DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Les adorateurs - Partie 3
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LES ADORATEURS,
ou
LES LOUANGES DE DIEU.
- Partie 3 -
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LE SECOND ADORATEUR.
Je l’adore avec vous ; je reconnais en lui la cause, la fin, l’enveloppe, et le centre de toutes choses ; mais je crains, en parlant, de lui faire quelque offense, si pourtant le fini peut outrager l’infini, si un être misérable qui est à peine un mode de l’Etre, un embryon né entre de l’urine et des excréments, excrément lui-même formé pour engraisser la fange dont il sort, peut faire une injure à l’Etre éternel.
Je vois en tremblant, en l’adorant, en l’aimant comme l’auteur éternel de tout ce qui fut et de tout ce qui sera, que nous le faisons auteur du mal. Je considère avec douleur que toutes les sectes qui ont admis comme nous un seul Dieu, sont tombées dans ce piège où je crains que ma raison ne soit prise. Leurs prétendus sages ont répondu que Dieu ne fait point le mal, mais qu’il le permet. J’aimerais autant qu’on me dît, lorsque les rayons du soleil trop ardents ont aveuglé un enfant, que ce n’est pas le soleil qui lui a fait ce mal, mais qu’il a permis que ses rayons lui crevassent les yeux.
Je vous disais tout à l’heure que j’étais pénétré de reconnaissance et de joie ; mais d’autres idées s’étant présentées nécessairement à moi, comme il arrive à tous les hommes, mes remerciements sont suivis de mes murmures involontaires ; j’éclate en gémissements et j me dissous en larmes, comme un enfant qui passe en un moment du rire à la plainte entre les bras de sa nourrice.
Toute l’antiquité admira et pleura comme moi. Elle rechercha la cause des imperfections du monde avec autant d’empressement que de désespoir. Les Grecs imaginèrent des titans, enfants du ciel et de la terre, qui demandèrent à Jupiter leur part du bien de leurs père et mère et firent la guerre aux dieux. Les autres inventèrent la belle fable de Pandore. D’autres (plus philosophes peut-être, en paraissant ne l’être pas) mirent Jupiter entre deux tonneaux, versant le bien goutte à goutte et le mal à plein canal. On imagina des androgynes qui, possédant les deux sexes à la fois, devinrent fort insolents, et furent, pour leur châtiment, séparés en deux. Les Indiens écrivirent dans leur Shasta, qui subsiste depuis cinq mille ans dans la langue du Hanscrit entre les mains des brames, que des anges, des génies se révoltèrent dans le ciel contre Dieu. Les Syriens disaient que notre planète n’était pas faite originairement pour être habitée par des gens raisonnables ; mais que parmi les citoyens du ciel il se trouva deux gourmands, mari et femme, qui s’avisèrent de manger une galette. Pressés ensuite d’un besoin qui est la suite de la gourmandise, ils demandèrent à un des principaux domestiques de l’empyrée où était la garde-robe. Celui-ci leur répondit : Voyez-vous la terre, ce petit globe qui est à mille millions de lieues ? c’est là qu’est le privé de l’univers. Ils y allèrent, et Dieu les y laissa pour les punir.
Quelques autres Asiatiques rapportent que Dieu, ayant formé l’homme, lui donna la recette de l’immortalité bien écrite sur du beau vélin ; l’homme en chargea son âne avec d’autres petits meubles et se mit à courir le monde. Chemin faisant, l’âne rencontra le serpent, et lui demanda s’il n’y avait pas dans les environs quelque fontaine où il pût boire ; le serpent le conduisit avec courtoisie ; mais, tandis que l’âne buvait, et que l’homme était éloigné, le serpent vola la recette ; il y lut le secret de changer de peau, ce qui le rendit immortel, selon l’idée commune de l’Asie. L’homme garda sa peau, et fut sujet à la mort.
