CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 8

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 8

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à M. de Chabanon.

 

7 Mars 1770.

 

 

          Vous m’avez fait un grand plaisir, mon cher confrère. Comme vous savez que j’ai l’honneur d’être capucin, vous devez présumer que je n’aime pas les dominicains. Nous ne pouvons souffrir, nous autres serviteurs de Dieu, les gens qui se croient en droit de venir voir ce que nous faisons dans nos couvents.

 

          Je remercie bien M. le duc de Villa-Hermosa ; je bénis M. le comte d’Aranda ; je fais mes compliments de condoléance à la sainte inquisition. Cette petite anecdote trouvera sa place avant qu’il soit peu. Il y a d’honnêtes gens qui ne laissent rien échapper. J’avais besoin d’une consolation ; je suis dans un état assez triste. Une humeur de soixante-seize ans s’est jetée sur mes glandes, et le contrôleur général sur mes rescriptions. Je vous embrasse de toute mon âme. Sœur Denis vous est toujours très dévouée. Frère FRANÇOIS.

 

 

 

 

 

à M. Audibert.

 

A Ferney, le 9 mars 1770.

 

 

          Savez-vous bien, monsieur, que vous avez assisté le serviteur de Dieu ? Sans y penser, vous avez fait une œuvre pie, tout maudit huguenot que vous êtes. Je suis capucin ; j’ai le droit de porter le cordon de saint François. Le général des capucins m’a envoyé de Rome ma patente ; n’en riez point, rien n’est plus vrai. Cela m’a porté bonheur, car Dieu a été sur le point de m’appeler à lui, et j’aurais été infailliblement canonisé. M. le marquis de Saint-Tropez n’y aurait gagné qu’une rente de cinq cent quarante livres, qui ne vaut pas la vie éternelle. Il est vrai que j’ai prêché la tolérance ; mais cela n’a pas empêché qu’on ne s’égorge à Genève. Dieu merci, ce n’est pas pour des arguments de théologie ; il ne s’agit que d’une querelle profane ; ainsi elle ne durera pas longtemps. S’il était question de controverse, nous en aurions pour trente années.

 

          Vous savez sans doute que le pouvoir de l’inquisition vient d’être anéanti en Espagne ; il n’en reste plus que le nom : c’est un serpent dont on a empaillé la peau. Le roi d’Espagne, par un édit, a défendu que l’inquisition fît jamais emprisonner aucun de ses sujets. Nous voilà enfin parvenus au siècle de la raison, depuis Pétersbourg jusqu’à Cadix ; et ce qui vous surprendra, c’est qu’il y a des philosophes dans le parlement de Toulouse. Je ne vois pas qu’il se soit jamais fait une révolution plus prompte dans les esprits. La canaille est et sera toujours la même ; mais tous les honnêtes gens commencent à penser d’un bout de l’Europe à l’autre. Madame Denis vous fait les plus sincères compliments. Agréez, monsieur, de votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. Tabareau.

 

Mars 1770 (1).

 

 

          Partez-vous bientôt pour Paris, monsieur ? Me permettrez-vous de vous adresser ce paquet que je vous supplierai de faire rendre à M. de La Harpe, lorsque vous serez arrivé ? Il n’y aura qu’à le faire remettre chez Lacombe, libraire, rue Christine, que tout le monde connaît.

 

          Vous avez lu sans doute la Religieuse ; c’est un ouvrage qui fera plaisir aux lecteurs et qui, si je ne me trompe, fera du bien aux familles.

 

          Oserai-je vous demander ce que c’est que cette équipée de saisir toutes les rescriptions aux particuliers ? On m’a pris (2) le seul argent dont je pouvais disposer. Dieu veuille que vous ne soyez pas traité de même ! Je n’entends rien à cette nouvelle opération de finances ; car je suis fort ignorant. J’embrasse de tout mon cœur M. Vasselier.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol, et A. François. (G.A.)

2 – Chez le banquier La Borde. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

Dimanche.

 

 

          Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien me mander s’il est vrai que M. Cramer le conseiller (1) soit envoyé par le magnifique conseil au petit duc de Choiseul, dans la petite cour de France, pour représenter au roi l’insolence de ses ministres. Je ne doute pas que s’il va donner des ordres à Versailles, il ne soit reçu avec toute la soumission qu’un roi doit à la république romaine. En attendant il s’agit d’avoir à Versoix du bœuf, du mouton, du veau, du bois, et de la chandelle ; cela est plus important que l’ambassade de Flaminius Cramer.

