DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Les adorateurs - Partie 2
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LES ADORATEURS,
ou
LES LOUANGES DE DIEU.
- Partie 2 -
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LE SECOND ADORATEUR.
Vous avez admiré, vous avez adoré ; je voudrais avoir été touché. Vous louez, mais vous n’avez point remercié. Que m’importent des millions d’univers, nécessaires, sans doute, puisqu’ils existent, mais qui ne me feront aucun bien, et que je ne verrai jamais ? Que m’importe l’immensité, à moi qui suis à peine un point ? que me fait l’éternité, quand mon existence est bornée à ce moment qui s’écoule ? Ce qui peut exciter ma reconnaissance, c’est que je suis un être végétant, sentant, et ayant du plaisir quelquefois.
Grâces soient à jamais rendues à cet Etre nécessaire, éternel, intelligent et puissant, qui a doué de toute éternité mes confrères les animaux de l’organisation et de la végétation ! Il a voulu que nous eussions tous des poumons, un foie, un pancréas, un estomac, un cœur avec des oreillettes, des veines et des artères, ou l’équivalent de tout cela. C’est un artifice aussi admirable que celui de tant de mondes qui roulent autour de leurs soleils ; mais cet artifice prodigieux ne serait rien, si nous n’avions le sentiment qui fait la vie. Il nous a donné à tous les appétits et les organes qui la conservent ; et, ce qui mérite encore plus de gratitude, nous lui devons les instruments si chers et si inconcevables par qui la vie est donnée aux êtres qui naissent de nous.
Le grand Etre nous fait présent à tous de six organes, auxquels sont attachés des sentiments tous étrangers les uns aux autres : le tact, répandu dans toutes les parties du corps, mais plus sensible dans les mains ; l’ouïe, que plusieurs animaux, nos confrères, ont incomparablement plus fine que nous, mais qui nous donne sur eux un avantage dont ils ne sont que très grossièrement susceptibles, c’est celui de la musique : nous entendons des accords où presque tous les animaux n’entendent que des sons ; l’harmonie n’est faite que pour nous ; et si les rossignols ont la voix plus légère, nous l’avons beaucoup plus étendue et plus variée.
La vue de l’homme est moins perçante que celle de tous les oiseaux de proie, moins pénétrante que celle de tous les insectes, auxquels il est donné de voir un univers en petit qui nous échappe : mais, placés entre l’aigle et la mouche, nous devons être contents de nos yeux ; c’est un tact qui se prolonge jusqu’aux étoiles. Nous voyons par un seul trou le quart du ciel, cette propriété est assez avantageuse.
Le goût est aussi un don fait par la nature à tous les êtres vivants. Il est bien difficile de deviner quelle espèce est la plus gourmande et a le goût le plus délicat ; on dit qu’il n’en faut pas disputer mais il faut convenir que sans le goût aucun animal ne penserait à se nourrir ; rien ne serait plus insupportable que de manger et de boire, si Dieu n’avait attaché à cette action autant de plaisir que de besoin. Le plaisir vient manifestement de Dieu. Cette vérité est si palpable, qu’il est impossible de se donner, d’imaginer même une station agréable, qui ne soit pas dans les organes que nous possédons, et que nous n’ayons pas éprouvée.
Le sixième sens, le plus exquis de tous, donné à tout le genre animal, est celui qui unit si délicieusement les deux sexes, celui dont le seul désir surpasse toutes les autres voluptés ; celui qui, par ses seuls avant-goûts, est un plaisir ineffable. Les autres sens se bornent à la satisfaction de l’individu qui les possède : mais le sens de l’amour enivre à la fois deux êtres pensants, et en fait naître un troisième. Quel adorable mystère ! la jouissance devient une création. Aussi le comte de Rochester (1) a dit que le plaisir de l’amour suffirait à faire bénir Dieu dans un pays d’athées ; aussi le grand Mahomet a promis l’amour pour récompense à ses braves guerriers. Il n’a pas eu l’absurde impertinence d’imaginer (2) qu’on ressusciterait avec ses organes sans faire usage de ses organes : il a choisi le plus noble, le plus exquis de tous, pour être éternellement le prix du courage et de la vertu.
Je laisse à d’autres le soin de faire admirer les angles égaux au sommet que la lumière forme dans notre cornée, les réfractions qu’elle éprouve dans l’uvée, dans le cristallin, les tableaux qu’elle trace sur la rétine. Qu’ils célèbrent la conque de l’oreille, l’os pierreux, le tambour, le tympan et sa corde, le marteau, l’enclume et l’étrier ; et qu’après avoir examiné tous ces instruments de l’ouïe, ils ignorent profondément comme on peut entendre.
