CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 7
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à M. Hennin.
26 Février 1770.
Vous savez, monsieur, qu’hier cinquante émigrants ont écrit à M. le duc de Choiseul qu’ils n’étaient persécutés que pour avoir fait, il y a plus d’un an, leur soumission d’aller habiter Versoix à ses ordres. Rien n’est plus vrai, et nous en avons tous ici des preuves indubitables.
Vous savez que tous les jours, pour les empêcher de s’établir en France, on leur disait que M. le duc de Choiseul était déplacé. Vous connaissez assurément mieux que personne le peu d’affection qu’on a dans Genève pour la France, très compatible avec l’amour extrême qu’on y porte aux louis d’or de France.
Vous êtes instruit qu’on refuse de payer ce qu’on doit aux émigrants. Si on persiste dans ce refus, il se pourrait très bien faire que M. le duc de Choiseul les fît payer sur les quatre millions cinq cent mille livres que les Génevois tirent tous les ans de ce pays, qu’ils haïssent si fort. Sapienti pauca.
à M. de La Harpe.
2 Mars 1770.
J’allais vous écrire, mon cher confrère, tout occupé et tout languissant que je suis, lorsque j’ai reçu votre lettre du 23 février. Je tremble pour la Religieuse (1), si elle n’est pas imprimée avant l’assemblée du clergé mais les cris du public feront taire ceux qui oseront murmurer. Votre ouvrage a enchanté tout Paris ; M. d’Alembert en est idolâtre. Vous avez pour vous les philosophes et les femmes ; avec cela on va loin.
Je regarde la prison des quatre mille volumes in-folio (2) comme une lettre de cachet qu’on donne à un fils de famille pour le mettre à la Bastille, de peur que le parlement ne le mette sur la sellette.
Il m’est tombé il y a quelques mois, entre les mains, un ouvrage philosophique et honnête, intitulé Dieu et les Hommes. On le dit imprimé en Hollande ; mais l’extrême honnêteté dont il est fait qu’on n’ose pas l’envoyer par la poste, de peur des curieux malhonnêtes.
Vous avez bien raison de dire que la philosophie gagne, et que les arts se perdent. Heureux ceux qui, comme vous, font une Religieuse dont la philosophie fait verser des larmes !
Vraiment vous ne connaissez pas toutes mes dignités. Non seulement je suis père temporel des capucins, mais je suis capucin moi-même. Je suis reçu dans l’ordre, et je recevrai incessamment le cordon de saint François, qui ne me rendra pas la vigueur de la jeunesse.
A l’égard du cordon dont on régale actuellement bien des gens à Constantinople, je ne puis mieux faire que d’en envoyer une aune à Martin Fréron.
Madame Denis vous fait mille compliments. Je vous embrasse aussi tendrement que je vous félicite de vos succès. Mes hommages à madame de La Harpe.
Vous savez qu’on s’est un peu égorgé à Genève ; on y a assassiné jusqu’à des femmes : tout cela ne sera rien.
1 – Mélanie, ou la Religieuse forcée. (G.A.)
2 – De l’Encyclopédie. (G.A.)
à Madame la marquise de Florian.
Le 3 Mars 1770.
Je vous prie, ma chère nièce, de me faire un très grand plaisir. J’implore surtout l’assistance de M. le grand-écuyer de Cyrus, qui est un homme ingambe et serviable.
J’ai le plus grand et le plus pressant besoin des livres dont vous trouverez la note sur un petit billet. Je ne sais où ils se vendent. M. de Florian, en allant à la comédie, peut aisément les acheter, et donner ordre qu’on me les envoie par les guimbardes de Lyon.
Croiriez-vous qu’un docteur de Sorbonne (1), ami et parent de l’abbé Morellet, professeur d’histoire à Toulouse, enseigne publiquement mon Histoire générale ; que tout le parlement vient l’écouter ; qu’il l’a fait imprimer pour l’usage des collèges, en y retranchant seulement quelques petites libertés philosophiques ; qu’un prêtre fanatique l’a brûlée devant sa porte, pour faire amende honorable à la sainte Eglise ; que le premier président l’a fait prendre par deux huissiers, et la menacé du cachot en pleine audience ; que la ville du premier président (2) m’a écrit d’assez jolis vers ; que Sirven va demander la permission de prendre ses premiers juges à partie ; que la philosophie expie, au bout de huit ans, l’assassinat de Calas ?
