CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 19
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à M. le marquis de Villevieille.
A Ferney, 25 Juin 1770.
Mon cher capitaine philosophe, je vous suis très obligé de votre souvenir : madame Denis partage ma reconnaissance. Je crois qu’il en est des Anglais comme de nous, leur bon temps en fait de génie est passé ; ils n’ont plus ni d’Addison, ni de Pope, ni de Swift. A l’égard de leurs querelles intestines, et de leurs projets militaires, comme je n’y entends rien, il ne m’appartient pas d’en parler.
Je m’imagine que vous entrez dans leurs plaisirs sans entrer dans leurs dissensions il y en a partout ; on s’est assassiné à Genève.
Il est vrai que j’aimerais mieux votre climat de Languedoc que celui de nos glacières ; mais il n’y a pas moyen de me transplanter à mon âge : je ne puis abandonner une maison que j’ai bâti et une colonie que j’ai formée ; il faut que je m’enterre dans ma caverne.
Ce pauvre malade, qui ne peut vous écrire de sa main, vous prie de lui conserver vos bontés, et de présenter ses respects à M. l’ambassadeur.
à Madame la comtesse d’Argental.
25 Juin 1770.
Nous remercions bien tendrement madame d’Argental de nous avoir écrit et de nous avoir rassurés ; elle a rendu un compte bien net de la mêlée ; peu d’écrivains font des récits de bataille plus précis et plus intéressants.
Nous envoyons, pour amuser les deux convalescents, un petit Lantin (1) bien corrigé. Le paquet serait trop gros si on y joignait le Dépositaire, qui est prêt depuis longtemps. Le neveu de l’abbé de Châteauneuf, auteur de cette pièce, croit avoir fait tout ce qu’on exigeait de lui. Il n’y a que le mot de dévot qu’il faudra peut-être changer dans un endroit où il est nécessaire ; car j’ai ouï dire que les Welches étaient devenus bien plus difficiles que Louis XIV ne l’était du temps du Tartufe.
Nous envoyons à nos deux anges le panégyrique de Fréron (2) ; il n’est pas fait par un homme bien éloquent ; mais on dit que tout est dans la plus exacte vérité, et la vérité vaut mieux que l’éloquence.
Thieriot nous envoya ce chef-d’œuvre il y a environ huit ans. Je crois qu’il serait expédient que M. d’Argental eût la bonté de prier Thieriot de passer chez lui. Thieriot ne pourrait lui refuser de nommer l’auteur. Il faut enfin qu’on connaisse les méchants, et qu’on rougisse de protéger un pareil faquin. C’est par cette raison qu’on a joint au panégyrique un extrait fidèle de la lettre du sieur Royou, beau-frère du scélérat.
Nous ne perdons point de vue mademoiselle Daudet (3) ; mais nous sommes actuellement plongés dans les embarras d’un établissement très considérable : s’il réussit, nous pourrons l’y intéresser. Nous pouvons aussi nous y ruiner, si nous ne sommes pas entièrement favorisés par le gouvernement. C’est une affaire qui peut aisément produire dix mille écus par an, mais qui peut aussi ruiner de fond en comble l’entrepreneur, un peu amoureux des choses extraordinaires. Il a tout fait à ses dépens, sans se réserver un denier de profit pour lui. C’est un peu trop à la fois qu’une Encyclopédie, un dépositaire, une Sophonisbe, une manufacture, et une construction de maisons sur deux cents pieds de face.
Pigalle a fait un chef d’œuvre de squelette, et le squelette se couvre des ailes de ses deux anges.
1 – Une Sophonisbe. (G.A.)
2 – Anecdotes sur Fréron. (G.A.)
3 – Voyez la lettre à d’Argental du 16 mai. (G.A.)
à M. Tabareau.
28 Juin 1770 (1).
Mille tendres compliments à M. Tabareau. J’ai bien peur qu’il n’ait pas été payé de ce que lui devait saint Billard. Que ne se rejette-t-il sur saint Grizel, qui de ma connaissance a volé cinquante mille francs à la fille de M. le duc de Villars, qu’il a faite religieuse ?
