CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 5
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à M. de Jardin.
A Ferney, 15 Février 1770.
Vous avez bien voulu, monsieur, servir de tuteur à M. Durey de Mosan. Je partage cet emploi depuis une année entière. Madame de Sauvigny m’ayant chargé, par deux de ses lettres, de le voir et de lui parler, j’exécutai ses ordres. Je sus qu’il ne touchait deux mille écus de revenu que depuis peu de temps, et qu’il avait fait quelques dettes à Neuchâtel : je payai les dettes qui vinrent à ma connaissance ; je l’ai gardé chez moi pendant une année entière, et je puis assurer toute sa famille que, pendant cette année, il s’est conduit avec la plus grande circonspection. Il m’a paru qu’il sentait ses fautes, et qu’il voulait passer le reste de sa vie à les réparer. Il est nécessaire que sa conduite ne fasse jamais rougir sa famille.
Premièrement, il a quelques dettes criardes à payer ; en second lieu, il doit donner à sa fille naturelle, qui est dans la misère, un secours dont elle a besoin ; il faut aussi qu’il aide un peu une demoiselle Nollet, nièce de M. l’abbé Nollet, de l’Académie des sciences, qui va se marier convenablement ; elle lui est attachée depuis plus de dix années, sans que jamais elle ait eu d’appointements. Une lègère somme, en cette occasion, est la moindre chose qu’il puisse faire. Tout cela doit être pris sur les six mille livres d’extraordinaire que lui donne la commission nommée juridiquement pour payer ses dettes.
Je présume que ces détails monteront à cent louis d’or ou environ : il en restera assez pour acheter les meubles nécessaires, et le faire subsister honorablement à Neufchâtel, avec sa pension de deux mille écus, qui doit augmenter avec le temps.
Il est convenable que le frère de madame de Sauvigny jouisse de quelque considération dans la retraite qu’il s’est choisie.
J’ai tout lieu de me flatter que sa famille et lui seront entièrement en repos. Je ne crains que la facilité de M. Durey. Je l’ai mandé à madame de Sauvigny. C’est principalement cette facilité qui a causé ses fautes et ses malheurs. Son âge de cinquante-trois ans, et ses réflexions, me donnent pourtant beaucoup d’espérance.
Quoi qu’il en soit, monsieur, je ne me chargerai des six mille livres accordées par ses créanciers qu’à condition que toutes ses dettes seront payées, mademoiselle Nollet récompensée honnêtement, mais avec économie, et qu’on lui fera acheter probablement les meubles indispensables pour s’établir à Neuchâtel, et pour ne plus payer de loyer en chambre garnie.
Je lui ai servi de père pendant un an ; mais je le renoncerais, s’il ne se rendait pas digne de la famille dont il est, et de celle à laquelle il est allié.
J’ai cru ne devoir me charger de rien sans vous avoir donné ces éclaircissements. J’attends l’honneur de votre réponse. J’ai celui d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, etc.
à M. Hennin.
16 Février 1770.
Ne l’avais-je pas toujours bien dit, monsieur, que vous êtes le plus aimable homme du monde ? Je vois plus que jamais la bonté de votre cœur ; le mien vous remercie bien tendrement.
Il se peut très bien faire qu’il y ait des lettres de mon ami Wagnière entre les mains des assassins (1). Mais je ne crois pas qu’il y en ait de moi. Je me souviens très bien que, lorsque vous arrivâtes dans le séjour de la discorde, et quelques mois après, les natifs s’adressèrent à moi, et que je les renvoyai à vous, comme de raison.
Lorsqu’on parla de bâtir Versoix, dix-huit natifs vinrent m’apporter leurs signatures, et s’engagèrent à y bâtir des maisons. J’envoyai leurs propositions à M. le duc de Choiseul, et je leur dis de s’adresser à vous uniquement.
Voilà la seule correspondance que j’aie eue avec eux.
Auzière, d’ailleurs, est un philosophe qui a une petite bibliothèque composée de livres suspects, hérétiques, sentant l’hérésie, remplis de propositions malsonnantes, et offensant les oreilles chastes. Il sera sans doute brûlé comme Servet avec ses livres.
Sérieusement, je crains pour cet homme. Comme il est le premier qui ait voulu se retirer à Versoix, il mérite la protection de M. le duc de Choiseul. Je suis persuadé qu’il trouvera très bon que vous le favorisiez autant qu’il pourra être en vous, sans vous compromettre.
J’ai vu Genève pendant quatre ou cinq ans une ville très agréable. Les choses sont bien changées. Je ne crois pas que rien doive vous empêcher de causer avec madame Denis, qui vous fait les plus tendres compliments. En vous remerciant mille fois.
