CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 17
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à M. Delisle de Sales.
Ferney, 6 Juin 1770.
J’ai lu, monsieur, votre livre (1) avec enchantement. Je vous suis d’autant plus obligé que je le crois capable de faire le plus grand bien. Tous les gens sages le liront, et estimeront l’auteur ; mais c’est principalement aux malades à lire les bons livres de médecine. Vous leur avez emmiellé les bords du vase, comme dit Lucrèce. Vous ne vous contentez pas de leur parler raison, vous y joignez l’éloquence, qui est son passeport : Utile dulci est votre devise.
La lecture de votre ouvrage, monsieur, m’a fait oublier ma vieillesse et les maux dont je suis accablé. Vous êtes comme les anciens mages, qui guérissaient avec des paroles enchantées.
J’ai l’honneur d’être avec toute la reconnaissance et toute l’estime que je vous dois, etc.
1 – La Philosophie de la Nature. (K.)
à M. Thieriot.
Ferney, 6 juin 1770.
Mon ancien ami, comme il y a un an que je n’ai reçu de vos nouvelles, j’ignore si vous demeurez aux Incurables ou au faubourg Saint-Antoine.
Je suppose que vous n’avez appris la mort de votre frère qu’au bout de trois mois, et que, dans deux ans, vous me manderez si vous avez touché quelque chose de sa succession. Il est bon de mettre de grands intervalles dans les affaires ; cela donne le temps de réfléchir, et prévient les fausses démarches.
Vous avez peut-être rencontré depuis votre dernière lettre, c’est-à-dire depuis quinze mois, les héritiers de l’abbé de Châteauneuf, qui se sont arrangés avec vous pour le dépôt de la belle gardeuse de cassettes. Vous vous êtes accommodé sans doute avec l’assemblée du clergé, afin que, dès qu’elle sera dissoute, on puisse produire M Billard et l’abbé Grizel sous le nom de M. Garant. Je crois qu’on mettra partout Philosophie à la place de Théologie, pour ne point effaroucher les âmes timorées. M. d’Argental et M. Marin se chargent de vos intérêts (1) ; car, si on s’en remettait à vous, nous n’en saurions des nouvelles que dans trois ans. Vous saurez que, dans trois ans, j’en aurai au moins quatre-vingts, s’il plaît à Dieu.
Je suppose que vous recevrez ma lettre en quelque endroit du monde que vous soyez gîté ; je vous adresse celle que je dois à M. de Sales. Quelque louange que je lui donne, je ne lui ferai pas la moitié du plaisir qu’il m’a fait.
Faites bien mes compliments, je vous prie, à M. de Montmercy (2). Portez vous bien, vivez longtemps, et aimez-moi.
1 – Thieriot devait bénéficier du Dépositaire. (G.A.)
2 – Leclerc de Montmercy. (G.A.)
à M. Lacombe.
Juin1770.
Ah ! monsieur, que je suis content de Mélanie ! Voilà le style dont il faut écrire. Les Welches vont être débarbarisés.
Je ne regarde l’aventure de l’Encyclopédie que comme une défense aux rôtisseurs de Paris d’étaler des perdrix pendant le carême. Je suis persuadé qu’après Pâques (1) on fera très bonne chère. Je souhaite beaucoup la délivrance des volumes de l’Encyclopédie et des restrictions. Les dernières m’intéressent très particulièrement.
Je vous remercie, mon cher monsieur, de la Gazette littéraire et de la lettre de M. de Fontanelle, et d’avoir purgé votre librairie des follicules de ce maraud de maître aliboron. Vous imprimez le Suétone au lieu de l’Ane littéraire ; c’est mettre un diamant à la place de la boue. Vous me faites un plaisir extrême de me dire que les remarques sont excellentes, je m’en doutais bien. Personne, à mon gré, n’a le jugement plus sûr que M. de La Harpe ; son style est clair et vigoureux ; il dit beaucoup en peu de mots ; c’est le grand ennemi du fatras. Il faut absolument le mettre de l’Académie, quand il décampera quelque évêque ou moi. Je vous réponds de moi dans peu de temps.
Vous devez avoir vu une assez belle bibliothèque à Manheim. Vous êtes sans doute en correspondance avec M. Colini, mon ami. Je me flatte que je puis vous appeler du même nom. Vous devez bien compter sur tous les sentiments, etc.
