CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 9

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à M. le comte d’Argental.

 

18 Mars 1770.

 

 

          Je reçois la lettre du 13 de mars, mon cher ange. Il n’y a point eu de retardement à celle-ci. Il faut que la première, du 27 de février, ait traîné dans quelque bureau, ce qui arrive quelquefois.

 

          Je ne suis pas assurément en état de travailler au Dépositaire pour le moment présent ; mais j’espère que Dieu m’exaucera quand j’aurai fait mes pâques. Jamais temps ne fut plus favorable pour des restitutions de dépôt. J’espère que la grâce se fera entendre au cœur de M l’abbé Terray. Voudrait-il m’enlever mon seul bien de patrimoine, que j’avais en dépôt dans la caisse de M de La Borde, le seul bien qui puisse répondre à mes nièces des clauses de leurs contrats de mariage, le seul avec lequel je puisse récompenser mes domestiques ? Dans quel tribunal une telle action serait-elle admise ? en a-t-on un seul exemple, excepté dans les proscriptions de Sylla et du triumvirat ? M. l’abbé Terray, qui sort de la grand-chambre, ne devrait-il pas distinguer entre ceux qui achètent du papier sur la place, et ceux qui déposent chez le banquier du roi leur bien paternel ? Je vois bien qu’il faudra que je meure en capucin, tel que j’aurai vécu.

 

          Dès que j’aurai chassé ces tristes idées de ma cervelle encapuchonnée, et que ma chèvre aura mis un peu de douceur dans mon sang, je vous parlerai de Ninon ; je vous dirai qu’elle ne serait pas Ninon, si elle ne formait pas les jeunes gens, et qu’alors il faudrait lui donner un tout autre nom. Le plaisant et l’utile, à mon gré, est qu’une coquette soit cent fois plus vertueuse qu’un marguillier, sans quoi il n’y a plus de pièce.

 

          Je ne connais ni Sylvain (1), ni les Trois Capucins. Je suis entièrement de votre avis sur la Religieuse. C’est la seule pièce de théâtre qui nous tire de la barbarie welche ; elle est écrite comme il faut écrire.

 

          Je tremble sur la démarche de mademoiselle Daudet (2). Comment l’envoyer dans un pays si orageux, pendant une guerre ruineuse, et qui peut finir d’une manière terrible, quoiqu’elle ait heureusement commencé ? En vérité je ne sais quel parti prendre. Mon avis est qu’on attende les événements de cette campagne ; est-ce le vôtre ?

 

          On dit qu’on ne pendra ni Billard le dévot, ni Grizel l’apôtre ; c’est bien dommage que ce confesseur ne soit par martyr. J’ai quelque envie de donner à M. Garant (3) le nom de Grizant au moins.

 

          Mais si vous avez quelqu’un à pendre, je vous donne Fréron. Lisez, je vous prie, le mémoire ci-joint que m’a envoyé son beau-frère (4). Tâchez d’approfondir cette affaire, quand ce ne serait que pour vous amuser. On m’assure que Fréron est espion de la police, et que c’est ce qui le soutient dans le beau monde. Je me flatte que vous distribuerez des copies du petit mémoire du beau-frère. Il faut rendre justice aux gens de bien.

 

          Nous faisons mille vœux ici pour la santé de madame d’Argental ; vous savez si nos cœurs sont aux deux anges.

 

 

1 – Opéra-comique de Marmontel. (G.A.)

2 – Fille de mademoiselle Lecouvreur qui voulait aller en Russie. (G.A.)

3 – Personnage du Dépositaire. (G.A.)

4 – Royou. Voyez un mémoire à la suite de la lettre à d’Alembert du 19 mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

19 Mars 1770.

 

 

          Je suis, monsieur, aussi honteux que reconnaissant ; tous les bienfaits sont de votre côté, et tous les torts sont du mien. Je vous devais depuis longtemps une réponse à une lettre charmante que vous m’aviez écrite ; mais que ne vous dois-je point pour l’article DROIT CANONIQUE (1) ! Je ne sais rien de mieux pensé, de plus méthodique, de plus vrai ; vous avez un esprit juste et un cœur droit, et vous immolez la prêtraille à la vérité et à l’intérêt public : votre courage est aussi respectable que votre écrit est bien fait. Il y aura peut-être quelques endroits qu’on vous demandera la permission d’élaguer, parce qu’ils sont déjà traités dans quelques autres articles.