1 – Les bourgeois de Genève. Voyez la lettre suivante. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
16 Février 1770.
J’ignore, mon cher Cicéron, si les désordres de Genève permettront que ma lettre aille jusqu’à la poste. Les bourgeois tuèrent hier trois habitants, et l’on dit, dans le moment, qu’ils en ont tué quatre ce matin. Les battus paient l’amende dans la coutume de Lori ; mais, dans la coutume de Genève, les battus sont pendus, et l’on assure qu’on pendra trois ou quatre habitants dont les compagnons ont été tués Toute la ville est en armes, tout est en combustion dans cette sage république ; il y a quatre ans qu’on s’y dévore.
Nos philosophes ont vraiment bien pris leur temps pour faire l’éloge de ce beau gouvernement ! Cela ne m’empêche pas de prendre un vif intérêt à l’horrible aventure des Perra (1). Vous pouvez, mon cher Cicéron, m’envoyer votre mémoire en deux ou trois paquets, par la poste, adressés à Ferney par Lyon et Versoix.
Je n’entends pas plus parler de ce pauvre entêté de Sirven, que s’il n’avait jamais eu de procès criminel.
A l’égard de l’interdit démarié, j’ai écrit à M. de Jardin, greffier en chef du Châtelet, son tuteur, que je ne me chargerais des deux mille écus qu’à condition que toutes les dettes criardes qu’il a faites dans ce pays-ci, et toutes les dettes de bienséance et d’honneur, seraient préalablement acquittées ; que je lui ferais acheter un lit et quelques meubles, afin qu’il pût reparaître d’une manière décente et honorable dans le pays de Neuchâtel, et que le frère de madame l’intendante de Paris ne fît point de honte à sa famille dans les pays étrangers. J’ai laissé en dépôt ; chez M. Delaleu, les deux mille écus, et je ne ferai rien sans être autorisé de son tuteur. Je crois devoir cette attention à sa famille. J’espère que, moyennant les arrangements que je prendrai, et moyennant les cinq cents francs qu’il touchera par mois dorénavant, somme qui augmentera toutes les années, il pourra se donner la considération que doit avoir un homme si bien allié. Il ne peut réparer ses fautes passées que par la plus grande sagesse.
Je vous supplie, monsieur, de parler à MM. les avocats de la commission, si vous les rencontrez, et à M. Boudot, en conformité de ce que j’ai l’honneur de vous mander.
Permettez que je vous donne ma bénédiction en qualité de capucin. J’ai non seulement l’honneur d’être nommé père temporel des capucins de Gex, mais je suis associé, affilié à l’ordre, par un décret du révérend père général. Jeanne la pucelle et la tendre Agnès Sorel sont tout ébaubies de ma nouvelle dignité. Mille respects et mille bénédictions à madame de Beaumont.
1 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, à l’article CRIMES, cette affaire lyonnaise. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
Ferney, 16 Février 1770 (1).
Le vieux malade, qui n’écrit plus, n’en est pas moins attaché à M. et à madame de Rochefort. Il craint qu’ils n’aient pas reçu un paquet (2) semblable à celui-ci, accompagné d’un petit mot de lettre. Il se flatte que les couches seront heureuses. Il salue le père, la mère et l’enfant. Madame Denis se joint à lui.
On s’égorge actuellement à Genève ; trois hommes furent tués hier, quatre aujourd’hui ; et pour mettre la paix dans cette sage république, on pendra demain les parents et amis de ceux qui ont été massacrés. J’espère que M. d’Alembert voudra bien ajouter ce petit fleuron à la couronne de roses et d’épines dont il a décoré cette métropole socinienne.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dieu et les Hommes. (G.A.)
à M. Hennin.
16 Février, à une heure.
Ceci devient sérieux, monsieur ; je regarde Auzière et tous ceux qui ont signé comme des sujets du roi. Ils se sont soumis à venir à Versoix au premier ordre de M. le duc de Choiseul. Ce n’est pas leur faute, si au lieu de bâtir des maisons nécessaires, on a fait une galère dont on pouvait se passer.
J’imagine que vous pourriez écrire sur-le-champ à M. le duc de Choiseul, et lui demander ses ordres. Il y a parmi les prisonniers un parent de mon ami Wagnière que vous protégez : je n’ai pas besoin de vous le recommander. Pour moi, je donne hardiment asile à tous ceux qui viennent m’en demander, et fussent-ils Turcs échappés des mains des Russes, je leur donnerais le couvert.
Je n’écris point à M. le duc de Choiseul. Je n’entre point dans les querelles de Genève ; je ne ferai rien que par votre avis. Je vois avec horreur tout ce qui se passe.
Ne viendrez-vous pas voir madame Denis, qui ne se porte pas trop bien ? Recevez les assurances de ma tendre amitié.
à M. Hennin.