Par le mémoire que M Vasselier a bien voulu m’envoyer, je vois que l’affaire durera longtemps, et que saint Billard mériterait bien un bout de corde au moins autant qu’une auréole.
Je remercie M. Vasselier de la bonté qu’il a eue de faire partir les montres de notre manufacture royale.
Pigalle m’a fait pensant et parlant ; mais il n’a pas pu empêcher que je ne fusse très souffrant. Les honneurs ne guérissent personne.
1 – Editeur, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le marquis de Jaucourt.
Juin 1770.
Mon très généreux et très cher commandant, je suis votre sujet plus que jamais. J’ai établi dans le hameau de Ferney-lès-Versoix une petite annexe de vos manufactures de montres de votre capitale de Bourg-en-Bresse. Cette salle de théâtre que vous connaissez est changée en ateliers ; on fond de l’or, on polit des rouages, là où on déclamait des vers ; il faut bâtir de nouvelles maisons pour les émigrants ; tous les ouvriers de Genève viendraient, s’il y avait de quoi les loger. Il faut songer que chacun veut avoir une montre d’or, depuis Pékin jusqu’à la Martinique, et qu’il n’y avait que trois grandes manufactures, Londres, Paris, et Genève.
Les âmes tolérantes et sensibles seront encore fort aises d’apprendre que soixante huguenots vivent avec mes paroissiens de façon qu’il ne serait pas possible de deviner qu’il y a deux religions chez moi ; voilà qui est consolant pour la philosophie, et qui démontre combien l’intolérance est absurde et abominable. La révolution s’est faite tout doucement dans les têtes les moins instruites comme dans les plus éclairées ; nous verrons la même chose dans dix ans en Turquie, si mon impératrice pousse sa pointe, comme dit le P. Daniel. Ma foi, le temps de la raison est venu, et j’en bénis Dieu, tout capucin que je suis : c’est dommage que je sois si vieux et si malade, car je me flatte que dans quelques années je verrai le vrai paradis de mon vivant.
Conservez-moi vos bontés, monsieur, elles sont un des ingrédients de mon paradis. Frère FRANÇOIS.
Je lis actuellement tous les articles de M. le chevalier de Jaucourt ; vous ne sauriez croire combien il me fait aimer sa belle âme, et comme je m’instruis avec lui.
à M. Hennin.
A Ferney, 4 Juillet 1770.
Le nommé Tourte, horloger de Genève, dont on saisit plusieurs montres à Collonge, il y a trois semaines, s’adressa sans doute à vous, et on me mande de Lyon que son affaire a été accommodée. C’est ce que j’ignore. Mais un négociant, nommé Maroy, domicilié à Lyon, était celui à qui les montres appartenaient. Il a déjà payé 1,400 livres argent comptant à Tourte, et lui a donné pour 2,000 livres de lettres de change ; mais il n’a reçu aucune montre, et il n’est pas juste qu’il paie une marchandise qu’il n’a point reçue.
Je vous supplie de vouloir bien me mettre au fait de cette affaire ; elle m’est recommandée très vivement. J’ignore ce qu’il faut faire et ce que je dois répondre à ceux qui s’adressent à moi.
Etes-vous dans votre maison de campagne ? Mille respects à madame Le Gendre.
à M. Desprez,
ARCHITECTE ET PROFESSEUR DE
DESSIN A L’ÉCOLE MILITAIRE.
A Ferney, le 6 Juillet.