1 – C’est-à-dire après la dissolution de l’assemblée du clergé. (G.A.)
à M. de Belloy.
A Ferney, 11 Juin 1770.
En vérité, monsieur, vous travaillez pour l’honneur de la France, en prose comme en vers. Plus d’une ancienne maison du royaume vous a de très grandes obligations ; mais les lecteurs ne vous en ont pas moins. Vous avez bien mérité du public en tout genre. Les Duchesne et les Dupuy n’ont jamais mieux discuté que vous en généalogie. Les Cougy vous devront leur illustration par vos recherches (1) comme par votre tragédie.
Il est bien naturel, quand tous les Français vous doivent de la reconnaissance, que le maraud de Quimper-Corentin soit le serpent qui ronge votre lime. Celui qui fait honneur à notre littérature doit avoir pour ennemi celui qui en fait l’opprobre. Il est bon que vous connaissiez l’extrait d’une lettre de son beau-frère. Vous verrez qu’un homme qui fait un métier aussi infâme ne peut être qu’un scélérat. J’aurais voulu joindre à cet extrait des anecdotes qui m’ont été envoyées de Paris sur ce misérable ; je tâcherai de vous les faire parvenir bientôt. Oportet cognosci malos.
Le triste état de ma santé m’empêche de vous en dire davantage. Diligo probos.
1 – Mémoires historiques sur la maison de Coucy, sur la dame de Fayel, sur Eustache de Saint-Pierre. (G.A.)
à M. le Français.
Ferney, 11 Juin 1770.
Le vieillard très malade que M. Le Français a bien voulu honorer de son attention, et des meilleurs vers qu’on ait faits depuis longtemps, lui demande bien pardon de le remercier si tard, et de ne le remercier qu’en prose : soixante-seize ans, des montagnes pleines de neige qui lui font perdre la vue, et des maladies cruelles, sont une excuse trop valable ; agréez-là, monsieur, avec la reconnaissance respectueuse que vous doit le solitaire honoré de vos bontés.
à Madame la comtesse d’Argental.
11 Juin 1770 (1).
Ah ! mon Dieu, madame, je n’ai appris que par la poste du 9 de ce mois le triste accident arrivé à M. d’Argental (2). On me mande qu’il n’aura point de suites funestes ; mais on me dit que l’épaule est démise ; cela n’est que trop funeste.
Vous sentez comme je partage vos peines et vos inquiétudes ; nous ne parlons, madame Denis et moi, que de cette inconcevable aventure. Nous ne savons jamais rien à temps dans nos déserts. Celui qui nous a écrit a supposé que nous étions informés, et n’est entré dans aucun détail. Nous vous demandons en grâce de nous faire écrire, par votre secrétaire, en quel état est M. d’Argental, et comment il s’est pu faire qu’il ait été blessé dans un carrosse. Cela fait frémir. On prétend qu’il y a eu près de trois cents personnes de mortes. Est-ce un échafaud qui est tombé ? Voilà un abominable feu d’artifice.
M. d’Argental est-il au lit ? Son épaule a-t-elle été réellement démise ? Si cela est, il a dû souffrir de grandes douleurs. Tout cela n’a pas dû raffermir votre santé. Nous vous conjurons, madame, de nous faire savoir comment nos deux anges se portent. Nous avons le plus grand besoin d’un mot qui nous rassure.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Aux fêtes du 30 Mai. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, lundi au soir, 11 juin 1770.
La personne à qui nous avons proposé des grâces (1) en a tant, qu’elle ne se soucie pas d’en acheter des autres. D’ailleurs, leur sexe est un empêchement dirimant (2).
Au surplus, le nommé Charles, huissier de je ne sais quels magnifiques et très honorés seigneurs (3), s’est avisé d’assigner le sieur Dufour, directeur de la manufacture royale de Ferney, naturalisé Français, protégé spécialement par le roi, et si bien protégé, que le roi vient de lui acheter et de lui payer argent comptant six belles montres de sa façon, pour encourager ladite manufacture royale.
On ne voit pas de quel droit les magnifiques et très honorés seigneurs assignent le très magnifique et honoré Dufour.
Je vous prie réellement, monsieur, et raillerie à part, d’interposer votre autorité pour que dorénavant on s’abstienne de pareilles violations de territoire, sans quoi on serait obligé de traiter fort mal lesdites assignations, juridiquement parlant. Il est temps de mettre ordre à ces impertinences. Notre manufacture française, protégée par le roi, et travaillant pour le roi, doit être respectée.