 

          Si vous avez du loisir, si vous voulez rendre service au genre humain, donnez-nous encore quelque chose sur la primitive Eglise, sur l’égalité des prêtres et des évêques, sur les usurpations de la cour romaine, sur tout ce qui vous passera par la tête : tout ce qui sortira de cette tête achèvera d’éclairer les autres cervelles. Il faut que le feu de la vérité porte la lumière dans les yeux de tous les hommes honnêtes, et brûle les yeux des tyrans.

 

          On ne peut vous estimer et vous aimer plus que votre collaborateur.

 

 

1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, le préambule de l’article DROIT CANONIQUE. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Élie de Beaumont.

 

Le 19 Mars 1770.

 

 

          Je crois, mon cher Cicéron, qu’il ne sera pas difficile de vous faire tenir les pièces de l’interrogatoire de Sirven par le nouveau juge nommé pour juger en première instance. J’attends ces pièces dans deux ou trois jours. Je les avais demandées inutilement pendant quatre mois. Vous verrez ce que vous en pourrez faire. Le fumier deviendra or entre vos mains.

 

          Vous aurez le temps de faire votre mémoire pour Pâques ; c’est après Pâques que l’affaire sera jugée.

 

          Vous vous ressouvenez bien que Sirven était détenu très rigoureusement au secret par l’ancien juge même de Mazamet, qui s’était fait le geôlier de son confrère subrogé à sa place. Il ne lui était pas permis de recevoir une lettre. Il a fallu que j’aie écrit au procureur général, et que je lui aie envoyé une lettre ouverte pour Sirven. Le procureur général a réprimandé le geôlier-juge ; et le nouveau juge, nommé Astruc, forcé de reconnaître l’innocence de Sirven, n’a donné sa sentence que comme le diable est obligé de reconnaître la justice de Dieu.

 

          Je crois qu’on a pillé un peu Sirven dans sa prison ; car j’ai été obligé de lui envoyer de l’argent deux fois.

 

          Je dévore votre factum pour M. de Lupé. J’en suis à l’endroit où la mère voit le portrait de Henri IV et de Louis XV. Si vous plaidiez devant eux, vous gagneriez bientôt votre cause avec dépens.

 

          L’abbé Grizel n’était-il pas confesseur de Fréron ? Que dites-vous de l’enlèvement de nos rescriptions ? sont-elles plus justes que l’enlèvement du beau-frère de maître Aliboron ? Saviez-vous que ce coquin était espion de la police, et que c’était cela seul qui le soutenait, et qui lui facilitait les moyens de vivre dans la plus infâme crapule ?

 

          Mon cher ami, je vous crois nécessaire dans Paris : plus les injustices sont atroces, plus on a besoin d’un homme comme vous.

 

          Madame Denis et moi, qui sentons également votre mérite, nous vous bénissons tous deux, et je vous donne aussi mon autre bénédiction de capucin dans ce saint temps de carême.

 

 

P.S. – Si vous voyez M. de La Harpe, dites-lui combien je l’aime lui et sa Religieuse.

 

 

 

 

 

à M. Saurin.

 

21 Mars 1770. (1)

 

 

          Mon cher confrère, vous voyez par ma réponse combien je mérite peu que madame Saurin veuille bien baiser ma barbe. Si on pend Grizel, je vous prie d’obtenir qu’on me nomme pour son confesseur. Vous verrez avec quelle sainteté je m’acquitterai de cette douce commission. Votre invariable partisan et ami. Frère François V.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

Le 21 Mars 1770.

 

 

          Vraiment le grand-écuyer de Cyrus est devenu un excellent ambassadeur. Je le remercie très tendrement des livres qu’il veut bien me faire avoir, et que probablement je recevrai bientôt.

 

          J’accable aujourd’hui toute ma famille de requêtes. Je recommande à M. d’Hornoy l’infortune d’un pauvre diable qui se trouve vexé par des fripons. J’ennuie le Turc du compte que je lui rends d’un mauvais chrétien. J’envoie un petit sommaire du désastre d’un beau-frère de Fréron, qui pourra vous paraître extraordinaire ; mais je m’adresse à vous, monsieur, pour l’objet le plus intéressant.

 

          M. l’abbé Terray me saisit tout le bien libre que j’avais en rescriptions, les seuls effets dont je pusse disposer, mon unique bien, tout le reste périssant avec moi. Il est un peu dur de se voir ainsi dépouillé à l’âge de soixante-seize ans, et de ne pouvoir aller mourir dans un pays chaud, s’il m’en prend fantaisie.

