatrains (1) que je vous envoie, qu’il veut que je m’occupe uniquement de mon salut. J’y suis bien résolu, et je sens plus que jamais les vanités des choses de ce monde, d’autant plus que je suis malade depuis six semaines, et si malade que je n’ai pas consulté M. Tronchin. L’estomac, l’estomac, madame, et la vie éternelle ! Je ne suis pas mal, heureusement, avec frère Ganganelli : c’est une petite consolation.

 

          C’en est une fort grande que l’aventure de l’abbé Grizel : on dit que les dévotes se trémoussent prodigieusement à Paris et à Versailles. Je m’intéresse passionnément à ce saint homme, et, s’il est pendu, je veux avoir de ses reliques. Il y a quelques années qu’on fit cette cérémonie à un nommé l’abbé Fleur, bachelier de Sorbonne, qui, dit-on, ne prêchait pas mal.

 

          Si les quatrains sur mon capuchon ne vous déplaisent pas absolument, il y en a d’autres encore plus mauvais qui sont entre les mains de votre grand’maman (2), et qu’elle pourra vous montrer. Elle a eu pour moi des bontés dont je suis confus. C’est à vous, madame, que je dois toutes les grâces dont elle m’a comblé. Je n’ai nulle idée de sa jolie figure ; je ne la connais que par son soulier. Jouissez, pendant quarante ans, madame, d’une société si délicieuse ; je vous serai entièrement attaché tant que ma vie durera, mais elle ne tient à rien.

 

 

1 – Les Stances à Saurin. (G.A.)

2 – Les Stances à madame de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Dupont.

 

A Ferney, 30 Mars1770.

 

 

          Mon cher ami, vous avez été bien étonné peut-être que je n’aie point répondu à votre dernière lettre, et que je ne vous aie point envoyé ce que vous m’avez demandé. Mais figurez-vous que mon libraire (1) est sous les armes depuis environ six semaines ; que toute la ville monte la garde ; qu’on a assassiné des vieillards de mon âge, des femmes grosses ; que presque toutes les boutiques sont fermées, dans cette anarchie horrible ; que plusieurs habitants sont sortis de la ville, qu’on ne sait où les loger, et que tout est en combustion. Le Cramer (2) que vous avez vu à Colmar chez moi est actuellement conseiller à grande perruque. Sa république l’a envoyé en qualité d’ambassadeur à la cour de France pour justifier les petits procédés de Genève. On disait qu’étant libraire, il ferait beaucoup d’impression à la cour ; cependant il n’en a fait aucune ; il n’a pas même vu les ministres.

 

          Je ne sais si je vous ai fait mon compliment sur la cure de M. votre fils ; je m’offre à l’aider dans ses fonctions quand il voudra ; car il faut que vous appreniez que je suis capucin.

 

          J’avais rendu, je ne sais comment, de petits services à des capucins, mes voisins, auprès de M. le duc de Choiseul ; notre révérend père général m’a sur-le-champ envoyé de Rome la vertu du cordon de saint François. Le pape m’en a fait des compliments par le cardinal de Bernis ; mais M. le contrôleur général n’a pas été si poli que le pape, il m’a pris tout le bien que j’avais à Paris, dès qu’il a su que j’avais renoncé à ceux de ce monde. Je me suis trouvé englobé dans la saisie des rescriptions, sur quoi je me suis récrié, en mettant cette déconvenue au pied de mon crucifix :

 

Dès que monsieur l’abbé Terray

A su ma capucinerie,

De mes biens il m’a délivré.

Que servent-ils dans l’autre vie ?

J’aime fort cet arrangement :

Il est leste et plein de prudence.

Plût à Dieu qu’il en fit autant

A tous les moines de la France !

 

          Je vous embrasse de tout mon cœur, vous et toute votre famille. Frère FRANÇOIS V., capucin indigne.

 

 

1 – Gabriel Cramer. (G.A.)

2 – Philibert Cramer. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gabriel Cramer.

 

A Ferney, 31Mars 1770 (1).

 

 

          Mon cher Gabriel, je vous ai demandé mille fois de ne me point immoler au public. Vous avez imprimé, sans me consulter, des sottises de ma jeunesse et des pièces fugitives qui ne méritent pas de grossir les recueils. Je vous ai dit, je vous ai écrit, j’ai écrit à Panckoucke, votre associé, que vous seriez tous deux, tôt ou tard, les dupes de cette rage de tant d’octavo et de quarto. Je vous répète qu’on ne va point à la postérité avec un si gros bagage. Il en est, Dieu me pardonne, des auteurs comme des rois : de même qu’il ne faut pas écrire toutes les actions des rois, mais seulement les faits dignes d’être écrits, il ne faut pas imprimer toutes les sottises des auteurs, mais le peu qui mérite d’être lu.

 

          Je voudrais qu’on n’eût point déshonoré la mémoire de l’illustre Bossuet, en mettant à côté de ses oraisons funèbres, son Apocalypse, sa Politique tirée de l’Ecriture sainte, et des écrits de controverse dans lesquels, en vérité, il y a plus de mauvaise foi que d’érudition.