Je vous demande en grâce d’en parler vertement. Vous savez que la loi est qu’on assigne à Gex ceux qui demeurent dans le territoire de Gex. Nous prévoyons que, si on ne met pas un frein à ces polissonneries, elles reviendront tous les jours ; le temps de nos artistes est précieux. Madame Denis se joint à moi pour vous prier avec la plus vive instance de soutenir les droits des Français. Vous n’avez pas besoin d’être prié. Mille respects à madame votre sœur et à vous.
1 – Hennin voulait vendre au roi de Prusse son tableau des Trois Grâces, de Vantoo. (G.A.)
2 - Empêchement absolu qui met obstacle à un mariage ou l'annule de plein droit, qu'il soit contracté de bonne ou de mauvaise foi.
3 – De la république génevoise. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, 16 Juin 1770.
« Va te faire f…, va gratter ton cul avec celui du résident ; tu as du pain dans tes poches pour les grimauds tu viens de la part de ces b … de Français de Ferney, etc., etc. etc. »
Ce sont là, monsieur, les propres mots de la philippique prononcée aujourd’hui, 16 du mois de la jeunesse, contre Dalloz, commissionnaire de Ferney, porteur, non de pain pour les grimauds, mais d’une petite truite pour notre souper.
Ces galanteries arrivent fort souvent. Nous en régalerons M. le duc de Choiseul, à qui nous devons d’ailleurs des remerciements, pour avoir fait acheter et payer par le roi nos montres de grimauds. Je n’ai point vu le cul de Dalloz, je ne crois pas qu’il soit digne de gratter le vôtre. Passe encore pour celui (1) à qui vous destiniez vos Grâces. Mais franchement les bontés des Génevois deviennent trop fortes depuis le soufflet donné à tour de bras, dans la rue, au président du Tillet (2). On dit dans l’Europe que notre nation porte un peu au vent, et a l’air trop avantageux. Ces petits avertissements, que l’auguste république de Genève daigne lui donner, la corrigera sans doute, et le roi lui en aura une très grande obligation.
Nous vous prions, madame Denis et moi, de vouloir bien présenter nos très humbles remerciements à M. le syndic de la garde et à M. le commandant de la sublime porte de Cornevin (3).
On dit le pain ramendé dans la superbe ville de Gex, et que le blé n’y vaut plus que 24 livres la coupe, c’est-à-dire 50 livres le setier c’est marché donné. Rien ne fait mieux voir la haute prudence des Welches, qui vendirent tout leur blé en 1769, ne se doutant pas qu’ils auraient faim en 1770. Bonsoir, monsieur. L’oncle et la nièce vous font les plus tendres compliments.
1 – Le roi de Prusse. (G.A.)
2 – En 1765. (G.A.)
3 – On sort de Genève par cette porte pour aller à Ferney. (G.A.)
à M. Hennin.
A Ferney, dimanche matin, 17 Juin 1770.
Le plus aimable des résidents verra par la présente que ses blanches et potelées fesses ont été compromises avec les fesses de Dalloz, qui n’en sait pas assez pour inventer un tel épisode. Les gens de M. le résident ne firent que passer, et peuvent très bien n’avoir pas entendu tous les compliments, puisqu’on retint avec outrage Dalloz au corps de garde une demi-heure entière.
Nous voyons avec douleur les chrétiens réformés appeler leurs frères Raca et b…, ce qui est expressément défendu dans l’Evangile, et ce qui attire infailliblement la géhenne du feu.
Nous rions le plus tôt que nous pourrons voir M. le résident et madame Le Gendre dans sa maison de campagne, quelque belle soirée, quand le vieux malade pourra un peu aller. Je leur présente mes très humbles respects. V.
P.S. – Jean-Louis Tourte a été dépouillé à Collonges de dix-huit montres d’or.
Il n’est pas malheureusement domicilié au pays de Gex ; mais je pense que s’il pouvait prendre un logement en ce pays, on lui rendrait ses montres.
Je m’en rapporte à M. Hennin, mieux instruit que moi, et qui est autorisé.
(La pièce jointe est une déposition faite par Dalloz, par devant le greffier de la justice de Ferney, relativement aux injures qui lui avaient été dites à la porte de Cornevin.)