 

          J’ai quelque curiosité de savoir comment on débrouillera le chaos où nous sommes. Vous me paraissez d’ordinaire assez bien instruit. Voici le temps des grandes nouvelles. Les Russes pourront bien être à Constantinople dans six mois, et les Français à l’hôpital.

 

          La petite ville de Genève est toujours sous les armes, et les émigrants sont à Versoix sous des planches. J’en ai logé quelques-uns à Ferney. On aligne les rues de Versoix ; mais il est plus aisé d’aligner que de bâtir ; et, s’il arrivait malheur à M. le duc de Choiseul, adieu la nouvelle ville. Je vous embrasse tous deux du meilleur de mon cœur avec la plus vive tendresse.

 

 

 

 

 

à Madame Desprez de Crassi.

 

Ferney, 23mars (1).

 

 

          Madame, nous sommes pénétrés, ma nièce et moi, des procédés nobles de M. de Crassi et des vôtres. Si je n’étais pas depuis longtemps au lit, je viendrais moi-même m’informer de la santé de M. de Crassi, et vous assurer du respectueux dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la Duchesse de Choiseul.

 

A Ferney, 26 Mars 1770.

 

 

          Madame, j’ai envoyé bien vite à votre protégé, M. Fabry, la lettre que vous avez bien voulu faire passer par mes mains. Vous avez, comme M. le duc de Choiseul, le département de la guerre. Vous faites du bien aux pacifiques capucins et aux meurtriers canonniers. Je vous dois en outre mon salut ; car c’est à vous, après Dieu et frère d’Alamballa, que je dois mon cordon. Frère Ganganelli espère beaucoup des opérations de la grâce sur ma personne ; vous êtes, madame, le premier principe de tant de faveurs.

 

Il faut avouer que la grâce

Fait bien des tours de passe-passe

Avant que d’arriver au but. (1)

 

          Je me flatte que quand Versoix sera bâti, monseigneur votre époux voudra bien me nommer aumônier de la ville. Je suis encore un peu gauche à la messe, mais on se forme avec le temps, et l’envie de vous plaire donne des talents.

 

          Un de nos frères, qui fait des vers, m’a envoyé ces petits quatrains (2), et m’a prié de vous les présenter. Je m’acquitte de ce devoir en vertu de la sainte obédience.

 

          Je vous supplie, madame, d’agréer toujours mon profond respect, ma reconnaissance, et ma bénédiction. Frère FRANÇOIS, capucin par la grâce de Dieu et de madame la duchesse de Choiseul.

 

 

1 – Vers de la Bathsebath (Betsabée), poésie badine. (G.A.)

2 – Voyez les Stances à madame de Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé Audra.

 

Le 26 Mars 1770.

 

 

          Mon cher philosophe, c’est apparemment depuis que je suis capucin que vous me croyez digne d’entrer dans des disputes théologiques. Vous n’ignorez pas qu’ayant obtenu de M. le duc de Choiseul une gratification pour les capucins de mon pays, frère Amatus d’Alamballa, notre général résidant à Rome, m’a fait l’honneur de m’agréger à l’ordre ; mais je n’en suis pas plus savant.

 

          J’attends toujours, avec la plus grande impatience, le mémoire de M. de La Croix en faveur de Sirven. Je vous prie de vouloir bien me mander si Sirven a reçu quinze louis d’or que je lui envoyai à la réception de votre dernière lettre.

 

          Je suis toujours bien malade. La justification entière de Sirven, et ce coup essentiel porté au fanatisme, me feront plus de bien que tous les remèdes du monde. On m’a mis au lait de chèvre, mais j’aime mieux écraser l’hydre.

 

          Amusez mes confrères, les maîtres des jeux floraux, de ces petits versiculets (1) ; vous verrez qu’ils sont d’un capucin bien résigné.

 

          Donnez-moi votre bénédiction, et recevez celle de frère François, capucin indigne.

 

 

P.S. – M. d’Alembert est bien content de votre Abrégé de mon Essai sur l’Histoire générale de l’esprit et des mœurs des nations. Quelques fanatiques n’en sont pas si contents, mais c’est qu’ils n’ont ni esprit ni mœurs : aussi n’est-ce pas pour ces monstres que l’on écrit, mais contre ces monstres.

 

 

1 – Voyez les Stances à M. Saurin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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