Les Egyptiens, et surtout les Persans, reconnurent un Dieu diable, ennemi du Dieu favorable, un Typhon, un Arimane, un Satan un mauvais principe qui se plaisait à gâter tout ce que le bon principe faisait de bien. Cette idée était prise de ce qui se passait tous les jours chez les pauvres humains. Nous sommes presque toujours en guerre. Le chef d’une nation ruine tant qu’il peut tout ce que le chef de la nation opposée a pu faire d’utile. Laomédon bâtit une belle ville, Agamemnon la détruit ; c’est l’histoire du genre humain. Les hommes ont toujours transporté dans le ciel toutes les sottises de la terre, soit sottises atroces, soit sottises ridicules. La doctrine de Zoroastre et celle de Manès ne sont au fond que l’idée de certains peuples de l’Amérique, qui, pour expliquer la cause de la pluie, prétendaient qu’il y avait là-haut un petit garçon et une petite fille, frère et sœur, que le frère cassait quelquefois la cruche de sa petite sœur, et qu’alors on avait des pluies et des tempêtes.
Voilà toute la théologie du manichéisme ; et tous les systèmes sur lesquels on a tant disputé ne valent pas mieux.
Pardonnons aux hommes accablés de misères et de chagrins, d’avoir justifié si mal la Providence dans les bons moments où quelque relâche dans leurs peines leur laissait la liberté de penser. Pardonnons-leur d’avoir supposé un grand Etre malfaisant, éternel ennemi d’un grand Etre favorable. Qui peut n’être pas effrayé quand il considère que la terre entière n’est que l’empire de la destruction ? La génération, la vie des animaux, sont l’ouvrage d’une main si puissante et si industrieuse, que la puissance de tous les rois et le génie de cent mille Archimèdes ne pourraient pas dans toute l’éternité fabriquer l’aile d’une mouche. Mais à quoi sert tout cet artifice divin qui brille dans la structure de ces milliards d’êtres sensibles ? à les faire tous dévorer les uns par les autres. Certes, si un homme (1) avait fait un automate admirable marchant de lui-même et jouant de la flûte, et qu’il le brisât le moment d’après, nous le prendrions pour un grand génie devenu fou furieux.
Le globe est couvert de chefs-d’œuvre, mais de victimes ; ce n’est qu’un vaste champ de carnage et d’infection. Toute espèce est impitoyablement poursuivie, déchirée, mangée sur la terre, dans l’air, et dans les eaux. L’homme est plus malheureux que tous les animaux ensemble ; il est continuellement en proie à deux fléaux que les animaux ignorent, l’inquiétude et l’ennui, qui ne sont que le dégoût de soi-même. Il aime la vie, et il sait qu’il mourra. S’il est né pour goûter quelques plaisirs passagers dont il loue la Providence, il est né pour des souffrances sans nombre et pour être mangé des vers ; il le sait, et les animaux ne le savent pas. Cette idée funeste le tourmente ; il consume l’instant de sa détestable existence à faire le malheur de ses semblables, à les égorger lâchement pour un vil salaire, à tromper et à être trompé, à piller et à être pillé, à servir pour commander, à se repentir sans cesse. Exceptez-en quelques sages, la foule des hommes n’est qu’un assemblage horrible de criminels infortunés, et le globe ne contient que des cadavres. Je tremble, encore une fois, d’avoir à me plaindre de l’Etre des êtres en portant une vue attentive sur cet épouvantable tableau. Je voudrais n’être pas né.
LE PREMIER ADORATEUR.
Mon frère, puisque vous aimez Dieu, puisque vous êtes vertueux, loin de maudire votre naissance, bénissez-là. Vous avez commencé par remercier, finissez de même. Vivez pour servir l’Etre des êtres et les créatures. Tous ceux qui ont inventé des fables pour expliquer l’origine du mal et de la prétendue dégradation de l’homme, ont rendu Dieu ridicule : rendez-le respectable.
Souvenez-vous que les effets d’une cause nécessaire sont nécessaires aussi. C’est l’opinion de tous les sages, elle produit une vertu consolante, la résignation (2). Grâce à la résignation, la faiblesse de l’innocence opprimée par les tyrans goûte quelque paix dans l’exil et dans les chaînes. C’est par la résignation que l’homme se soutient contre l’invincible nécessité qui le presse. Tout émane sans doute du grand Etre : la justice, la bienfaisance, la tolérance, en émanent donc aussi.
Soyons justes, bienfaisants, tolérants, puisque c’est la destinée des sages et la nôtre ; laissons les imbéciles perdre leurs jours sans penser, et les fripons penser à persécuter les âmes honnêtes. Résignons-nous quand nous voyons un petit homme (3) né dans la fange, pétri de tout l’orgueil de la sottise, de toute l’avarice attachée à son éducation de toute l’ignorance de son école, vouloir dominer insolemment, prétendre faire respecter par les autres têtes toutes les chimères de la sienne, calomnier avec bassesse, et chercher à persécuter avec cruauté. Cet amas de turpitudes est dans sa nature, comme la soif du sang est dans la fouine, et la gravitation dans la matière.
