CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 16
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte de La Touraille.
1er Juin 1770 (1).
Je dois vous dire, monsieur, que mon ombre, ensevelie pendant six mois dans des neiges qui durent encore, est de toutes les ombres la plus sensible ; que je suis pénétré dans mon tombeau de toutes vos bontés, et que je pense comme vous sur les affaires de ce monde et de l’autre.
J’eus l’honneur de vous écrire quand vous étiez aux Etats (2). Votre province manquerait à présent de blé, si on n’avait pas arrêté celui qui allait à Genève. Les Génevois ne méritent guère de manger du pain, depuis qu’ils se mettent à canarder leurs compatriotes. Pour nous autres, si les choses continuent sur le même pied, nous allons voir renaître le beau siècle d’or, où l’arbre de Jupiter nourrissait des hommes qui étaient, dit-on, innocents, ou plutôt des innocents.
Quand son altesse sérénissime voudra des montres de Ferney, qui a l’honneur d’être dans sa province, nous en faisons d’aussi bonnes qu’à Paris, et à un tiers meilleur marché. Conservez, monsieur, vos bontés au vieil ermite.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – De Bourgogne, à Dijon, avec le prince de Condé. (G.A.)
à Madame la duchesse de Choiseul.
Ferney, 1er Juin 1770.
Madame, je crois que vous avez fait une gageure d’exercer votre patience, et moi de pousser à bouts à vos bontés. J’ai eu l’honneur de vous parler, dans une de mes lettres (1), de sept frères, tous au service du roi, dont les jésuites avaient usurpé l’héritage, pour la plus grande gloire de Dieu. Voici, je pense, l’aîné de ces sept Macchabées. Il prétend qu’ayant été auprès de vous, madame, le secrétaire des capucins, je dois, à plus forte raison, être celui des officiers qui ont été blessés au service. Je ne sais pas ce qu’il demande. Pour moi, je ne demanderais, à Versailles, que l’honneur et la consolation de vous entendre. Tout le monde croit, dans mon pays de neiges, que j’ai un grand écrédit auprès de vous, depuis l’aventure des capucins, et surtout depuis celle des montres. Moi, qui suis excessivement vain, je ne les détrompe pas ; ils viennent tous me dire : Allons, notre secrétaire, vite une lettre pour madame la duchesse qui fait du bien pour son plaisir. Je baisse les oreilles, j’écris, et puis je suis tout honteux, et je voudrais m’aller cacher.
J’ai l’honneur d’être, avec un profond respect, et en rougissant de mes hardiesses, madame, votre très humble, très obéissant, et très obligé serviteur.
1 – La lettre à madame du Deffand du 5 Mai. (G.A.)
à Madame la Marquise du Deffand.
1er Juin 1770.
Vous avez dû voir, madame, que je consume ma pauvre vie dans mes déserts de neige pour vous recréer un quart d’heure, vous et votre grand’maman. Il y a des insectes qui sont trois ans à se former pour vivre quelques minutes : c’est le sort de la plupart des ouvrages en plus d’un genre. Je vous prie toutes deux de prêter un peu d’attention à l’article ANCIENS ET MODERNES, c’est une affaire de goût : vous êtes juges en dernier ressort.
Quant aux choses scientifiques, je ne crois pas que tout ce qu’on ne peut comprendre soit inutile. Personne ne sait comment une médecine purge, et comment le sang circule vingt fois par heure dans les veines ; cependant il est très souvent utile d’être purgé et saigné.
Il est fort utile d’être défait de certains abominables préjugés, sans qu’on ait quelque chose de bien satisfaisant à mettre à la place. C’est assez qu’on sache certainement ce qui n’est pas, on n’est pas obligé de savoir ce qui est. Je suis grand démolisseur, et je ne bâtis guère que des maisons pour les émigrants de Genève. La protection de madame la duchesse de Choiseul leur a fait plus de bien que leurs compatriotes ne leur ont fait de mal. Qui m’aurait dit que je lui devrais tout, et qu’un jour je fonderais au mont Jura une colonne qui ne prospérerait que par ses bontés ? et puis qu’on dise qu’il n’y a point de destinée ! C’est vous, madame qui m’avez valu cette destinée-là ; c’est à vous que je dois votre grand’maman.