 

          Pourquoi imprimer les lettres de Bayles à madame sa chère mère, et ses misérables disputes avec le détestable Jurieu ?

 

          Que de platitudes, que d’inutilités dans la prétendue continuation de Bayle par un nommé Chaufepié ?

 

          N’a-t-on pas imprimé des histoires de moines en neuf ou dix volumes in-folio ? Les déclamations puériles qu’on trouve jusque dans l’Encyclopédie, ne déshonorent-elles pas un dictionnaire utile dont elles augmentent la cherté ?

 

          Quelle foule épouvantable de controversistes et de casuistes pourrissent dans la Bibliothèque du roi et dans celle des Saint-Germain des Prés ! Si tout cela était avec la bibliothèque d’Alexandrie, il y aurait eu du moins à gagner : ces monceaux de paperasses dégoûtantes auraient servi à chauffer des bains.

 

          Je vous le redis, mon cher Gabriel, vous vous ensevelissez, Panckouke et vous, sous du papier et de l’encre.

 

          Vous craignez, dites-vous, de manquer au public ; et moi je vous assure que vous ne consultez assez ni le public ni vos intérêts.

 

          Au surplus, puisque vous avez la maladie de vouloir faire un gros in-quarto plutôt qu’un petit, puisque vous cherchez partout de vieilles puérilités qui courent sous mon nom, n’y fourrez pas du moins ce qui ne m’appartient pas. Que chacun garde son bien, si ces pauvretés peuvent être appelées de ce nom. Je n’ai point fait les Si (2), que vous avez imprimés dans des octavo sans me consulter. Je vous ai dit de qui ils sont.

 

 

          Le Préservatif (3) est d’un petit abbé de La Marre, que j’avais recueilli à Cirey. Il le fit en présence de madame la marquise du Châtelet qu’on a trop tôt perdue, et de madame de Champbonin qui vit encore. Je me souviens qu’à l’âge de dix-neuf ans j’essuyai des calomnies et des persécutions qui m’ont poursuivi jusqu’à mon extrême vieillesse, pour une pièce intitulée les J’ai vu, qui était d’un très mauvais poète nommé Le Brun, père d’un plus mauvais poète (4), encore, digne antagoniste de Fréron.

 

          Il en est de même à présent d’un poème intitulé Michon et Michette, que je n’ai jamais vu. On m’a imputé le Balai, les Jésuitiques, le Compère Matthieu (5). Je ne finirais pas.

 

          En un mot, je tâcherai de vous rassembler quelques pièces utiles, qui ne pourront ni déshonorer l’auteur, ni ruiner le libraire.

 

          Je vous embrasse à la hâte, comme je dicte ma lettre. Vale, amice.

 

 

1 – Editeurs, E. Bavoux, et A. François. (G.A.)

2 – Les Si sont de Morellet. (G.A.)

3 – Il passe toujours pour être de Voltaire. (G.A.)

4 – Ecouchard Lebrun. (G.A.)

5 – Ouvrage de du Laurens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Necker.

 

Vers Mars.

 

 

          Il me paraît, madame, que le plaisir de servir le public est un excellent remède pour M. Necker. On dit qu’il a parlé avec la plus grande éloquence à la séance de la compagnie des Indes. Je vois de plus en plus que vous êtes faits l’un pour l’autre.

 

          J’ai lu l’abbé Galiani (1). On n’a jamais été si plaisant à propos de famine. Ce drôle de Napolitain connaît très bien notre nation  il vaut encore mieux l’amuser que la nourrir. Il ne fallait aux Romains que panem et circenses ; nous avons retranché panem, il nous suffit de circenses, c’est-à-dire de l’Opéra-Comique.

 

          Vous êtes bien bonne, madame, de tenir pour l’ancien goût de la tragédie. Soyez bien persuadée que vos lettres me font beaucoup plus de plaisir que les battements de mains du parterre ; vous êtes mon public. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Dialogues sur le commerce des bleds, 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

Avril 1770.

 

 

          Je reçois, en ce moment, les faveurs de M. Bouvart, dont je vous remercie tous deux. J’ai renoncé à ma chèvre, mon cher ange ; le temps est trop affreux ; je suis plongé dans les neiges.

 

          Je vous demande quelques mois de grâce pour le Dépositaire ; il m’est impossible de travailler dans l’état où je suis ; quand je serai en vie, à la bonne heure, je serai assurément à vos ordres.

 

          Les petits versiculets faits pour madame la duchesse de Choiseul et pour M. Saurin n’étaient faits que pour eux.

 

          C’est apparemment pour faire sa cour à M. l’abbé Terray qu’on les a montrés.

 

          Voulez-vous me faire un plaisir ? informez-vous, je vous en prie, si on a fulminé, le jeudi de l’absoute, la bulle la cœna Domini. Quel mot, fulminé ! cela m’est important pour fixer mes idées sur Ganganelli ; il faut avoir des idées nettes (1).

 

          Mais surtout dites à madame de Choiseul que vous vous êtes chargé expressément de la gronder.

 

          Me pardonnerez-vous tout ce bavardage ?

 

 

1 – Ganganelli ne la fulmina pas. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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