CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 21
Photo de PAPAPOUSS
à M. Hennin.
Samedi au soir.
Il faut vite dépêcher le domestique de notre cher résident. Madame Denis lui fera demain les honneurs de Ferney. On lui conseille de se crever à dîner ; car nous n’avons, Dieu merci, ni cuisinier, ni cuisinière ; mais cela ne fait rien.
Allez, allez ; comptez que ma Catau (1) a tout ce qu’il lui faut. Ne la plaignez point ; mais daignez plaindre un peu les pauvres malades.
Je recevrai votre voyageur comme je pourrai ; il me pardonnera.
1 – Catherine II. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
22 Juillet 1770.
Mon cher ange, il y a longtemps que je ne vous ai écrit ; la raison en est qu’étant très malade, quoi qu’on die, et ayant une assez nombreuse colonie à conduire, ma tête, qui n’est pas plus grosse que celle d’un lapin, m’a un peu tourné. Il faut digérer et avoir une grosse tête pour bâtir des maisons et des comédies, et pour diriger les têtes des autres.
Je suis donc très malade, vous dis-je, malgré les calomnies de Pigalle, qui répand partout que je me porte bien.
Je vous avertis qu’il faudrait jouer le Dépositaire avant qu’on piloriât saint Grizel et saint Billard ; car, quand ils seront piloriés, la pitié succèdera dans les cœurs à l’indignation, et ce qui aurait été plaisant pourra passer pour cruel mais, comme messieurs du clergé, que Grizel confessait, ne se sépareront pas sitôt, je laisse le tout à votre prudence, et je vous enverrai, quand il vous plaira, le Dépositaire de l’abbé de Châteauneuf, et la Sophonisbe de M. Lantin, pour mettre avec l’Ecossaise de M. Jérôme Carré.
Il me paraît que vos ambassadeurs ne font pas grand cas de nos montres de Ferney ; cependant je compte qu’il y en aura une incessamment avec le portrait du comte d’Aranda, qu’il faudra bien que M. l’ambassadeur d’Espagne prenne.
J’ai reçu de mon mieux le prince Pignatelli, son fils, malgré mes maux, ma misère, et ma colonie.
Le beau-frère de Fréron me persécute toujours pour lui faire avoir justice ; mais je ne sais ce que c’est que son affaire. Ce beau-frère me paraît un bavard ; et d’ailleurs on dit qu’il suffit d’être allié de Fréron pour ne valoir pas grand’chose.
Lekain nous a envoyé trois grandes lettres pour avoir deux copies de mon visage en plâtre, je lui réponds par un petit billet, que je vous prie de lui faire tenir ; on n’a pas de visage de plâtre si aisément qu’il le pense.
Je ne sais, mon cher ange, si vous êtes à Paris ou à Compiègne. Supposé que ce soit à Compiègne, je vous supplie de communiquer à M. le duc de Choiseul mon étonnement, dont je ne suis pas encore revenu. J’avais pris la liberté d’envoyer sous son enveloppe, en Espagne, une caisse des ouvrages de ma manufacture. Il daigna se charger de la faire passer par la poste à Bordeaux, et de l’adresser à un patron de vaisseau pour la rendre à Cadix ; et voici qu’il m’envoie lui-même le reçu du patron : mon protecteur devient mon commissionnaire. Mons de Louvois n’aurait pas fait de ces choses-là ; aussi je l’aime autant que je hais mons de Louvois.
Il a fait encore bien pis ; il a acheté de nos montres pour le compte du roi. Nos émigrants l’adorent et j’en fais tout autant. Il fera de notre petit pays, jusqu’à présent inconnu, un pays charmant. Mais que dites-vous de moi, qui risque de me ruiner pour établir chez moi des familles génevoises ? L’ingénieur du roi de Narsingue (1) n’y faisait œuvre. Je sens bien que cela est un peu ridicule à mon âge et avec mes maladies.
Un octogénaire plantait.
Passe encor de bâtir ; mais planter à cet âge !