Allons, courage, monsieur le Turc (3), monsieur du parlement de Paris (4) ! mettez la philosophie, l’humanité, à la mode. Que fera-t-on pour Martin (5) ?
J’ai obtenu deux mille écus des créanciers de Durey, par les bons offices de M. de Beaumont. J’ai marié mademoiselle Nollet, qui l’avait suivi dans tous ses malheurs depuis douze ans, et que l’abbé Nollet son oncle renait comme un beau diable. Durey, dans le fond, n’est pas à beaucoup près aussi coupable qu’on le dit ; c’est un bon homme très serviable, très faible, qui a fait de très mauvais marchés, et dont le plus grand crime est d’avoir demandé par écrit à sa femme, en grâce, de le faire cocu. Je vous jure, d’ailleurs, qu’il n’a jamais empoisonné personne.
Avez-vous lu le dernier mémoire d’Elie ? n’est-il pas bien fort, bien convaincant, bien utile ? La Harpe vous a-t-il récité sa Religieuse ? avez-vous pleuré ? avez-vous vu l’opéra-comique (6) de Marmontel ? comment vous portez-vous tous tant que vous êtes ? J’ai une enflure à la gorge qui n’est point du tout plaisante au milieu de quarante ou cinquante lieues de neige. Sur ce, je vous donne à tous ma bénédiction. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.
1 – L’abbé Audra. (G.A.)
2 – Mademoiselle de Vaudeuil. (G.A.)
3 – L’abbé Mignot. (K.)
4 – M. d’Hornoy. (K.)
5 – Voyez la lettre à d’Alembert du 4 septembre 1769. (G.A.)
6 – Sylvain, joué le 19 février. (G.A.)
à M. Tabareau.
3 Mars 1770.
M. Tabareau et M. Vasselier savent sans doute ce qui se passe à Genève : on y assassine dans les rues des vieillards de quatre-vingts ans et des femmes grosses ; la sainte cité est devenue un enfer. Grâce au ciel, on ne voit point de pareilles horreurs à Lyon.
Je réciterai pour vous la prière des voyageurs ; je ne cesserai de demander au ciel qu’il vous rende l’argent que vous avez perdu au billard (1). J’espère tout obtenir par l’intercession de mon confrère saint Cucufin.
Je vois que vous n’étiez pas instruit de ma fortune. Non seulement je suis père temporel des capucins de Gex, mais j’ai l’honneur d’être capucin moi-même. J’ai droit de porter le cordon et l’habit ; j’ai reçu ma patente de notre révérend père général Amatus d’Alamballa, à qui sans doute vous vous êtes confessé quand vous étiez à Rome (2).
J’avais écrit, il y a quelques semaines, à M. de La Borde, qui avait eu lui-même la bonté de placer en rescriptions toute la fortune dont je pouvais disposer ; je crois qu’il a été si embarrassé pour lui-même qu’il ne m’a point encore fait de réponse ; il attend apparemment qu’il y ait quelque chose de décidé. On m’avait écrit, il y a quelques mois, que M. de La Borde était exilé ; mais je crois qu’il n’y a de banni que l’argent de la caisse d’escompte.
Permettez à votre bibliothécaire de demander justice contre toutes les lettres simples qu’on me fait payer doubles. Je suis d’ailleurs assassiné de lettres d’inconnus que je suis obligé de renvoyer. Pardonnez à un pauvre capucin, à qui M. l’abbé Terray ravit deux cent mille francs dans sa besace, de ménager quatre sous. Vous me dites que le ministère veut protéger l’agriculture ; il ne devait donc pas dépouiller un laboureur de deux cent mille francs qui sont tout son patrimoine. Il faut mettre ces petites aventures, comme bien d’autres, au pied de son crucifix. Voici des Oremus de frère François, capucin indigne.
1 – C’est-à-dire avec le caissier des postes, nommé Billard. (G.A.)
