CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 20
Photo de PAPAPOUSS
à M. le baron Grimm.
De Ferney, le 19 Juillet 1770.
Mon cher prophète, M. Pigalle, quoique le meilleur homme du monde, me calomnie étrangement ; il va disant que je me porte bien, et que je suis gras comme un moine. Je m’efforçais d’être gai devant lui, et d’enfler les muscles buccinateurs (1) pour lui faire ma cour.
Jean-Jacques est plus enflé que moi, mais c’est d’amour-propre. Il a eu soin qu’on mît, dans plusieurs gazettes, qu’il a souscrit, pour cette statue, deux louis d’or ; mes parents et mes amis prétendent qu’on ne doit point accepter son offrande.
Je vous prie de me dire si vous avez lu le Système de la Nature, et si on le trouve à Paris. Il y a des chapitres qui me paraissent bien faits, d’autres qui me semblent bien longs, et quelques-uns que je ne crois pas assez méthodiques. Si l’ouvrage eût été plus serré, il aurait fait un effet terrible mais, tel qu’il est, il en fait beaucoup. Il est bien plus éloquent que Spinosa ; mais Spinosa a un grand avantage sur lui, c’est qu’il admet une intelligence dans la nature, à l’exemple de toute l’antiquité, et que notre homme suppose que l’intelligence est un effet du mouvement et des combinaisons de la matière, ce qui n’est pas trop compréhensible. J’ai une grande curiosité de savoir ce qu’on en pense à Paris ; vous, qui êtes prophète, vous en pourrez dire des nouvelles mieux que personne
Ne m’oubliez pas auprès de ma philosophe et de vos amis.
1 – Pigalle racontait à Paris que Voltaire s’était amusé à souffler des pois. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 11 Juillet 1770.
Monseigneur, j’ai reçu, comme j’ai pu, dans mon misérable état, M. le prince Pignatelli, mais avec tout le respect que j’ai pour son nom, et avec l’extrême sensibilité que son mérite m’a inspirée.
Je vous avoue que je suis flatté de ma statue posée au pied de la vôtre, plus que mademoiselle Lemaure (1) ne l’était d’être dans le carrosse de madame la dauphine. Le carrosse et les chevaux ne sont plus ; votre statue durera, et votre gloire encore davantage. Vous me pousserez à la postérité.
Mon héros, en me caressant d’une main, m’égratigne un peu de l’autre, selon sa louable coutume. Voici ce que je réponds à ces belles invectives contre la philosophie, à laquelle il vous plaît de déclarer la guerre par passe-temps. Lisez, je vous prie, cette page que je détache d’une feuille d’une Encyclopédie de ma façon ; elle m’est apportée dans le moment ; c’est le commencement d’un article où l’on réfute une partie des extravagances absurdes de Jean-Jacques. Je déteste l’insolence d’une telle philosophie autant que vous la méprisez. Le système de l’égalité m’a toujours paru d’ailleurs l’orgueil d’un fou. Il n’en est pas de même de la tolérance. Non seulement les philosophes qui méritent votre suffrage l’ont annoncée, mais ils l’ont inspirée au trois quarts de l’Europe entière. Ils ont détruit la superstition jusque dans l’Italie et dans l’Espagne. Elle est si bien détruite, que dans mon hameau, où j’ai reçu plus de cent Génevois avec leurs familles, on ne s’aperçoit pas qu’il y ait deux religions. J’ai une colonie entière d’excellents artistes en horlogerie ; j’ai des peintres en émail. Le roi a acheté plusieurs montres de ma manufacture. Cet établissement fait venir en foule des marchands de toute espèce. Je bâtis des maisons, je vivifie un désert. Si j’avais été assez heureux pour en faire autant dans les landes de Bordeaux, je suis sûr que vous m’en sauriez gré, et que vous appelleriez mes efforts du nom de véritable philosophie. Il était digne de vous de vous déclarer le protecteur des philosophes plutôt que celui de Palissot. Vous savez qu’ils ont un grand parti, et qu’on ambitionne leur suffrage. Je n’ai plus qu’un désir, c’est celui de vous renouveler mes très tendres hommages, de vous entretenir, de vous ouvrir mon cœur, de vous faire voir qu’il n’est pas indigne de vos bontés. Il est vrai que la vie de Paris me tuerait en huit jours. Il y a plus d’un an que je suis en robe de chambre. J’ai bientôt soixante-dix-sept ans ; je suis très affaibli ; mais je donnerais ma vie pour passer quelques jours auprès de vous, dès que ma colonie n’aura plus besoin de moi.
Il est plaisant qu’un garçon horloger (2), avec un décret de prise de corps, soit à Paris, et que je n’y sois pas.