LA FONT., liv. XI, fab. VIII.
A quelque âge que ce soit, radoteur ou non, je serai tendrement attaché à mes deux anges jusqu’au dernier moment de ma drôle de vie.
Madame Denis se joint à moi pour vous dire les mêmes choses. Ce n’est pas qu’elle radote comme moi, elle n’en est pas là, mais elle vous aime comme moi.
1 – Maupertuis. (G.A.)
à M. ***.
22 Juillet 1770.
J’ai reçu, mon cher correspondant, les anecdotes manuscrites. Il y en a plusieurs que j’avais déjà dans mes paperasses, et dont je n’ai point fait usage dans l’Histoire de la Russie, parce qu’elles étaient fort suspectes, et très contraires aux mémoires que l’impératrice Elisabeth m’avait fait remettre. Il y en a quelques-unes dans votre manuscrit qu’il faudra beaucoup adoucir, car assurément je ne veux pas déplaire à ma Catherine, qui venge l’Europe de l’insolence des Turcs.
Je voudrais qu’on vengeât le public d’un Fréron. On me mande que tout le fond (1) de ce qu’on dit de lui est vrai. Si cela est, il faut donc le pilorier avec saint Billard et saint Grizel. Vous me feriez plaisir de m’instruire de tout ce que Thieriot a pu omettre, car je suis très curieux.
Je tâcherai, mon cher correspondant, de vous avoir le meilleur parti possible de nos historiettes russes, et de tout ce que vous m’enverrez. Je suis à vous sans réserve. Je vous prie de m’envoyer la demeure de Jean-Jacques Rousseau.
1 – Anecdotes sur Fréron. (G.A.)
à Madame Necker.
Ferney, 23 Juillet 1770 (1).
Madame, c’est à vous que je dois tout ; c’est vous qui avez honoré la fin de ma vie, et qui m’avez consolé de toutes les tribulations attachées à la littérature, que j’ai éprouvées pendant cinquante ans. Mon cœur est plein, et mon seul chagrin, est de ne pas vous l’ouvrir. Je dois au moins vous consacrer le peu de jours qui me restent, et sur lesquels vous avez répandu des faveurs que je ne mérite pas.
Je suis bien fâché que vous n’ayez pas acheté une terre dans nos cantons ; vous ne saviez pas alors ce qui était réservé au petit pays de Gex. Il va devenir, grâce à M. de Choiseul, un des plus florissants de l’Europe, et toutes les terres y doubleront de prix dans très peu d’années. Mais la fortune arrange toutes choses de façon que les hommes n’y entendent rien, et ne peuvent rien prévoir.
M. Dupuits, mon gendre, a cru devoir prendre la liberté de s’adresser à M. Necker pour un petit arrangement attendu que M. Necker est aussi bienfaisant que vous. Il me permettra de joindre ici ma reconnaissance de la peine qu’il voudra bien prendre pour celui qui a ranimé le sang de Corneille.
Pour vous, madame, je vous en dois bien davantage. Soyez bien sûre que mon cœur s’acquitte de sa dette, et qu’il vous appartiendra, tant qu’il battra dans la très sèche poitrine de votre très humble et très obéissant serviteur. Le vieux malade de Ferney.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Fontanelle.
23 Juillet 1770.
Votre lettre, monsieur, réjouit un vieux malade. Je vois que vous aimez la vérité et la liberté, deux choses excellentes qui ont trouvé jusqu’ici peu d’asile chez les hommes. Vous en jouissez sous la protection d’un prince (1), ce qui est encore plus rare.
Je crois que votre journal (2) se distinguera de la foule de tous ceux dont l’Europe est remplie. Tous vos extraits m’ont paru très bien faits. On vous aura déjà dit probablement qu’en changeant une lettre à votre nom, on pourra vous prendre pour celui qui faisait si bien les extraits de l’Académie des sciences.
On ne peut être plus sensible que je le suis aux faveurs que vous me faites. J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime que vous méritez, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
1 – Le prince de Deux-Ponts. (G.A.)