Si je n’avais point essuyé, monsieur, un violent accès d’une maladie à laquelle ma vieillesse est sujette, je vous aurais assurément remercié plus tôt de l’honneur que vous me faites. M. Pigalle était prêt à partir de ma petite retraite lorsque votre beau présent arriva (1). Ce grand artiste lui donna l’approbation la plus complète ; M. Hennin, résident de France à Genève, un des meilleurs connaisseurs que nous ayons, en fut enchanté, et moi j’eus la vanité de vouloir être enterré au plus vite dans ce beau monument. Je me flatte pourtant que vous vous occuperez plus à loger les vivants que les morts : je suis un peu architecte aussi ; j’ai bâti la maison dans laquelle je finis mes jours. Je voudrais vous voir construire une salle de spectacle ou un hôtel-de-ville ; alors j’aurais autant d’envie de vous aller féliciter à Paris que j’en ai d’être éloigné d’une ville où tout un peuple s’écrase et se tue, pour aller voir des bouts de chandelles sur un rempart (2). J’ai l’honneur d’être avec toute l’estime et la reconnaissance que je vous dois, etc.
1 – Projet d’un temple funéraire destiné à honorer les cendres des rois et des grands hommes. (G.A.)
2 – Aux fêtes pour le mariage du dauphin. (G.A.)
à M. Vasselier.
6 Juillet 1770.
Mon cher correspondant, jamais Tourte n’a habité dans mes terres il vint un jour me prier d’intercéder en sa faveur ; je le renvoyai à M. Hennin, résident à Genève. J’écris à M. Hennin au moment que je reçois votre lettre. Il faut savoir si on a rendu à Tourte ses montres : en ce cas, il faut qu’il soit condamné à les remettre au sieur Maroy, auquel elles appartiennent, et c’est à quoi M. Hennin pourrait servir.
Si les montres sont encore confisquées, je pense que Maroy pourrait, avec quelque protection, s’accommoder avec les fermiers-généraux. Je présume que cette affaire ne regarde qu’eux, et qu’elle n’est point du ressort de M. le duc de Choiseul. Mettez-moi bien au fait. Toutes les choses auxquelles la bonté de votre cœur s’intéresse intéresseront toujours le mien.
Mille tendres amitiés à M. Tabareau. Je vois que votre fou de Lyon n’aimait pas les têtes puantes ; mais il ne faut pas pour cela donner des coups de couteau à un capucin ; car qui tue un capucin pourrait bientôt tuer un homme.
à M. Hennin.
A Ferney, 7 Juillet 1770.
M. Fabry, monsieur, ayant inquiété le menuisier Landry sur les bois qu’il a fait transporter à Prégny, sans avoir fait viser votre ordre, et ayant demandé à voir votre signature que j’ai entre les mains, je n’ai pas cru devoir m’en dessaisir sans votre permission expresse, d’autant plus qu’elle est la seule justification de Landry, et que si elle était perdue, il serait très exposé. Je ne ferai rien sans vos ordres.
J’ai l’honneur d’être, monsieur, avec tous les sentiments que vous me connaissez, votre, etc.
P.S. – Vous savez comme le parlement traite M. d’Aiguillon (1). Malgré les lettres patentes du roi, il ne veut point obtempérer.
1 – Le 4 juillet, le parlement l’avait suspendu des fonctions de la pairie. (G.A.)
à M. Tabareau.
9 Juillet 1770 (1).
Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur, des bonnes nouvelles que vous me donnez du succès de vos affaires ; vous savez combien je m’y intéresse. Je trouve le procès de messieurs des postes très bon, et je ne suis pas sûr qu’ils le gagnent. Vous savez que tout est arbitraire, et que le parlement aime un peu à dégraisser tout fermier du roi.
Pour saint Billard et saint Grizel, j’opine au pilori. A l’égard du procès du parlement avec le roi, il est curieux ; nous attendons le dénouement.
Je crois que rien ne pourra empêcher le factum de La Chalotais de paraitre ; le public s’amusera, disputera, s’échauffera ; dans un mois tout finira ; dans cinq semaines tout s’oubliera.
Est-on encore, monsieur, dans l’usage de prendre des rescriptions des postes en payant à Paris au caissier qui ne soit pas un saint ? Madame Denis veut faire venir deux cents louis de Paris ; pourriez-vous les lui faire tenir par la poste, quand son beau-frère les aurait remis à Paris au bureau ? Mille tendres compliments à M. Vasselier. Votre très humble, etc., V., l’ancien bibliothécaire.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)