CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 6

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 6

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à M. le comte d’Argental.

 

19 Février 1770.

 

 

          Mon cher ange, les vieillards de quatre-vingts ans qu’on assassine à Genève n’ont pas laissé de m’affecter un peu, attendu que les gens de soixante-seize ans sont réputés octogénaires. Je n’aime pas non plus qu’on blesse des femmes grosses, qu’on tue du monde dans les rues, sans savoir pourquoi. On veut pendre aussi ceux qui voulaient se retirer à Versoix, ville que M. le duc de Choiseul fait bâtir. Je ne crois pas qu’il trouve toute cette aventure fort honnête. Tout cela nous a fait frémir d’horreur madame Denis et moi. Quoique j’aie fait beaucoup de tragédies, ces scènes tragiques à ma porte me paraissent abominables ; c’est pis que ce qui se passe en Pologne.

 

          La comédie du Dépositaire est plus consolante. On y a rapetassé une trentaine de vers qu’on vous enverra très fidèlement.

 

          Il vaut mieux payer des dixièmes que d’être aux portes de Genève. Ces gens-là sont devenus des fous barbares. Je suis très convaincu que si vous aviez été plénipotentiaire chez eux, vous auriez adouci leur esprit, et que rien de ce qui arrive aujourd’hui ne serait arrivé.

 

          Du moins en France vous payez vos dixièmes paisiblement ; vous lisez paisiblement Gabrielle de Vergy (1) ; vous allez dans vos petites loges ; vous n’avez pas vingt pieds de neige ; votre plus grand malheur est de vous ennuyer aux pièces nouvelles et aux livres nouveaux.

 

          M. le duc de Pralin a eu encore la bonté de m’écrire, et de daigner faire de nouvelles tentatives pour faire rendre les diamants pris par les corsaires de Tunis, quoiqu’il n’en espère rien. Je vous supplie de lui bien dire combien je suis pénétré de ses bontés. Vous aviez bien raison, quand vous me disiez qu’il était plus essentiel que bruyant. Je lui serai attaché jusqu’au dernier moment de ma pauvre vie.

 

          Je suis bien malade, mon cher ange. Mille tendres respects à madame d’Argental, et mille vœux pour sa santé. Je vous donne à tous deux ma bénédiction. Frère V., capucin indigne.

 

          Si vous êtes surpris de ma signature, sachez que je suis non seulement père temporel des capucins de Gex, mais encore agrégé au corps par le général Amatus d’Alamballa, résidant à Rome. Voilà ce que m’a valu saint Cucufin (2). Vous voyez que Dieu n’abandonne pas ses dévots.

 

 

1 – Tragédie de du Belloy, imprimée et non représentée alors. (G.A.)

2 – Voyez, aux FACÉTIES, la Canonisation. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Colini.

 

20 Février 1770.

 

 

          En me proposant, mon cher ami, le voyage dont vous me parlez, vous oubliez que j’ai soixante-seize ans, et que je ne sortirai de mon lit que pour aller nella bara (1) ; mais vous verrez que je ne vous ai point oublié.

 

          Vous pouvez dire à Waechter (2) que non seulement je lui achèterai des médailles, mais que je lui en ferai vendre. Le triste état de ma santé ne me permet pas de vous écrire une plus longue lettre. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Dans la bière. (G.A.)

2 – Le graveur. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

21 Février 1770.

 

 

          J’ai reçu, madame, le Charles-Quint anglais (1) ; je n’en ai pu lire que quelques pages ; mes yeux me refusent le service, tant que la neige est sur la terre. Il est bien étrange que je m’obstine à rester dans ma solitude pour y être aveugle pendant quatre mois ; mais la difficulté de se transplanter à mon âge est si grande et si désagréable, que je n’ai pu encore me résoudre à passer mon hiver dans des climats plus chauds. Je me suis consolé en me regardant comme votre confrère ; et puisque vous souffrez une privation totale, j’ai cru qu’il y aurait de la pusillanimité à n’en pas supporter une passagère.

 

          Je voulais vous remercier plus tôt ; les éclaboussures de Genève m’ont dérangé pendant quelques jours. On s’est mis à tirer sur les passants dans la sainte cité de maître Jean Calvin. On a tué tout raides quatre ou cinq cents personnes en robe de chambre, et moi, qui passe ma vie en robe de chambre comme Jean-Jacques, je trouve fort mauvais qu’on respecte si peu les bonnets de nuit. On a tué un vieillard de quatre-vingts ans, et cela me fâche encore ; vous savez que j’approche plus de quatre-vingts que de soixante-dix, et vous n’ignorez pas combien la réputation d’octogénaire me flatte, et m’est nécessaire. Vous êtes très coupable envers moi d’avoir étriqué mon âge, au lieu de lui donner de l’ampleur. Vous m’avez réduit malignement à soixante-quinze ans et trois mois, cela est infâme ; donnez-moi, s’il vous plaît, soixante-dix-sept ans, pour réparer votre faute.