2 – Gazette universelle de politique et de littérature. (G.A.)
à M. le comte de Rochefort.
Ferney, 23 Juillet (1).
Il faut que notre chef de brigade nous croie de terribles buveurs ! car je ne soupçonne que lui de nous avoir envoyé encore du vin de Champagne. Il faut qu’il le vienne boire avec madame Dixneufans, sans quoi ce vin ressemblerait aux anciennes libations qu’on faisait aux morts.
Le pauvre ermite est dans un état pitoyable, quoi qu’en dise Pigalle, devant qui il s’est efforcé de paraître oublier tous ses maux. Non-seulement il ne peut plus boire, mais il ne peut presque plus manger. Il se met aux pieds de madame Dixneufans. Il y a l’infini entre elle et lui.
Je finis par établir à Ferney une petite colonie d’émigrants de Genève et autres lieux ; M. le duc de Choiseul la protège de toutes ses forces. Nous faisons des montres excellentes. Paris les tire toutes de Genève, et nous les donnons à un grand tiers meilleur marché qu’à Paris. Quand vous en voudrez pour vos amis, adressez-vous à votre serviteur, avant qu’il rende son existence aux quatre éléments, supposé qu’il y ait quatre éléments. En attendant, il vous embrasse de tout son cœur, et se met aux pieds de madame Dixneufans.
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Colini.
Ferney, 25 Juillet 1770.
Mon cher ami, j’ai tort je tombai malade il y a trois mois, quand j’allais vous écrire. Ma maladie fut un peu longue, je fis comme le cardinal Dubois, qui ayant beaucoup de lettres à répondre, les brûla, et dit : « Me voilà au courant. »
Il y a des débiteurs qui n’osent pas paraître devant leurs créanciers ; mais moi, je vous avoue ma dette, et je vous la paie de tout mon cœur, en disant que je vous aimerai jusqu’au dernier moment de ma vie. Ma santé n’est guère meilleure à présent. Je suis né faible, et je suis bien vieux.
Adieu, mon cher ami, je vous souhaite tout le bonheur que vous méritez.
à M. Thieriot.
26 Juillet 1770 (1).
Mon ancien ami, il faut absolument rendre gloire à la vérité, constater les faits énoncés dans cet écrit (2), qui me paraissent tous très vraisemblables, et faire connaître un scélérat ; oportet cognosci malos.
La Ninon de l’abbé de Châteauneuf (3) est dans son cadre ; il faut attendre que l’assemblée du Sanhédrin (4) soit finie. Sur ce je vous embrasse.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Les Anecdotes sur Fréron. (G.A.)
3 – Le Dépositaire. (G.A.)
4 – L’assemblée du clergé. (G.A.)
à M. de La Harpe.
27 Juillet 1770.
Suétone ne voit-il pas que l’ami Lantin a voulu rire quand il a exhorté les jeunes gens à rapetasser les détestables pièces, et les détestables sujets du raisonneur ampoulé (1), qui ne fut jamais tragique que dans trois ou quatre scènes, quand il fit un petit voyage en Espagne ?
L’ami Lantin ne s’est amusé à ressemeler Sophonisbe que pour montrer qu’il y avait du tragique avant le raisonneur. Le cinquième acte de Mairet avait un très grand fond de tragique ; mais on ne pouvait pas faire grand’chose de Massinisse ; il en a fallu faire un jeune imprudent qui se laisse prendre comme un sot. Non est hic vis tragica.
Dans tout ce qui se passe aujourd’hui en France, il y a comica, mais non pas vis.
J’attends Suétone l’anecdotier ; et je me doute bien que l’esprit mâle et judicieux qui l’a traduit et commenté aura pesé toutes ces anecdotes dans la balance de la raison.
On va jouer la Religieuse à Lyon ; cela vaut mieux sans doute que vingt-quatre pièces du raisonneur, et cependant…Oh ! qu’il fait bon venir à propos !
1 – Pierre Corneille. (G.A.)