CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 22
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à M. Tabareau.
28 Juillet 1770 (1).
Vous faites trop d’honneur, monsieur, à Versoix : le receveur de la poste de cette superbe ville est fort loin d’avoir deux cents louis d’or en caisse ; et c’est, je crois, deux cents louis d’or que madame Denis a fait remettre à la caisse des postes de Paris pour les pouvoir faire venir de Lyon à Ferney.
Nous avions lu dans le mémoire de MM. les fermiers des postes que cet usage était établi ; ainsi c’est à la fête de saint Billard et de saint Grizel que vous devez attribuer cette importunité. Nous nous servions autrefois de la voie de Genève ; mais vous savez que l’intention du ministère est que dorénavant nous fassions tout par la France.
Vraiment oui, je n’ai pas manqué d’écrire à M. le duc de Choiseul que j’envoyais une petite caisse de montres à Marseille par la poste ; il le trouve très bon, et vous savez que lui-même a eu la bonté d’en faire parvenir une caisse à Cadix. Il est très important de donner à notre manufacture naissante toute la faveur possible ; c’est par là seul qu’elle peut se soutenir.
Versoix deviendra un lieu très considérable ; mais il ne l’est pas encore. Ferney est un petit entrepôt qui s’augmente de jour en jour. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour reconnaître les bontés de M. le duc de Choiseul pour notre zèle.
Je me flatte bien que les nouveaux établissements vous feront faire encore un voyage dans nos quartiers. Je n’ai point assez joui du bonheur de vous voir, vous et M. Vasselier. Adieu, monsieur ; personne ne vous est plus tendrement attaché que l’ermite de Ferney.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
A Ferney, le 30 Juillet 1770.
On me dit, il y a un mois, mon cher Cicéron, que vous étiez en Normandie. Je ne vous écrivis point, attendant votre retour. Je ne sais où vous êtes ; mais je ne puis rester plus longtemps sans vous remercier de votre dernière lettre. J’ignore si vous embellissez Canon, si vous faites vos moissons, ou si vous prenez la défense de quelque innocent persécuté. Vous donneriez bien tous vos vergers et tout votre froment pour secourir quelque infortuné. Sirven ne l’est plus. Il est toujours demandeur en réparation, dommages et intérêts, qu’il obtiendra difficilement. Je ne sais pas un mot des procédures, je sais seulement que nous avons affaire à un procureur général un peu dur.
Savez-vous bien que ce M. Riquet (1) avait conclu à pendre madame Calas, et à faire rouer son fils et Lavaysse ? Je tiens cette horrible anecdote de madame Calas elle-même. Le pays des Chichacas et des Topinambous est la patrie de la raison et de l’humanité, en comparaison de ces horreurs ; et voilà de quels hommes nos vies et nos fortunes dépendent !
L’affaire de Sirven ne sera décidée qu’après la Saint-Martin. Il y a huit ans que cette pauvre famille combat contre l’injustice.
Avez-vous su l’histoire des deux amants de Lyon ? Un jeune homme de vingt-cinq ans et une fille de dix-neuf, tous deux d’une figure charmante, se donnent rendez-vous avec deux pistolets dont la détente était attachée à des rubans couleur de rose ; ils se tuent tous deux en même temps ; cela est plus fort encore qu’Arrie et Petus. La justice n’a fait nulle infamie dans cette affaire ; cela est rare (2).
Avez-vous lu le Système de la Nature ? il ne me paraît pas consolant ; mais nous avons d’autres systèmes qui le sont encore moins, par exemple celui des jansénistes.
Adieu, mon cher Cicéron ; ne m’oubliez pas, je vous prie, auprès de madame Terentia.
1 – Procureur général à Toulouse. (G.A.)
2 – Il y a un quatrain de J.-J. Rousseau sur cette aventure. (G.A.)
à M. le marquis d’Argence de Dirac.
3 Auguste 1770.
Mon cher philosophe militaire, vous m’aviez mandé, il y a deux mois, que vous passeriez chez nous, et je vous attendais. J’imaginais que vous alliez voir MM. vos enfants, et c’aurait été une grande consolation pour moi de vous embrasser sur la route. Je suis tombé dans un état de faiblesse dont j’ai l’obligation à ma vieillesse et à un travail un peu forcé ; mais il faut travailler jusqu’à la fin de sa vie. Job, un de mes patrons, dit que l’homme est né pour travailler, comme l’oiseau pour voler.