Je lui ai envoyé le mémoire des communautés de Franche-Comté, d’accord ; mais il est signé des syndics, et non pas de moi. Je ne suis point avocat : le fond du mémoire est de M. Christin, avocat de Besançon ; je l’ai un peu retouché. Il n’y a rien que de très vrai. L’avocat au conseil chargé de l’affaire l’a approuvé, l’a donné à plusieurs juges. S’il n’est pas permis de soutenir le droit le plus évident, où fuir ? Je tiens qu’il faut le soutenir très fortement, ou l’abandonner.
Ce n’est point ici une grâce qu’on demande. Ces communautés sont précisément sur la route que M. le duc de Choiseul veut ouvrir de sa colonie en Franche-Comté. Ces gens-là seraient fort aises d’être les serfs du mari de votre grand’maman, mais ils ne veulent point du tout l’être des moines de saint Benoit, devenus chanoines. La prétention de saint Claude est absurde. Saint Claude est un grand saint, mais il est aussi ridicule qu’injuste ; du moins il me paraît tel. J’ai cru qu’il fallait faire sentir cette absurdité avant qu’on discutât des fatras de papiers que les ministres n’ont jamais le temps de lire.
J’avoue que mon nom est fatal en matière ecclésiastique ; mais je n’ai jamais prétendu que mon nom parût ; Dieu m’en préserve ! et d’ailleurs ceci est matière féodale. Le roi ne fit point ces factums préparatoires, on ne les met point sous ses yeux. Le rapporteur seul est écouté ; et comme tout dépend ordinairement de lui, il nous a paru essentiel que les juges fussent bien au fait. Ils jettent souvent un coup d’œil égaré sur ces pièces ennuyeuses ; j’ai voulu les intéresser par la tournure, j’ai voulu les amuser, eux, et non pas le roi, qui a d’autres affaires, et qui très communément laisse décider ces procès sommaires sans y assister, comme il arriva dans le procès des Sirven, où M. le duc de Choiseul fut net contre moi, et avec raison.
Enfin, si j’ai tort, on perdra de bons sujets, et j’en suis fâché ; mais je me résigne, car il faut toujours se résigner, et je ne suis pas capucin pour rien.
Résignez-vous, madame, à la fatalité qui gouverne ce monde. Horace recommandait cette philosophie, il y a quelque dix-huit cents ans ; il recommandait aussi l’amitié, et la vôtre fait le charme de ma vie.
à M. l’abbé Audra.
2 Juin 1770 (1).
Pardonnez, mon cher docteur, si je réponds si tard à votre dernière lettre ; ce n’est pas négligence, c’est misère ; je tombe tous les jours, je n’ai pas un moment de santé.
A l’égard de Sirven, l’affaire a tant traîné qu’elle ne fera nulle sensation dans le monde, lorsqu’elle sera sur le bureau. Personne au monde ne se souciera que Sirven, replongé dans son obscurité, ait un hors-de-cour ou un arrêt plus agréable. Le voilà maître de son bien ; il exerce son ancienne profession. Ses filles sont un peu folles ; ainsi l’était la noyée. Sa famille a été bien secourue ; il doit être content. S’il obtient l’arrêt qu’il désire, tant mieux sinon je lui conseille de vivre en paix.
Jouissez, mon cher ami, de votre réputation et de tous les agréments que votre mérite vous procure.
Puis-je vous demander s’il y a quelques négociants à Toulouse qui puissent faire usage des billets ci-joints ? Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Juin 1770.
Mon cher ange, je vous dirai d’abord, pour m’insinuer dans vos bonnes grâces, que l’abbé de Châteauneuf s’est arrangé tout comme vous l’avez voulu avec le Dépositaire. Ninon n’a point couché avec le jeune Gourville ; et quant à M. Agnant, il n’est point un ivrogne à balbutiement et à hoquets ; c’est un buveur du quartier qui peut regarder les gens fixement et d’un air comique, en disant son mot, mais qui n’est point du tout ivre : et, en cela même, il est un personnage assez neuf au théâtre.
Dès que messieurs du clergé seront prêts à plier bagage (1), je vous enverrai celui de Ninon ; l’Encyclopédie ne me laisse pas à présent à moi.
