CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 2
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à M. Dupont.
A Ferney, 11 Janvier 1770.
Tâchez, mon cher ami, de tuer quelque gros prélat dont le bénéfice soit à la nomination de M. le duc de Wurtemberg, car il m’a promis que la première place serait pour M. votre fils, et M. de Montmartin m’en a donné aussi sa parole. Mais sur quelle parole peut-on compter ? Je n’entends parler ni de M. Roset, ni de la subrogation sur la terre du baron banquier Dietrich, ni du remboursement di questo barone. On s’est moqué de moi dans cet arrangement ; mais, après tout, le sieur Roset s’est soumis à me payer quatorze mille francs tous les trois mois jusqu’à fin de compte ; et quand même il dirait : Le beau billet qu’a La Châtre ! il faut qu’il me donne de l’argent.
Je vous prie de vouloir bien le faire souvenir très sérieusement de ses engagements, et d’avoir la bonté de me dire en quels termes on est avec le baron. Je soupçonne qu’il n’a jamais été question de le rembourser ; il est assez vraisemblable que tout mon argent a été donné à M. le prince de Wurtemberg, qui est à Montbéliard avec quatre enfants. Il est juste qu’étant prince et père de famille, il passe avant nous ; mais il est juste aussi que Roset me paie, car j’ai aussi une nombreuse famille à nourrir. Je vous demande en grâce de me recommander à ses bontés, afin que je ne sois pas forcé de demander la protection du conseil souverain d’Alsace auprès de lui.
Adieu, mon cher ami ; je vous souhaite à vous et à toute votre famille beaucoup de bonnes années ; ainsi fait madame Denis ; ainsi fait aussi père Adam.
à M. Tabareau.
12 Janvier 1770 (1).
Je suis très sensiblement touché, monsieur, de tout ce qui vous arrive. Voilà une aventure bien étrange que celle de ce dévot caissier qui vous emporte votre argent (2) ? On dit qu’il portait un cilice, ou du moins qu’il le faisait porter par son laquais. Je suis bien sûr que, si vous en aviez été informé, vous ne lui auriez pas confié un sou ; mais enfin il faudra bien que l’argent se retrouve, puisqu’on a sa personne. Je vous prie d’avoir la bonté de m’instruire de votre bonne ou mauvaise fortune dans cette singulière affaire.
Est-il bien vrai qu’il y a cinq banqueroutiers qui se sont tués dans Paris ? comment peut-on avoir la lâcheté de voler, et le courage de se donner la mort ? Voilà de plaisants Catons d’Utique que ces drôles-là ?
La banqueroute est-elle aussi considérable qu’on le dit ? M. Janel exerce-t-il toujours son emploi ? Voilà bien des questions que je vous fais. J’y ajouterai encore une importunité sur le roi de Portugal. On m’avait mandé que son aventure n’était qu’une galanterie, qu’un cocu lui avait donné quelques coups de bâton, et que cela n’était rien (3).
En voilà trop pour un homme accablé d’affaires, comme vous l’êtes. Ne me répondez point.
Mais vous, monsieur Vasselier, si vous avez un moment à vous, répondez-moi sur toutes mes demandes.
Votre bibliothécaire ne pourra augmenter votre cabinet de livres qu’au printemps ; en attendant, conservez-moi tous deux une amitié qui fait ma consolation dans ma très infime vieillesse.
1 – Cette lettre a toujours été classée mal à propos à l’année 1769. Elle est de 1770. (G.A.)
2 – Billard, caissier général des postes, qui fit une banqueroute frauduleuse. (G.A.)
3 – Voyez plus haut. (G.A.)
à M. de Belloy.
A Ferney, 17 Janvier 1770.
Eh, mon Dieu ! monsieur, eh, mon Dieu ! mon cher confrère en Melpomène, mon chantre des héros de la France, comment diable aurais-je pu faire pour vous causer la moindre petite peine ? Le jeune auteur inconnu de la Tolérance ou des Guèbres n’avait jamais pensé à être joué ni devant ni après personne. La pièce était imprimée longtemps avant qu’on se fût avisé de la lire très imprudemment aux comédiens, pour qui elle n’est point faite. Peut-être dans cent ans pourra-t-on la jouer, quand les hommes seront devenus raisonnables, et qu’il y aura des acteurs. Je sais positivement que le jeune inconnu n’avait songé, dans sa petite préface, qu’à faire civilité à ceux qui daignaient travailler pour le théâtre. Si je n’avais pas détruit le mien pour y loger des vers à soie, je vous réponds bien que nous y jouerions le Chevalier sans peur et sans reproche (1). On ne vous fait d’autre reproche à vous, mon cher confrère, que d’avoir privé le public du plaisir de la représentation ; mais on s’en dédommage bien à la lecture.