J’ai été tout émerveillé de la petite galanterie que vous m’avez envoyée ; j’en suis très touché. Vous sentez combien je suis sensible à une telle marque d’amitié.
Vous ne saviez pas apparemment l’autre galanterie que les gens de lettres de Paris ont bien voulu me faire. Si vous étiez venu à Ferney, vous y auriez vu M. Pigalle, qu’ils m’ont envoyé, et qui a fait le modèle d’une statue dont ils honorent ma très chétive figure. Je n’ai point un visage à statue ; mais enfin il a bien fallu me laisser faire. Il n’y a pas eu moyen de refuser un honneur que me font cinquante gens de lettres des plus considérables de Paris : cette faveur est rare. Ils ont fait un fonds pour donner à M. Pigalle un honoraire convenable ; j’en ai été surpris, et le suis encore. Je ne puis attribuer une chose si extraordinaire qu’au désir qu’on a eu de consoler votre ami des choses dont vous parlez. Il doit actuellement les oublier. Une statue de marbre annonce un tombeau, et j’y descendrai en vous étant aussi attaché que je l’ai été depuis que j’ai eu l’honneur de vous connaître.
à M. le marquis de Florian.
Le 3 Auguste 1770.
Mon cher grand-écuyer de Cyrus, buvez à ma santé le jour de la noce (1), vous et madame de Florian. L’homme du monde qui a le moins l’air d’un garçon de la noce, c’est moi. Si mon cœur décidait de ma conduite, j’assisterais au mariage. Ma chétive santé et mon âge ne me laissent prétendre à d’autre sacrement pour ma personne qu’à celui de l’extrême-onction. Je passe mes derniers jours à établir une colonie ; je ne jouirai pas du fruit de mes travaux : il est beaucoup plus aisé de marier un jeune conseiller du parlement, que de loger et d’accorder une trentaine de familles. Cependant nous travaillons nuit et jour à présenter à la nouvelle mariée les fruits de notre nouvel établissement. Nous avons fait une montre assez jolie et qui sera fort bonne. Nos artistes sont excellents ; il n’y en a point de meilleurs à Paris : mais leur transmigration ne leur a pas permis d’aller aussi vite en besogne que M. d’Hornoy. Il se marie le 7, et nous serons prêts le 15. Nous enverrons notre offrande, madame Denis et moi, par M. d’Ogny, à qui nous l’adresserons. Nos fabricants ont voulu absolument mettre mon portrait à la montre. Puisque Pigalle m’a sculpté, il faut bien que je souffre qu’on me peigne ; j’ai toute honte bue.
J’embrasse tendrement le nouveau marié, sa mère, et son oncle le Turc (2).
Je fais grand cas de votre philosophie, qui vous ramène à la campagne. J’aime à être encouragé, par votre exemple, à chérir la solitude et à fuir le tracas du monde.
On ne peut vous être plus tendrement dévoué que l’ermite de Ferney.
1 – De d’Hornoy. (G.A.)
2 – Mignot. (G.A.)
à M. Dorat.
A Ferney, le 6 Auguste 1770.
J’ignore, monsieur, et je veux ignorer quel est le sot ou le fripon, ou celui qui, revêtu de ces deux caractères, a pu vous dire que j’étais l’auteur des Anecdotes sur Fréron ; il aura pu dire avec autant de vraisemblance que j’ai fait Guzman d’Alfarache. Je n’ai jamais, Dieu merci, ni vu ni connu ce misérable Fréron ; je n’ai jamais vu aucune de ses rapsodies, excepté une demi-douzaine que je tiens de M. Lacombe ; je sais seulement que c’est un barbouilleur de papier complètement déshonoré.
Je ne connais pas plus ses prétendus croupiers que sa personne. Je suis absent de Paris depuis plus de vingt ans, et je n’y ai jamais fait, avant ce temps, qu’un séjour très court. L’auteur des Anecdotes sur Fréron dit qu’il a été très lié avec lui ; j’ai essuyé bien des malheurs en ma vie, mais j’ai été préservé de celui-là.
Je n’ai jamais vu M. l’abbé de La Porte, dont il est tant parlé dans ces Anecdotes. On dit que c’est un fort honnête homme, incapable des horreurs dont Fréron est chargé par tout le public.