 

          On a encore appuyé la baïonnette sur le ventre ou dans le ventre d’une femme grosse ; je crois qu’elle en mourra : tout cela est abominable ; mais les prédicants disent que c’est pour avoir la paix. Il a fallu avoir quelques soins des battus qui se sont enfuis ; car, quoique je sois capucin, je ne laisse pas d’avoir pitié des huguenots.

 

          Mais, mon Dieu, madame, saviez-vous que j’étais capucin ? c’est une dignité que je dois à madame la duchesse de Choiseul et à saint Cucufin. Voyez comme Dieu a soin de ses élus, et comme la grâce fait des tours de passe-passe avant que d’arriver au but (2). Le général m’a envoyé de Rome ma patente. Je suis capucin au spirituel et au temporel, étant d’ailleurs père temporel des capucins de Gex.

 

          Tant de dignités ne m’ont point tourné la tête ; les honneurs chez moi ne changent point les mœurs. Vous pouvez toujours compter, madame, sur mon attachement, comme si je n’étais qu’un homme du monde. Il est vrai que je n’ai pas les bonnes fortunes du capucin de madame de Forcalquier, mais on ne peut pas tout avoir. Recevez ma bénédiction.

 

          Frère V., capucin indigne.

 

 

1 – L’Histoire de Charles-Quint, par G. Robertson. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à madame de Choiseul du 26 mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Montfort,

 

A Florac en Gévaudan.

 

21 Février 1770.

 

 

          Monsieur, celui à qui vous avez écrit, se sent très indigne des éloges que vous voulez bien lui donner ; mais il est touché de votre mérite, et du soin que vous avez pris de vous instruire.

 

          La dissertation de Calmet (1), dont vous parlez, est une de ses plus faibles. Il vous suffira d’un coup d’œil pour juger des paroles de ce pauvre homme.

 

« Je pourrais avancer que le voyage de saint Pierre à Rome est prouvé par saint Pierre même, qui marque expressément qu’il a écrit sa lettre de Babylone, c’est-à-dire de Rome, comme nous l’expliquons avec les anciens ; cette preuve seule suffirait pour trancher la difficulté. »

 

          Vous voyez, monsieur, combien il serait ridicule de dire qu’une lettre datée de Paris vient de Toulouse.

 

          Le premier qui écrivit ce prétendu voyage et les aventures de Simon Barjone avec Simon qu’on disait magicien, est un nommé Abdias, fort au-dessous des historiens de Robert le Diable et des Quatre fils Aymon. Marcel, autre auteur digne de la Bibliothèque bleue, suivit Abdias ; Egésippe enchérit encore sur eux. C’est ce même Egésippe qui écrivit que Domitien, ayant su que les petit-fils de Jude étaient à Rome, qu’ils étaient parents de Jésus, et descendants de David en droite ligne, les fit venir devant lui, dans la crainte qu’ils ne s’emparassent du royaume de Jérusalem, auquel ils avaient un droit incontestable, etc.

 

          Soyez très sûr que l’histoire ecclésiastique n’a pas été écrite autrement jusqu’au seizième siècle. Mais puisque tout cela vaut cent mille écus de rente à certains abbés, des souverainetés à d’autres hommes, il ne faut pas se plaindre.

 

          L’artillerie dans laquelle vous êtes officier ne peut rien contre les remparts que l’erreur s’est bâtis ; mais le bon esprit sert à ne se laisser pas subjuguer par ces erreurs. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Dissertation sur le voyage de saint Pierre à Rome. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Panckoucke.

 

21 Février 1770.

 

 

          Consolez-vous, monsieur ; il est impossible que les captifs qui sont à Alger (1) ne soient pas délivrés par les mathurins quand le temps sera favorable : puisqu’on a rendu les premiers, on rendra les secondes ; les cadets ne peuvent être traités plus durement que les aînés.

 

          J’ai dû à M. d’Alembert et à M. Diderot la politesse que j’ai eue pour eux. Il n’était pas juste que mon nom parût avant le leur, et il faut surtout qu’il n’y paraisse point. Ceux qui travaillent à deux ou trois volumes de Questions sur l’Encyclopédie croient vous rendre un très grand service. Ils donnent les plus grands éloges à la première édition, ils annoncent la seconde ; ils espèrent décréditer un peu les contrefaçons, et ils s’amusent.