D’ailleurs toute consolation nous est-elle interdite ? N’est-il pas possible qu’il y ait dans nous quelque principe indestructible qui renaîtra dans l’ordre des choses ? Rien n’est sorti du néant, rien n’y rentre : omnia mutantur, nihil interit. S’il était nécessaire qu’un peu de pensée fût pour quelques moments, je ne sais comment, dans un corps de cinq pieds et demi, organisé comme nous le sommes, pourquoi ce don de la pensée ne sera-t-il pas accordé à un des atomes qui a été le principal et l’invisible organe de cette machine ? Ajoutons à nos vertus celle de l’espérance ; souffrons dans cette courte vie les tyranniques bêtises que nous ne pouvons empêcher ; tâchons seulement de ne point dire de bêtise sur le grand Etre.
LE SECOND ADORATEUR.
Oui, frère, je me résigne ; il le faut bien. J’espère autant que je puis, et je vous réponds que je ne déshonorerai pas ma raison par les chimères que tant de charlatans ont débitées sur le grand Etre.
Vous savez qu’avant mon retour de Pondichéry avec le jésuite Lavaur (4), qui avait onze cent mille francs dans son portefeuille en lettres de change et en diamants, je connus beaucoup de guèbres et de brames. Ces guèbres ou parsis sont d’une antiquité très reculée, devant laquelle nous ne sommes que d’hier ; mais plus un peuple est ancien, plus il a d’anciennes sottises. Je fus confondu quand les mages guèbres me dirent qu’il avait plu à l’Etre nécessaire, éternellement agissant, de ne former les mondes que depuis quatre cent cinquante mille années, et qu’il les avait formés en six gahambârs, en six temps. Les pauvres mages ! ils font de Dieu un homme, un ouvrier qui demande six semaines pour faire son ouvrage, et qui se donne ce qu’on appelle du bon temps la septième semaine.
Si vous saviez quels contes de vieille ces rêveurs ajoutent à leurs six gahambârs, vous en auriez pitié. La fable du serpent qui vola la recette de l’immortalité à l’âne n’est pas comparable à celle des parsis. On y voit des serpents et des ânes qui jouent des rôles fort comiques. Le grand Etre, l’Etre nécessaire, éternel, infini, se promène tous les jours à midi sous des palmiers : il forme une espèce de Pandore, qu’il pétrit d’un morceau de chair tiré de la substance d’un homme : cet homme s’appelait Misha, et sa femme Mishana (5).
Près d’une fontaine dont les eaux s’étendent de tous les côtés jusqu’au bout du monde, on voit un arbre qui enseigne le passé, le présent et le futur, et qui donne des leçons de morale et de physique. Les arbres de Dodone ne sont rien auprès. Tout est prodige dans les temps antiques de tous les peuples : rien n’est jamais chez eux accordée à la nature, parce qu’ils ne la connaissaient pas. On ne voit aucun historien sage qui raconte les siècles passés ; mais on voit partout des sorciers qui racontent l’avenir. Parmi tous ces sorciers il n’y en a pas un qui vive comme les autres hommes. Celui-là se met un bât sur le dos, et court tout nu dans les rues de la capitale : celui-ci mange des excréments sur son pain ; cet autre est enlevé par les cheveux au milieu des airs ; un quatrième se promène sur la moyenne région dans un char de feu tiré par quatre chevaux de feu. Hercule est englouti dans le ventre d’un poisson : il y reste trois jours, mais il y fait très bonne chère ; car il fait griller le foie du poisson, et le mange ; de là il court au détroit de Gibraltar, il le passe dans son gobelet (6).
Bacchus avec sa verge va conquérir les Indes ; il change sa verge en serpent, et rechange le serpent en verge ; il passe la mer des Indes à pied sec, arrête le soleil et la lune, et fait cent tours de cette force. Voilà l’histoire ancienne.
Toutes ces inepties font rire ; mais voici ce qui fait verser des larmes.