Votre Paris est plein de tracasseries, tandis que celles de Catherine II vont à exterminer l’empire des Turcs. Croyez qu’elle est bien loin d’être dans la situation équivoque où de fausses nouvelles la représentent. Elle a fait deux légions de Spartiates qui ont le courage des héros de la guerre de Troie. Elle peut dans deux mois être maîtresse de la Grèce et de la Macédoine ; et, à moins d’un revers qui n’est pas vraisemblable, vous verrez une grande révolution. Songez que cette même impératrice, dans son code qu’elle a daigné m’envoyer écrit de sa main, a établi la tolérance universelle pour la première de ses lois.
Je vous demande la vôtre. Vous savez si mon cœur est à vous, et quel est mon respect, ma passion, mon idolâtrie pour mon héros.
1 – Actrice de l’Opéra devenue dévote. (G.A.)
2 – Jean-Jacques Rousseau. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
11 Juillet 1770.
Je vous ai parlé plus d’une fois à cœur ouvert, madame ; il est actuellement fendu en deux, et je vous envoie les deux moitiés dans cette lettre.
L’Envie et la Médisance sont deux nymphes immortelles. Ces demoiselles ont répandu que certains philosophes, que vous n’aimez pas, avaient imaginé de me dresser une statue, comme à leur député ; que ce n’était pas les belles-lettres qu’on voulait encourager, mais qu’on voulait se servir de mon nom et de mon visage pour ériger un monument à la liberté de penser. Cette idée, dans laquelle il y a du plaisant, peut me faire tort auprès du roi. On m’assure même que vous avez pensé comme moi, et que vous l’avez dit à une de vos amies. Cette pauvre philosophie est un peu persécutée. Vous savez que le gros recueil de l’Encyclopédie est prisonnier d’Etat à la Bastille avec saint Billard et saint Grizel ; cela est de fort mauvais augure.
Je me trouve actuellement dans une situation où j’ai le plus grand besoin des bontés du roi. Je ne sais si vous savez que j’ai recueilli chez moi une centaine d’émigrants de Genève, que je leur bâtis des maisons, que j’établis une manufacture de montres ; et, si le roi ne nous accorde pas des privilèges qui nous sont absolument nécessaires, je cours risque d’être entièrement ruiné, surtout après les distinctions dont M. l’abbé Terray m’a honoré.
Il est donc très expédient qu’on n’aille point dire au roi, en plaisantant, à souper : Les encyclopédistes font sculpter leur patriarche. Cette raillerie, qui pourrait être trop bien reçue, me porterait un grand préjudice. Je pourrais offrir ma protection en Sibérie et au Kamtschatka ; mais en France, j’ai besoin de la protection de bien des gens, et même de celle du roi. Il ne faut donc pas que ma statue de marbre m’écrase. Je me flatte que les noms de M. et de madame de Choiseul seront ma sauvegarde.
J’aurai l’honneur de vous envoyer, madame, les articles de la petite Encyclopédie que je croirai pouvoir vous amuser un peu ; car il ne s’agit à nos âges que de passer le temps, et de glisser sur la surface des choses. On doit avoir fait ses provisions un peu avant l’hiver ; et quand il est venu, il faut se chauffer doucement au coin du feu qu’on a préparé.
Adieu, madame ; jouissez du peu que la nature nous laisse. Soumettons-nous à la nécessité qui gouverne toutes choses. Homère avoue que Jupiter obéissait au destin ; il faut bien que nos imaginations lui obéissent aussi. Mon destin ; il faut bien que nos imaginations lui obéissent aussi. Mon destin est de vous être bien tendrement attaché, jusqu’à ce que mon faible corps soit changé en chou ou en carotte.
à M. Hennin. (1)
Le malade remercie M. Hennin de tout son cœur pour le déserteur qu’il n’a jamais eu l’honneur de voir, mais qu’il verra sans doute, et auquel il rendra la belle pancarte. Je me flatte qu’il ne désertera pas. Madame Denis fait mille tendres compliments à M. Hennin.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
13 Juillet 1770.
Vous me permettrez, monsieur, d’avoir l’honneur de vous recevoir avec les mêmes sentiments que j’ai reçu M. le prince Pignatelli, mais avec la même misère, en robe de chambre, et n’en pouvant plus.
Pigalle a sculpté mon squelette ; mais il ne m’a pas guéri ; il ne fait durer que du marbre ; mais un plus grand maître que lui se joue de nos corps et de nos âmes, et vous pulvérise tout cela. Vous autres, messieurs les meurtriers, vous l’aidez de toutes vos forces activement et passivement. Vanitas vanitatum et stultitia stultitiarum ; voilà l’inscription qu’il faut mettre sur tous les tombeaux. Cependant, comme il faut jouir de la vie, tandis qu’on la tient, j’en jouirai, monsieur, avec délices, lorsqu’en revenant de votre régiment vous voudrez bien honorer ma petite retraite de votre présence. Vous y trouverez ma nièce, qui vous en fera les honneurs mieux que je ne vous les ai faits.