Qu’on dissèque mille cerveaux sans pouvoir jamais soupçonner par quels ressorts il s’y formera une pensée.
Je laisse Borelli (3) attribuer au cœur une force de quatre-vingt mille livres, que Keill (4) réduit à cinq onces. Je laisse Hecquet (4) faire de l’estomac un moulin, et Van-Helmont (5) un laboratoire de chimie.
Je m’arrête à considérer, avec autant de reconnaissance que d’étonnement, la multiplicité, la finesse, la force, la souplesse, la proportion des ressorts par lesquels nous avons reçu et nous donnons la vie.
Dépouillez ces organes de la chair qui les couvre et des accompagnements qui les environnent, regardez-les avec les yeux d’un anatomiste ; ils vous font horreur. Mais les deux sexes, dans la jeunesse, ne les voient qu’avec les yeux de la volupté ; ils parlent à votre imagination, ils l’embrassent, ils se gravent dans votre mémoire. Un nerf part du cerveau, il tourne auprès des yeux, de la bouche, et passe auprès du cœur ; il descend aux organes de la génération, et de là vient que les regards sont les avant-coureurs de la jouissance.
Si dans cette jouissance vous saviez ce que vous faites, si vous étiez assez malheureux pour vous occuper du prodigieux artifice de la génération, de cette mécanique admirable de leviers, de cette contraction de fibres, de cette filtration de liqueurs, vous ne pourriez consommer les vues de la nature ; vous trahiriez le grand Etre qui vous a donné les organes de la génération pour la produire et non pour la connaître. Vous lui obéissez en aveugle, et plus vous êtes ignorant, mieux vous le servez. Vous n’en savez pas plus sur le fond de ce mystère que les rossignols et les tourterelles.
Vous saurez seulement que de tout temps la vie a passé d’un corps dans un autre, et qu’ainsi elle est éternelle comme le grand Etre dont elle est émanée.
Enfin rendons grâces à l’Etre suprême qui nous a donné le plaisir. Probablement les astres n’en ont point ; un ciron à cet égard l’emporte sur cette foule de soleils qui surpassent un million de fois notre soleil en grosseur.
LE PREMIER ADORATEUR.
Mon cher frère, que le ciron et l’éléphant, la matière brute, la matière organisée, la matière en mouvement, la matière sensible, rendent d’éternels témoignages au grand Démiourgos, éternellement agissant par sa nature, et de qui tout a toujours été, comme il n’y eut jamais de soleil sans lumière. Vous l’avez remercié de ce don du sentiment que vous tenez de lui, et que vous ne pouvez vous être donné vous-même : mais vous ne l’avez pas remercié du don de la pensée. L’instinct et le sentiment sont divins sans doute. C’est par instinct que se forment tous nos premiers mouvements, et que nous sentons tous nos besoins. Mais les choses sont tellement combinées, que, si les autres animaux sont doués d’un instinct qui surpasse le nôtre, nous avons une raison qui surpasse infiniment la leur. En mille occasions fiez-vous à votre chien, même à votre cheval ; que l’Indien consulte son éléphant : mais en mathématique consultez Archimède. Dieu a donné à la matière brute la force centripète, la force centrifuge, la résistance et le ressort ; c’est là son instinct ; il est incompréhensible ; celui des animaux l’est aussi ; mais la pensée est encore plus admirable. La faculté de prédire une éclipse et d’observer la route des comètes semble, si on l’ose dire, tenir quelque chose de la puissante intelligence du grand Etre qui les a formées. C’est bien là que nous paraissons n’être qu’une émanation de lui-même.
Toute matière a ses lois invariables de mouvement ; toute espèce chez les animaux a s
don instinct, presque toujours assez uniforme et qui ne se perfectionne que jusqu’à des bornes fort étroites : mais la raison de l’homme s’élance jusqu’à la Divinité.
Il est très certain que les bêtes sont douées de la faculté de la mémoire. Un chien, un éléphant reconnaît son maître au bout de dix ans. Pour avoir cette mémoire qu’on ne peut expliquer, il faut avoir des idées qu’on ne peut pas expliquer davantage. Qui donne cette mémoire et ces idées aux animaux ? celui qui leur donne leur sang, leurs viscères, leurs mouvements, celui de qui tout émane, de qui procède tout être, et par conséquent toute manière d’être.