18 Février 1770.
Ma foi, monsieur, ayant bien pesé tout ce que vous avez la bonté de m’écrire, je prends le parti de faire une élégie en prose que j’envoie à M. le duc de Choiseul. La Motte faisait bien des odes en prose. J’y ajouterai une exhortation pathétique pour bâtir quelques maisons. Je ne sais si, après cette aventure, les maisons de Genève seront bien louées. Je ne crois pas que les étrangers s’empressent à envoyer leurs enfants étudier à Genève, ni que beaucoup de metteurs en œuvre viennent offrir leurs services aux citoyens marchands de montres. La colère de Dieu éclatera sur la maison de Jacob, et je m’imagine que M. le duc de Choiseul sera l’Amalécite dont Dieu se servira pour châtier son peuple.
Madame Denis attend avec bien de l’impatience le moment de vous voir. Vous savez que nous ne dînons plus ; je n’ose vous promettre de vous (donner) des œufs frais, attendu qu’on vient de me voler mes poules. Je n’ose en accuser le conseil de Genève, car il faut être juste.
En vérité, le monde est bien méchant. Vous souvenez-vous d’un grand homme assez bien bâti nommé Bougroz (1) et de sa prétendue femme Bougroz, qui sont venus vous demander des passe-ports ? C’étaient des voleurs, ne vous déplaise, et pis que des voleurs de poules. Mais, comme je suis capucin, je mets de tout cela au pied de mon crucifix. Daignez agréer ma bénédiction. Frère V., capucin indigne.
1 – Voyez la lettre à Hennin du 16 Mars. (G.A.)
à Mécénas-Atticus,
DUC DE CHOISEUL, etc.
A Ferney, 18 Février 1770.
La voix de Jean criant dans le désert vous dit ces choses :
Ce n’est pas assez que vous ayez fait des pactes de famille, donné un royaume (1) à l’aîné de la famille, fait un pape madré ou non madré, et mis les soldats d’Israël sur un meilleur pied qu’ils n’ont jamais été ; tout cela n’est rien sans la charité. Le Dieu d’Israël est irrité contre les enfants de Jacob, qui assassinent dans les rues des vieillards de quatre-vingts ans, des innocents destitués d’armes, blessent des femmes grosses, et se préparent à pendre ceux qu’ils n’ont pu assassiner.
C’est une des suites de l’insolence avec laquelle ils en ont usé envers l’ambassadeur de l’oint du Seigneur et envers Messala-Atticus, premier ministre de cet oint. Le sanhédrin n’est pas moins coupable d’avoir fomenté, préparé, autorisé les abominations des enfants de Bélial.
Voici ce que dit le Seigneur : Si vous aviez seulement fait bâtir à Versoix une cinquantaine de maisons de boue, vous auriez actuellement dans Versoix quatre cents habitants qui ne savent où coucher, qui vous seraient attachés pour jamais, et qui probablement iront habiter l’Angleterre que mon cœur réprouve, ou la Hollande que je vomis de ma bouche parce qu’elle est tiède (2).
J’ai ordonné à mon serviteur François V., capucin indigne, d’avoir soin de ces malheureux, en attendant que votre rosée puisse les consoler.
Je sais que mon serviteur, chargé de la bourse commune, loge le diable dans sa bourse, c’est-à-dire rien, et qu’il ne pourra donner cent mille sicles pour bâtir des maisons.
Mon serviteur François V. est encore plus pauvre pour le moment présent ; mais vous pourriez trouver quelque bon ami, non pas de cour, mais de finance, qui prêterait des sicles pour bâtir des maisons. Il n’est pas besoin d’édit pour donner à qui voudra de quoi reposer sa tête.
Vous avez une galère dans un port qui n’est pas fait ; mais des familles ne peuvent coucher dans une galère, à moins que ce ne soit la famille de Fréron.
L’esprit de charité pourrait vous porter encore à empêcher qu’on ne pende plusieurs de vos serviteurs qui se sont engagés à vous, dont vous avez la signature, qui se sont soumis à coucher dans les maisons que vous n’avez pas bâties, qui se sont déclarés Français, et qui, pour cette raison, sont présumés avoir incessamment la hart au cou.
Je vous dis donc de la part du Seigneur : Faites comme vous voudrez ; car vous avez l’œil de l’aigle et la prudence du serpent. Signé JEAN, prédicateur du désert.
Et plus bas : FRANÇOIS. V., capucin indigne, admis à la dignité de capucin par frère Amatus d’Alamballa (3), général des capucins résidant à Rome ; et de plus, déclaré père temporel des capucins de Gex.
Lequel François prie Dieu pour vous et pour votre digne épouse.
1 – La Corse. (G.A.)
2 – Apocalypse, III. (G.A.)
3 – Aimé de Lamballe. (G.A.)