Permettez-moi de présenter mes respects à M. le prince Pignatelli ; agréez les miens, monsieur, et conservez-moi vos bontés, qui adoucissent tous mes maux.
à M. le marquis d’Ossun.
16 Juillet 1770, au château de Ferney (par Lyon) (1).
Monsieur, j’ai l’honneur d’envoyer à votre excellence le tarif des prix de la manufacture de Ferney, entreprise par les sieurs Dufour et Céret.
J’obéis aux ordres qu’elle a bien voulu me donner. On fait actuellement dans cette fabrique une montre à répétition fort belle, avec le portrait de M. le comte d’Aranda, et une autre avec le portrait de M. le duc de Choiseul.
Si votre excellence en veut quelques-unes pour elle dans ce goût, la compagnie est à vos ordres, et certainement, vous et vos amis, vous achèteriez un grand tiers meilleur marché tout ce que la fabrique vous fournirait.
M. le duc de Choiseul a acheté les six premières montres faites à Ferney ; il peut certifier ce que j’ai l’honneur de vous dire.
Les émigrants qui ont établi cette manufacture sont des gens de la probité desquels je réponds. J’ose vous demander encore une fois votre protection pour eux en Espagne, où ils comptent faire leur plus grand commerce.
J’ai l’honneur d’être, avec beaucoup de respect et de reconnaissance, etc.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
à M. Dupont, de Nemours.
De Ferney, le 16 Juillet 1770.
M. Bérenger m’a fait le plaisir, monsieur, de m’apporter votre ouvrage, qui est véritablement d’un citoyen. Bérenger l’est aussi, et c’est ce qui fait qu’il est hors de sa patrie. Je crois que c’est lui qui a rectifié un peu les premières idées qu’on avait données d’abord sur Genève. Pour moi, qui suis citoyen du monde, j’ai reçu chez moi une vingtaine de familles génevoises, sans m’informer ni de quel parti ni de quelle religion elles étaient. Je leur ai bâti des maisons, j’ai encouragé une manufacture assez considérable, et le ministère et le roi lui-même m’ont approuvé. C’est un essai de tolérance et une preuve évidente que dans le siècle éclairé où nous vivons, cette tolérance ne peut avoir aucun effet dangereux ; car un étranger qui demeurerait trois mois chez moi ne s’apercevrait pas qu’il y a deux religions différentes. Liberté de conscience et liberté de commerce, monsieur, voilà les deux pivots de l’opulence d’un Etat petit ou grand.
Je prouve par les faits, dans mon hameau, ce que vous et M. l’abbé Roubaud vous prouvez éloquemment par vos ouvrages.
J’ai lu, avec l’attention que mes maladies me permettent encore, tout ce que vous dites de curieux sur la compagnie des Indes et sur le système (1). Tout cela n’est pas à l’honneur de la nation. Vous m’avouerez au moins que cet extravagant système n’aurait pas été adopté du temps de Louis XIV, et que Jean-Baptiste Colbert avait plus de bon sens que Jean Lass.
A l’égard de la compagnie des Indes, je doute fort que ce commerce puisse jamais être florissant entre les mains des particuliers. J’ai bien peur qu’il n’essuie autant d’avanies que de pertes, et que la compagnie anglaise ne regarde nos négociants comme de petits interlopes qui viennent se glisser entre ses jambes. Les vraies richesses sont chez nous, elles sont dans notre industrie ; je vois cela de mes yeux. Mon blé nourrit tous mes domestiques ; mon mauvais vin, qui n’est point malfaisant, les abreuve ; mes vers à soie me donnent des bas ; mes abeilles me fournissent d’excellent miel et de la cire ; mon chanvre et mon lin me fournissent du linge. On appelle cette vie patriarcale ; mais jamais patriarche n’a eu de grange telle que la mienne, et je doute que les poulets d’Abraham fussent meilleurs que les miens. Mon petit pays, que vous n’avez vu qu’un moment, est entièrement changé en très peu de temps.
Vous avez bien raison, monsieur, la terre et le travail sont la source de tout, et il n’y a point de pays qu’on ne puisse bonifier. Continuez à inspirer le goût de la culture, et puisse le gouvernement seconder vos vues patriotiques !
Mettez-moi, je vous prie, au pied de M. le duc de Saint-Mégrin, qui m’a paru fait pour rendre un jour de véritables services à sa patrie, et dont j’ai conçu les plus grandes espérances.
J’ai l’honneur d’être avec la plus haute estime et tous les autres sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.
P.S. – Voulez-vous bien, monsieur, faire mes tendres compliments à M. l’abbé Morellet, quand vous le verrez ?
1 – Dans les Ephémérides du citoyen. (G.A.)