Les charlatans qui montèrent sur des tréteaux les jours de foire, pour divertir la canaille par ces contes, ne se contentèrent pas de la rétribution volontaire qui leur en revenait, ils crièrent : « Nous attestons les dieux immortels qui habitent sur le sommet de l’Olympe et de l’Atlas, nous jurons par le grand Démiourgos, le grand Zeus, leur père et leur maître, que nous vous avons annoncé la vérité pure ; nous sommes les ambassadeurs du ciel, payez-nous notre voyage. Les deux tiers de vos biens sont à nous de droit divin, et l’autre de droit humain. Nous avons la condescendance de vous laisser jouir de ce dernier tiers, mais à la condition que les rois tiendront la bride de notre cheval, et l’arçon de notre selle quand nous viendrons vous visiter ; qu’ils mettront leurs diadèmes à nos pieds ; qu’ils croiront fermement que nous sommes infaillibles ; et, pour les récompenser de leur foi, non-seulement nous leur concédons la dignité de notre porte-coton quand nous irons à la selle, mais nous voulons bien, par grâce spéciale, leur faire distribuer nos matières, qu’ils porteront pendues à leur cou respectueusement. Ainsi Dieu leur soit en aide (7). »
Si quelqu’un ose jamais disputer, même avec la plus grande retenue, sur les dimensions de la tasse d’Hercule, dans laquelle il navigua d’une de ses colonnes à l’autre ; s’il ose demander comment Hercule fut avalé par un poisson, et comment il trouva un gril dans son ventre pour faire cuire le foie de l’animal, il sera pendu sur-le-champ.
Celui qui doutera que Deucalion et Pyrrha, s’étant troussés, aient jeté entre leurs jambes des pierres qui furent changées en hommes, sera lapidé, comme de raison, par nos théologiens ; et le maçon béni de notre temple, qui a un cœur de roche…, jettera la première pierre.
Si quelqu’un est assez insolent pour réciter une chanson sur Cybèle, la mère de Zeus, ou Vénus sa fille, on lui arrachera la langue avec des tenailles (8), on lui coupera la main, on lui fendra la poitrine, dont on tirera le cœur palpitant pour lui en battre les joues ; on jettera son cœur, sa main, sa langue, et son corps dans les flammes, pour la consolation des fidèles, pour la plus grande gloire de Dieu, qui est très glorieux, et qui aime passionnément à voir un cœur sanglant dont on donne des soufflets sur les joues du propriétaire.
Quand ceux qui viendront rectifier quelques points de votre doctrine seront en grand nombre, faites vite une Saint-Barthélemy ; c’est le moyen le plus sûr pour éclaircir la foule… Que vos grands stolifères n’aient jamais moins de dix talents d’or de rente, et que les très grands stolifères n’en aient jamais moins de mille…Qu’on dépeuple la terre et les mers pour leurs tables somptueuses, tandis que le pauvre mange du pain noir à leurs portes. C’est ainsi qu’il convient de servir l’Etre des êtres.
LE PREMIER ADORATEUR.
Mon cher frère, je ne vous ai point nié qu’il n’y eût de grands maux sur notre globe ; il y en a, sans doute ; nous sommes dans un orage, sauve qui peut : mais, encore une fois, espérons de beaux jours. Où, et quand ? je n’en sais rien ; mais si tout est nécessaire, il l’est que le grand Etre ait de la bonté. La boite de Pandore est la plus belle fable de l’antiquité, l’espérance était au fond. Vous voudriez quelque chose de plus positif. Si vous en connaissez, daignez me l’apprendre.
1 – Voltaire songe ici à Vaucanson. (G.A.)
2 – C’est là le dernier mot de la philosophie de Voltaire. (G.A.)
3 – Jean-Jacques Rousseau. (G.A.)
4 – Voyez les Fragments sur l’Inde, articles XIII et XIX. (G.A.)
5 – Ce sont les premiers hommes, selon Zoroastre ; comme, suivant Sanchoniathon, ce sont Protogenos et Genos, ou du moins des créatures que le traducteur grec nomme ainsi. Chez les Indiens, ce sont Adimo et Procriti ; chez les Grecs, Prométhée, Epiméthée, et Pandore ; chez les Chinois, Puoncu, etc.
6 – Voyez Lycophron.
7 – Voyez toutes les relations concernant le grand lama. – Voyez aussi l’article PRÊTRES, PRÊTRES PAÏENS, dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
8 – Allusion à l’affaire du chevalier de La Barre. (G.A.)