Plusieurs animaux ont le don de perfectionner leur instinct. Il y a des singes, des éléphants qui ont plus d’esprit que d’autres, c’est-à-dire plus de mémoire, plus d’aptitude à combiner un nombre d’idées. Nous voyons des chiens de chasse apprendre leur métier en trois mois, et devenir d’excellents chefs de meute, tandis que d’autres restent toujours dans la médiocrité. Plusieurs chevaux ont aimé et défendu leurs maîtres ; plusieurs ont été rebelles et ingrats, mais c’est le petit nombre. Un cheval bien traité, bien nourri, caressé par son maître, est beaucoup plus reconnaissant qu’un courtisan. Presque tous les quadrupèdes et les reptiles mêmes perfectionnent, en vieillissant, leur instinct jusqu’aux bornes prescrites : les fouines, les renards, les loups, en sont une preuve évidente ; un vieux loup et sa compagne font toujours mieux la guerre que les jeunes. L’ignorance et la démence peuvent seules combattre ces vérités dont nous sommes témoins tous les jours. Que ceux qui n’ont pas eu le temps et la commodité d’observer la conduite des animaux lisent l’excellent article INSTINCT (7) dans l’Encyclopédie ; ils seront convaincus de l’existence de cette faculté qui est la raison des bêtes, raison aussi inférieure à la nôtre qu’un tourne-broche l’est à l’horloge de Strasbourg ; raison bornée, mais réelle ; intelligence grossière, mais intelligence dépendante des sens comme la nôtre ; faible et incorruptible ruisseau de cette intelligence immense et incompréhensible qui a présidé à tout en tout temps.
Un Espagnol, nommé Pereira (8), qui n’avait que de l’imagination, s’en servit pour hasarder de dire que les bêtes n’étaient que des machines dépourvues de toute sensation : il fit de Dieu un joueur de marionnettes, occupé continuellement à tirer les cordons de ses personnages, à leur faire jeter les cris de la joie et de la douleur, sans qu’ils ressentissent ni douleur ni joie, à les accoupler sans amour, à les faire manger et boire sans soif et sans faim. Descartes, dans ses romans, adopta cette charlatanerie impertinente : elle eut cours chez des ignorants qui se croyaient savants.
Le cardinal de Polignac, homme de beaucoup d’esprit, et qui même montra du génie dans les détails, bon poète latin, s’il en peut être parmi les modernes, mais très peu philosophe, et ne connaissant malheureusement que les absurdes systèmes de Descartes, s’avisa d’écrire un poème contre Lucrèce (9) ; mais, bien moins poète que ce Romain, il fut aussi mauvais physicien que lui : il ne fit qu’opposer erreurs à erreurs, dans son ouvrage sec et décharné, qu’on loua beaucoup, et qu’on ne peut lire.
Il rapporte dans son poème des exemples incroyables de la sagacité des animaux, qui prouveraient une intelligence égale pour le moins à celle que la nature nous a donnée. Il met en vers, par exemple, au sixième chant, un conte qu’il avait souvent fait à la cour de France, à son retour de Pologne, et dont on s’était fort moqué. Il dit qu’un milan ayant un jour attaqué un aigle, il lui arracha une plume ; que l’aigle quelque temps après, le dépluma tout entier, et dédaigna de lui ôter la vie. Le milan, poursuit-il, médita sa vengeance pendant tout le temps que ses plumes revinrent. Enfin il trouva sur un vieux pont une ouverture par laquelle il pouvait passer son corps à toute force, mais qui devait être impraticable pour l’aigle plus gros que lui. Quand il se fut essayé à plusieurs reprises, il va défier son ennemi dans les airs ; il le trouve à point nommé : le combat s’engage ; le milan, par une retraite habile, plonge dans le trou et passe à travers ; l’aigle le poursuit avec rapidité ; la tête et le cou passent aisément, le reste du corps ne peut suivre. Il se débat pour se dégager : tandis qu’il s’épuise en efforts, le milan revole sur lui, à son aise, le déplume comme il avait été déplumé, et lui donne généreusement la vie comme l’aigle la lui avait donnée ; mais il le laisse en proie aux moqueries de tous les palatins de Pologne, témoins de ce beau combat.
Il n’y a dans les Stratagèmes de Frontin aucune ruse de guerre qui approche de celle-ci, et Scipion l’Africain ne fut jamais si magnanime. On s’attend que le cardinal de Polignac va conclure que ce milan avait une très belle âme : point du tout ; il conclut que c’est un automate sans esprit et sans aucune sensation.
C’est ainsi que le fils du grand Racine, qui hérita de son père le talent de la versification, se fait dans une épître (10) les objections les plus fortes qui prouvent du raisonnement dans les bêtes ; et il n’y répond qu’en assurant sans raisonner qu’elles sont de pure machines.