 

          Je suis toujours dans mon lit, d’où je contemple tranquillement les orages ; mais je vous avoue que mon orgueil est bien flatté de voir un de mes libraires aller donner des ordres à votre cour.

 

          Vous devriez bien venir coucher chez nous quand vous serez de loisir.

 

 

1 – Philibert Cramer. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

Ferney, 12 Mars 1770.

 

 

          Vous avez bien raison, monsieur, de demander ma bénédiction  car enfin je suis capucin : j’ai reçu mes patentes de notre général qui réside à Rome. J’ai le droit de porter le cordon de saint François, et j’aurais baptisé mademoiselle votre fille très proprement, et tout aussi bien qu’un curé, si j’avais été à Paris. J’ai prié Dieu avec ferveur pour la santé de l’accouchée, et pour la prospérité de toute la famille.

 

          J’ai vu avec horreur mes voisins les Génevois s’égorger. L’Eglise abhorre le sang ! nous avons beaucoup d’émigrants dans le pays de Gex ; cela peuplera la colonie de M le duc de Choiseul. On aligne aujourd’hui les rues de la ville qu’il fait bâtir. Je n’aurai pas la satisfaction de voir cette ville ; je suis dans toute la faiblesse de la décrépitude, et malade au lit ; mais mon cœur bat très fortement pour vous, et sera à vous deux tant qu’il battra.

 

          Le paquet que je vous avais envoyé il y a trois mois n’est pas le seul qui ait été perdu. Dieu soit béni ! Recevez la bénédiction du frère François.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

13  Mars 1770.

 

 

          Le pauvre vieux malade est bien étonné de n’avoir point reçu de nouvelles de M. Hennin ; il ne s’agissait que d’un oui ou d’un non, pour savoir si une nouvelle était fausse ou vraie.

 

          On m’a dit que c’était un nommé Mercier qui appelait toujours M. le duc de Choiseul le petit duc. Je ne sais si ce Mercier n’est pas un prêtre. Je vais loger deux familles dans mon château, qui l’appelleront le grand duc.

 

          M. Hennin sera toujours mon cher résident, titre que je ne donnerai pas à l’état Terray, qui m’a pris mon argent.

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

16 Mars 1770.

 

 

          Vraiment, monsieur, je ne me plains point de Bougros ; mais je plains beaucoup ceux qu’il a volés. Sa femme et lui sont fort adroits. Ils enlevèrent tous leurs meubles pendant la nuit sous le nez de leur hôtesse, emportèrent la clef de l’appartement, laissèrent pour environ six cents livres de dettes, et vinrent tranquillement vous demander un passeport.

 

          Ce Bougros a été garde du corps dans la compagnie de Noailles, chassé probablement pour des tours semblables, et envoyé en Amérique. Il se fit depuis chirurgien, médecin, et apothicaire. Il est très violemment soupçonné d’avoir empoisonné à Ferney une pauvre fille de Suisse qu’il disait sa femme.

 

          Tout ce qu’on pourrait faire en faveur de celle qu’il a emmenée en Languedoc, et avec laquelle il a fait un contrat en Suisse, serait de l’exhorter à n’être jamais purgée de sa façon.

 

          Je pense d’ailleurs que vous pourriez lui faire envoyer son attestation de divorce, mais avec une boite de contre-poison.

 

          Voilà tout ce que je sais de Bougros.

 

          Quant à M. l’ambassadeur, si c’est M. le baron de Philibert, il est bon qu’on en soit instruit à Versailles pour le recevoir selon sa dignité.

 

          On prétend que M. le duc est fort mécontent de M. l’abbé (1) ; je le défie de l’être plus que moi ; j’aiderai pourtant la colonie autant que je le pourrai, quoiqu’on m’ait pris une somme terrible.

 

          Il y a deux émigrants à Ferney, l’un nommé Vaucher, l’autre Gaubiac, qui veulent ravoir leurs femmes et leurs effets. On les a menacés de la prison, s’ils reviennent à Genève, parce qu’ils n’ont pas fait le serment. Je pense que vous pourriez leur accorder un passeport comme à des Français ; mais, en attendant, j’envoie leur placet à M. le duc, et je le prie de vous le renvoyer apostillé.

 

          On m’a assuré que l’ambassadeur, qui est séduisant, séduirait M. de Taulès contre vous, et que tous deux séduiraient M. de Bournonville, lequel séduirait M. le duc. Je doute beaucoup de toutes ces séductions. Vous savez avoir raison, et plaire. Vous avez séduit mon cœur pour tout le temps qu’il battra dans ma pauvre machine.

 

          Comme le pape me fait des compliments par M. le cardinal de Bernis, je vous prie, monsieur, de recevoir ma bénédiction séraphique. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.