 

          Je n’ai point vu mon ami Cramer. Tout est en combustion dans Genève, tout est sous les armes ; on a assassiné sept ou huit personnes juridiquement dans les rues, dans les maisons ; un vieillard de quatre-vingt ans a été tué en robe de chambre ; une femme grosse, bourrée à coups de crosse de fusil, est mourante ; une autre est morte. Cramer commande la garde. Il faut espérer que son magasin ne sera pas brûlé. Le diable est partout. J’espère que je l’exorciserai, en qualité de capucin ; car il faut que vous sachiez que je suis agrégé à l’ordre des capucins par notre général Amatus d’Alamballa, résidant à Rome, qui m’a envoyé mes lettres patentes. C’est une obligation que j’ai à saint Cucufin, et j’en sens tout le prix. Je prie Dieu pour vous. Recevez ma bénédiction. Fr. FRANÇOIS V., capucin indigne.

 

 

1 – Les volumes de l’Encyclopédie détenus à la Bastille. (K.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

Ferney, 24 Février 1770.

 

 

          Madame, tout l’ordre des capucins n’a pas assez de bénédictions pour vous. Je n’osais ni espérer ni demander ce que vous avez daigné faire pour ce pauvre canonnier Fabry (1). Nous avons bien des saintes en paradis, mais il n’y en a pas une qui soit aussi bienfaisante que vous l’êtes. Je suis à vos pieds, non pas à ces pieds de quatorze pouces dont vous m’avez envoyé les souliers, mais à ces pieds de quatre pouces et demi tout au plus, qui portent un corps aussi aimable dit-on, que votre âme.

 

          La dernière lettre que j’eus l’honneur de vous écrire était au sujet du brigandage de Genève, et des meurtres qui se sont commis dans cette abominable ville. On ne tue plus à présent, mais on pille. M. le duc de Choiseul, mon bienfaiteur, est instruit par M. le résident Hennin de toutes les horreurs qui s’y passent. J’achève mes jours dans un bien triste voisinage ; j’ai de quoi fournir à notre patriarche saint François plus d’un million de femmes de neige. C’est ainsi qu’il les aimait, tant il avait de feu ; mais pour moi, pauvre moine, trente lieues de neige dont je suis entouré, et des assassinats à ma porte, ne sont pas une perspective agréable. Vos extrêmes bontés, madame, font ma consolation.

 

          Je ne crois pas que ce soit en abuser que de vous présenter les respects et la reconnaissance de mon gendre Dupuits, et d’oser même vous supplier de daigner le recommander en général à M. Bourcet (2). Mon gendre est votre ouvrage ; c’est vous, madame, qui l’avez placé. Il ne s’est pas assurément rendu indigne de votre protection. Il sert bien, il est actif, sage, intelligent et de la meilleure volonté du monde. M. Bourcet en paraît fort content. Mon gendre ne demande qu’un mot de votre bouche qui témoigne que vous l’êtes aussi. Toute ma famille ainsi que notre couvent se regardent comme vos créatures.

 

          Agréez, madame, notre attachement respectueux et inviolable ; j’y ajoute mes ferventes prières et ma bénédiction. Frère FRANÇOIS, capucin indigne.

 

 

1 – On le nomma capitaine d’artillerie. (G.A.)

2 – Le duc de Choiseul. (K.)

 

 

 

 

 

à M. Hennin.

 

24 Février 1770.

 

 

          J’ai encore écrit aujourd’hui, monsieur, à madame la duchesse de Choiseul ; mais un mot de votre main à M le duc fera plus que toutes mes lettres. J’ai actuellement plusieurs familles à Ferney.

 

          Je ne sais pas trop ce que je ferai du chartreux que vous m’envoyez. Mais, en qualité de capucin, il faut bien que je l’héberge pendant quelque temps, et j’aurai pour lui tous les égards que je dois à un homme recommandé par vous.

 

          Il court une lettre charmante de l’empereur (1). La voici ; elle pourra entrer dans vos recueils, quand vous l’aurez fait copier : ayez la bonté de me la renvoyer.

 

          Madame Denis vous fait ses compliments. Recevez les bénédictions du frère François, capucin indigne.

 

 

P.S. – Je rengaine la lettre de l’empereur, car je la trouve dans la Gazette.

 

 

1 – Joseph II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Roberston.

 

26 Février 1770.

 

 

          Il y a quatre jours que j’ai reçu le beau présent dont vous m’avez honoré ; je le lis malgré les fluxions horribles qui me font craindre de perdre entièrement les yeux. Il me fait oublier tous mes maux. C’est à vous et à M. Hume qu’il appartient d’écrire l’histoire. Vous êtes éloquent, savant, et impartial : je me joins à l’Europe pour vous estimer.

 

 

 

 

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