Vous sentez, monsieur, qu’il est impossible que j’aie vu Fréron au café de Viseu, dans la rue Mazarine. Je n’ai jamais fréquenté aucun café, et j’apprends pour la première fois, par ces Anecdotes, que ce café de Viseu existe ou a existé.
Il est de même impossible que je sache quels sont les marchés de Fréron avec les libraires, et tous les vils détails des friponneries que l’auteur lui reproche.
Il serait absurde de m’imputer la forme et le style d’un tel ouvrage.
Vous vous plaignez que votre nom se trouve parmi ceux que l’auteur accuse d’avoir travaillé avec Fréron : ce n’est pas assurément ma faute. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous me semblez avoir tort d’appeler cela un affront, puisque vous pouvez très bien lui avoir prêté votre plume sans avoir eu part à ses infamies. Vous m’apprenez vous-même que vous avez inséré dans les feuilles de ce Fréron un extrait contre M. de La Harpe. Je ne sais ce que c’est que l’autre imputation dont vous me parlez.
Si vous étiez curieux de savoir quel est l’auteur des Anecdotes, adressez-vous à M. Thieriot ; il doit le connaître, et il y a quelques années qu’il m’écrivit touchant cette brochure. Adressez-vous à M. Main, qui est au fait de tout ce qui s’est passé depuis quinze ans dans la librairie, et qui sait parfaitement que je ne puis avoir la moindre part à toutes ces futilités. Adressez-vous à madame Duchesne, à M. Guy, lesquels doivent être fort instruits des gestes de Fréron. Adressez-vous à Lambert chez qui l’auteur dit avoir vu les pièces d’un procès entre Fréron et sa sœur la fripière. Adressez-vous à M. l’abbé de La Porte, qui doit être mieux informé que personne. L’auteur paraît avoir écrit il y a six ou sept ans, et je vous avoue que j’ai la curiosité de savoir son nom.
Je connais deux éditions de ces Anecdotes : l’une, qui est celle dont vous me parlez ; l’autre, qui se trouve dans un pot-pourri (1) en deux volumes. Il faut qu’il y en ait une troisième un peu différente des deux autres, puisque vous me parlez d’une nouvelle accusation contre vous que je ne trouve pas dans celle qui est en ma possession.
En voilà trop sur un homme si méprisable et si méprisé. Vous pouvez faire imprimer votre lettre et la mienne. J’ai l’honneur d’être, etc.
1 – Les Choses utiles et agréables. (G.A.)
à M. Tabareau.
8 Auguste (1).
J’ai reçu, mon cher correspondant, le livre anglais que vous m’avez envoyé. C’est une traduction des Eglogues de Théocrite en vers, et la meilleure sans contredit qu’on ait jamais faite. Ce Théocrite, à mon sens, était supérieur à Virgile en fait d’églogue.
Vous m’avez demandé trois volumes des Questions sur l’encyclopédie ; il n’y en a encore que deux d’imprimés, et les trois ne paraitront que vers le mois de novembre. Cela ne sera pas trop bon mais il y aura des choses fort curieuses.
Vous m’aviez promis une estampe de M. le duc de Choiseul ; vous l’avez oubliée.
Je n’ai point oublié les anecdotes russes, et je tâcherai de vous en faire tirer un bon parti incessamment.
Ne croyez point vos Marseillais sur les Russes d’aujourd’hui ; ils craignent si fort de perdre leurs marchandises dans la Morée, que le moindre petit avantage des Turcs leur paraît une bataille de Pharsale. Je vous réponds que Catherine fera repentir Moustapha de s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas.
Il est bon qu’on traite Fréron de Turc à Maure ; mais c’est la honte de notre siècle de mettre un Fréron en état de payer le Journal des Savants et de faire des pensions aux gens de lettres. Quoi ! donner à un coquin le privilège de médire, pour payer des hommes qui écrivent sagement ! c’est là le comble de l’ignominie.
Est-ce que vous ne pourriez point savoir quel est l’auteur des Anecdotes ? M. Dorat m’a écrit que j’en étais accusé ; c’est une absurdité égale à l’infamie de Fréron.
Voulez-vous bien avoir la bonté, mon cher correspondant, de faire mettre à la poste ma lettre pour l’Angleterre, et de faire parvenir à M. Gaillard celle qui est pour lui ?
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)