Venons maintenant au profane. Je crains bien que M. le duc de Praslin ne fasse pas sitôt des présents de montres aux janissaires et aux douaniers de la Porte-Ottomane. Vous savez comme on s’égorge dans la patrie de Sophocle et de Platon, comme on massacre et comme on pille. Cependant, si nos consuls restent, si M. le duc de Praslin veut des montres, nous sommes à ses ordres.
M. le duc de Choiseul a la bonté de nous en prendre. Favorisez-nous, je vous en conjure ; engagez vos camarades MM. les ministres étrangers à nous donner la préférence. Si nous avions une estampe de votre prince (2), nous lui enverrions une montre avec son portrait en émail qui ne serait pas chère.
Nous avons fait celui du roi et de monseigneur le dauphin, qui ont parfaitement réussi. Nous faisons à présent celui de M. le comte d’Aranda ; c’est une entreprise très considérable. M. l’abbé Terray en a fait une bien cruelle en me saisissant deux cent mille francs d’argent comptant qui n’avaient rien à démêler avec les deniers de l’Etat, et qui auraient servi à bâtir des maisons pour nos artistes, et à augmenter la fabrique. Il a fait un mal irréparable.
On avait bien trompé ou du moins voulu tromper M. le duc de Choiseul, quand on lui avait dit que les natifs de Genève massacrés par les bourgeois n’étaient que des gredins et des séditieux. Je vous assure que ceux qui travaillent chez moi sont les plus honnêtes gens du monde, les plus sages, les plus dignes de sa protection.
Dites bien, je vous prie, à MM. les ducs de Choiseul et de Praslin combien je leur suis attaché ; mon cœur vous en dit toujours autant.
1 – Il y avait assemblée du clergé. (G.A.)
2 – Le duc de Parme. (G.A.)
à M. le maquis Albergati Capacelli.
4 Juin 1770 (1).
Je ne commence que d’aujourd’hui, monsieur, à être débarrassé de mes neiges et à ouvrir un peu les yeux. Mon état est si triste que vous devez me pardonner mon silence. J’ai commencé à lire ce que vous avez bien voulu m’envoyer. C’est une nouvelle obligation que je vous ai. Mon estime et mon attachement pour vous ne diminuent point comme mes forces. La langueur extrême de mon état n’influe point sur les sentiments avec lesquels je serai jusqu’à mon dernier moment, monsieur, votre, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à tous les Ambassadeurs.
Ferney, le 5 Juin 1770.
Monsieur, j’ai l’honneur d’informer votre excellence que les bourgeois de Genève ayant malheureusement assassiné quelques-uns de leurs compatriotes, plusieurs familles de bons horlogers s’étant réfugiées dans une petite terre que je possède au pays de Gex, et M. le duc de Choiseul les ayant mises sous la protection du roi, j’ai eu le bonheur de les mettre en état d’exercer leurs talents. Ce sont les meilleurs artistes de Genève ; ils travaillent en tout genre, et à un prix plus modéré qu’en toute autre fabrique. Ils font en émail, avec beaucoup de promptitude, tous les portraits dont on veut garnir les boites des montres. Ils méritent d’autant plus la protection de votre excellence, qu’ils ont beaucoup de respect pour la religion catholique.
C’est sous les auspices de M. le duc de Choiseul que je supplie votre excellence de les favoriser, soit en leur donnant vos ordres, soit en daignant les faire recommander aux négociants les plus accrédités.
Je vous prie, monseigneur, de pardonner à la liberté que je prends, en considération de l’avantage qui en résulte pour le royaume. J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, de votre excellence, etc.
à M. Vasselier.
Ferney, 6 Juin 1770 (1).
L’aventure d’Arrie-Petus (2) est bien étonnante pour des Welches. Je voudrais bien savoir au juste le véritable motif de ce coup fourré ; car il me semble que les raisons qu’on en donne ne sont guère valables.
Je vous enverrai, monsieur, le mémoire de Billard, écrit de sa main, si vous ne l’avez pas. C’est dans ce mémoire qu’il dit que la Providence l’appelait à voler la caisse.
Dès que nous aurons une petite pacotille de montres, nous la recommanderons à vos bontés. Mille tendres compliments à M. Vasselier.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Deux amants qui s’étaient suicidés à Lyon. (G.A.)