2 – Ce qui suit est postérieur au 3 mars. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
5 Mars 1770.
Mon cher ange, je devrais m’adresser à saint Cucufin mon confrère, mais je vous donne la préférence. M. Bouvart vient souvent chez vous ; je vous prie de lui communiquer ma petite requête. Il conduit si bien la santé de madame d’Argental, que j’ai en lui une extrême confiance. Je sais bien qu’il ne l’a point mise au lait de chèvre ; mais comme je suis plus sec, plus vieux, plus attaqué que madame d’Argental, je veux absolument tâter du lait de chèvre, et que M. Bouvart soit de mon avis. Ainsi je vous demande votre protection ; plaidez pour ma chèvre, je vous en prie.
Vous avez vu sans doute la belle pancarte du roi d’Espagne, signée d’Aranda, par laquelle on coupe les ongles jusqu’au vif au très révérend grand-inquisiteur, archevêque de Pharsale. Cet archevêque me paraît être l’aumônier de Pompée. Le voilà battu sans ressource.
Tout capucin que je suis, je ne laisse pas de bénir Dieu de cette petite mortification donnée à M. de Pharsale.
Vous devez savoir si cet archevêque de Pharsale n’est pas confesseur du roi. Ayez la bonté, je vous prie, de me le mander ; car je m’intéresse vivement à toutes les affaires ecclésiastiques.
Je crois que vous n’ignorez pas ma nouvelle dignité. J’en ai la première obligation à madame la duchesse de Choiseul. Si elle a la ceinture de Vénus, j’ai le cordon de saint François.
On dit que si M. l’abbé Terray continue son petit train, nombre d’honnêtes gens seront obligés de quêter comme mes confrères.
Croiriez-vous qu’on a imprimé à Toulouse une certaine Histoire générale des mœurs et de l’esprit des nations, à l’usage des collèges, avec privilège du roi ? qu’un docteur de Sorbonne, professeur en histoire, l’enseigne publiquement, et que tout le parlement va l’entendre ? Vous voyez comme Dieu bénit ceux qui sont à lui. Mille tendres respects à mes deux anges. Frères FRANÇOIS, capucin indigne.
à M. Bouvart.
5 Mars 1770.
Un vieillard de soixante-seize ans, attaqué depuis longtemps d’une humeur scorbutique qui l’a toujours réduit à une très grande maigreur, qui lui a enlevé presque toutes ses dents, qui s’attache quelquefois aux amygdales, qui lui cause souvent des borborygmes, des insomnies, etc., etc., attachés à cette maladie ;
Supplie M. Bouvart de vouloir bien avoir la bonté d’écrire, au bas de ce billet, s’il pense que le lait de chèvre pourrait procurer quelques soulagements.
Il est ridicule peut-être de prétendre guérir à cet âge ; mais le malade ayant quelques affaires qui ne pourront être finies que dans six mois, il prend la liberté de demander si le lait de chèvre pourrait le mener jusque-là.
Il demande si on a l’expérience que le lait de chèvre, avec quelques purgations absolument nécessaires, ait fait quelque bien en cas pareil.
à M. de La Harpe.
7 Mars 1770.
J’avais grand besoin de ce que je viens de recevoir. Je suis très malade, mon cher enfant, mais j’ai oublié mes maux en vous lisant. Voilà le vrai style, clair, naturel, harmonieux ; point d’ornement recherché ; tous les vers frappés et sentencieux naissent du fond du sujet, et se présentent d’eux-mêmes ; grande simplicité, grand intérêt ; on ne peut quitter la pièce dès qu’on a lu quatre vers, et les yeux se mouillent à mesure qu’ils lisent. Il faut jouer cette pièce dans tous les couvents, puisqu’on ne la jouera pas sur le théâtre ; mais je suis persuadé qu’on la jouera dans trente familles je dis plus, je parie qu’elle fera beaucoup de bien, et que plus d’une fille vous aura l’obligation de n’être point religieuse.
J’ai reçu cette semaine deux pièces qui m’ont bien consolé. Premièrement, la vôtre, et ensuite celle de M. le comte d’Aranda, qui porte le dernier coup à l’inquisition.
En voici une troisième non moins agréable que je trouve dans le paquet avec Mélanie : c’est votre joli envoi. Je ne suis pas en état de vous payer en même monnaie. Votre jeune et brillante muse me prend trop à son avantage. Il m’est plus aisé, dans mes souffrances, de sentir votre mérite que d’y répondre.
Madame Denis m’arrache Mélanie, et va pleurer comme moi.