Oui, sans doute, elles sont machines, mais machines à sentiment, machines à idées, machines plus ou moins pensantes, selon qu’elles sont organisées. Il y a de grandes différences entre leurs talents, comme il en est entre les nôtres. Quel est le chien de chasse, l’orang-outang, l’éléphant bien organisé qui n’est pas supérieur à nos imbéciles que nous renfermons, à nos vieux gourmands frappés d’apoplexie, traînant les restes d’une inutile vie dans l’abrutissement d’une végétation interrompue, sans mémoire, sans idées, languissant entre quelques sensations et le néant ? Quel est l’animal qui ne soit pas cent fois au-dessus de nos enfants nouveau-nés, chez qui Dieu cependant, selon nos théologiens, infusa une âme spirituelle et immortelle, au bout de six semaines, dans l’utérus de leur mère ? Que dis-je ! quelle différence de nous-mêmes à nous-mêmes quelle distance immense entre le jeune Newton inventant le calcul de l’infini, et Newton expirant sans connaissance, sans aucune trace de ce génie qui avait pesé les mondes ! C’est la suite des lois éternelles de la nature, que Newton lui-même ne put comprendre, parce qu’il n’était pas Dieu. Adorons le grand Etre dont ces lois émanent ; remercions-le d’avoir accordé pour quelques jours à nos organes le don de la pensée qui nous élève jusqu’à lui.
Un profond philosophe (11), et qui aurait saisi la vérité s’il n’avait voulu la mêler avec les mensonges des préjugés, a dit que nous voyons tout en Dieu. Mais c’est plutôt Dieu qui voit tout en nous, qui fait tout en nous, puisqu’il est nécessairement le grand, le seul, l’éternel ouvrier de toute la nature.
Comment pensons-nous ? comment sentons-nous ? qui pourra nous le dire ? Dieu n’a pas mis (il faut le répéter sans cesse), Dieu n’a pas caché dans les plantes un être secret qui s’appelle sensation ; le cerf court, l’aigle vole, le poisson nage sans avoir besoin d’une substance inconnue, résidante en eux, qui les fasse voler, courir, et nager. Ce que nous avons nommé leur instinct est une faculté ineffable, inhérente dans eux par les lois ineffables du grand Etre. Nous avons de même une faculté ineffable dans l’entendement humain : mais il n’y a point d’être réel qui soit l’entendement humain ; il n’en est point qui s’appelle la volonté. L’homme raisonne, l’homme désire, l’homme veut ; mais ses volontés, ses désirs, ses raisonnements ne sont point des substances à part. Le grand défaut de l’école platonicienne, et ensuite de toutes nos écoles, fut de prendre des mots pour des choses : ne tombons point dans cette erreur.
Nous sommes tantôt pensants, tantôt ne pensant pas, comme tantôt éveillés, tantôt dormants, tantôt excités par des désirs involontaires, tantôt plongés dans une apathie passagère ; esclaves, dès notre enfance jusqu’à la mort, de tout ce qui nous environne ; ne pouvant rien par nous seuls, recevant toutes nos idées sans pouvoir jamais prévoir celles que nous aurons l’instant suivant ; et toujours sous la main du grand Etre qui agit dans toute la nature par des voies aussi incompréhensibles que lui-même.
1 – Voyez plus haut, sur Rochester, les Lettres anglaises. (G.A.)
2 – Comme les catholiques. (G.A.)
3 – Physiologiste, né en 1608, mort en 1679. Auteur de l’ouvrage intitulé : De motu animalium, 1680. (G.A.)
4 – Frère du célèbre mathématicien Jean Keill. (G.A.)
5 – Médecin, né en 1661, mort en 1737, auteur De la digestion et des maladies de l’estomac. C’est lui que Le Sage a désigné sous le nom du docteur Sangrado. (G.A.)
6 – Né en 1577, mort en 1644. Il admettait deux principes vitaux dont l’un avait son siège dans l’estomac et l’autre dans la rate. (G.A.)
7 – Par Diderot. (G.A.)
8 – Gomès Pereira, auteur de Antoniana Margarita, opus physicis, medicis ac thelogis non minus utile quam necessarium, 1554. (G.A.)
9 – Anti-Lucretius, sive de Deo et naturâ, libri IX, publié en 1745, c’est-à-dire après la mort de l’auteur (1741). Voltaire avait connu ce cardinal diplomate. (G.A.)
10 – Sur l’âme des bêtes. (G.A.)
11 – Malebranche. Voyez le Tout en Dieu. (G.A.)