 

 

1 – Terray. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le duc de Choiseul.

 

A Ferney, 17 Mars 1770.

 

 

          Notre protecteur, vous ne croyez donc pas aux femmes grosses assassinées ? Tenez, voyez, lisez. Il y a huit jours que je n’ai vu votre résident ; il se peut faire qu’on vous ait caché une partie des horreurs qui se sont passées à Genève. Très souvent on ne sait pas dans une rue ce qu’on a fait dans l’autre. Pour moi, qui suis bien malade, et qui paraîtrai bientôt devant Dieu, je vous dis la vérité telle qu’on me l’a dite. Je n’en aime pas moins mon libraire Philibert Cramer, conseiller de Genève.

 

          Je pardonnerai, à l’article de la mort, et pas plus tôt, à M. l’abbé Terray ; et je ne pardonnerai ni dans ce monde ni dans l’autre à ceux qui voudraient vous contrecarrer : voilà ma dernière volonté. Mes petits-neveux verront Versoix, mais moi je verrai Dieu face à face : je vous aurais donné volontiers la préférence. Agréez le profond respect du capucin, et moquez-vous de lui si vous voulez.

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

17 Mars 1770.

 

 

          Madame, il ne s’agit point ici de capucins, il s’agit de femmes grosses ; vous devez les protéger ; et plût à Dieu que vous le fussiez (car la fussiez n’est pas français, régulièrement parlant) ! je ferais une belle offrande à saint François mon patron. Oui, madame, on a assassiné des femmes grosses à Genève, et je vous demande en grâce de lui faire lire cette lettre, quoiqu’il n’ait pas beaucoup de temps à perdre.

 

          Je ne veux pas abuser du vôtre et de vos bontés ; je suis très malade ; ma dernière volonté est pour votre salut ; et, si je réchappe, je compte avoir l’honneur de vous envoyer des œufs de Pâques. En attendant, daignez agréer le respect paternel, les prières et les bénédictions de frère François, capucin indigne.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

17 Mars 1770.

 

 

          Je reçois, mon cher ange, aujourd’hui 17 de mars, votre lettre du 27 de février. Cela est aussi difficile à concilier que la chronologie de la Vulgate et des Septante.

 

          Quoique votre lettre vienne bien tard, je ne laisse pas d’envoyer sur-le-champ à M. le duc de Choiseul les attestations de la mort de femmes grosses. Je prétends qu’on me croie quand je dis la vérité. Un capucin est fait pour être cru sur sa parole, qui est celle de Dieu. D’ailleurs on ne ment point quand on est aussi malade que je le suis ; on a sa conscience à ménager.

 

          Si les choses de ce monde profane me touchaient encore, je vous parlerais de M. l’abbé Terray, votre ancien confrère, qui, sans respecter votre amitié pour moi, m’a pris dans la caisse de M. de La Borde, tout ce que j’avais, tout ce que je possédais de bien libre, toute ma ressource. Je lui donne ma malédiction séraphique. Mais, plaisanterie à part, je suis très fâché et très embarrassé. Je n’ai assurément ni assez de santé, ni assez de liberté dans l’esprit pour songer au Dépositaire. Mon dépositaire est contrôleur général ; mais il n’est pas marguillier. J’ai soupçonné que, dans toute cette affaire, il y avait eu quelque malin vouloir ; et vous pouvez, en général, me mander si je me trompe.

 

          Je vous ai envoyé une petite consultation pour M. Bouvart ; elle arrivera peut-être au mois d’avril, comme votre lettre de février est arrivée en mars. Je voulais savoir s’il avait des exemples que le lait de chèvre eût fait quelque bien à des pauvres diables de mon âge, attaqués de la maladie qui me mine. N’ayant point de réponse, j’ai consulté une chèvre ; et si elle me trompe, je la quitterai.

 

          J’imagine qu’à présent vous avez quelques beaux jours à Paris, et que madame d’Argental, s’en trouve mieux. Je vous souhaite à tous deux tous les plaisirs, toutes les douceurs, tous les agréments possibles. Vous pouvez être toujours sûrs de ma bénédiction. Non seulement je suis capucin, mais je suis si bien avec les autres familles de saint François, que frère Ganganelli m’a fait des compliments.

 

          Vraiment oui, j’ai lu la Religieuse, et ce n’a pas été avec des yeux secs. Tout ce qui intéresse les couvents me touche jusqu’au fond de l’âme.

 

          Recommandez-vous bien aux saintes prières de frère François, capucin indigne.

 

 

 

 

 

 

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