J’avoue que je serais curieux de savoir pourquoi vous, qui êtes le maître du théâtre, vous ne l’avez pas gratifié de votre digne chevalier.
Pardon de la brièveté de ma lettre. Je suis bien malade et bien vieux ; mais j’ai encore une âme qui sent tout votre mérite. Comptez, monsieur, que j’ai l’honneur d’être, du fond de mon cœur, avec tous les sentiments que vous méritez, votre très humble, très obéissant, et très étonné serviteur. LE VIEIL ERMITE DES ALPES.
1 – Gaston et Bayard, tragédie. (G.A.)
à M. Élie de Beaumont.
Ferney, 17 Janvier 1770 (1).
Mon cher Cicéron, je vois que vous réussissez à tout ce que vous entreprenez. Vous ne cessez de faire du bien ; c’est votre vocation ; on ne peut mieux la remplir.
Je ne suis point étonné que M. de Gerbier ait concouru avec vous à une bonne œuvre. Le triste état de M. Durey de Morsan a dû toucher un cœur aussi noble que le sien. Je le remercierai, lui et M. Boudot, à qui nous avons tant d’obligation, et qui s’est donné tant de mouvement dans cette affaire.
Le grand point est que M. Durey soit entièrement corrigé ; qu’il achève de payer toutes ses petites dettes dans ce pays-ci ; qu’il n’en fasse jamais ; qu’il remplisse tous ses devoirs ; qu’il ait de quoi se meubler honnêtement, et qu’il continue à mener une vie décente et irréprochable, digne des personnes auxquelles il tient par la naissance et par l’alliance. S’il négligeait une seule de ces choses essentielles, il serait perdu sans ressource. Il est bien nécessaire qu’il expie par la conduite la plus mesurée les fautes dont il porte très justement la peine.
Je crois, monsieur, que le meilleur parti est d’adresser la lettre de change de six mille livres pour mon compte à M. Scherer, banquier à Lyon ; j’en donnerai le reçu. Je paierai les dettes les plus pressantes, et j’arrangerai tout pour qu’il puisse aller passer ses jours doucement à Neuchâtel, de la manière la plus convenable. Mon reçu sera fait en son nom, et il m’en fera un pour ma décharge. Je lui ai servi de père depuis un an, et je lui en servirai encore ; mais c’est vous, monsieur, qui faites véritablement tout pour lui dans cette occasion ; c’est vous qui êtes son protecteur. Agréez encore une fois mes tendres remerciements.
Quant à Sirven, je vous ai déjà mandé que je ne sais plus où en est son affaire. Je n’ai nulle nouvelle de lui, et j’ai bien peur qu’il ne s’en tienne au premier jugement qui le délivre de la prison et qui le fait rentrer dans son bien. C’est un bon et honnête homme ; mais sa tête est un peu capricieuse, et ses deux filles sont un peu folles : il faut prendre les gens comme ils sont.
Vraiment, je serai enchanté de voir tous les mémoires que vous voulez bien m’envoyer. Vous savez avec quel plaisir je les lirai. Je m’intéresse à vos clients plus qu’à Cluentius et à Roscius, défendus par votre ancien camarade.
Il y a longtemps que je connais l’affaire du sieur Beck ; je crois vous avoir mandé que j’arrivai à Strasbourg quelques jours après son aventure. Je ne sais pas bien précisément quel était le degré de sa probité ; mais je sais qu’il avait affaire à un grand fripon.
Je compte bien que vous ferez aussi triompher pleinement M. de La Luzerne. L’innocence opprimée est très à son aise avec vous.
Madame Denis et moi, nous remercions bien sensiblement madame de Canon de ses bontés ; nous vous sommes inviolablement attachés l’un et l’autre pour toute notre vie.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
20 Janvier 1770.
Vous avez eu la bonté, mon cher ange, de me faire présent du livre de notre ami Griffet, et moi je prends la liberté de vous envoyer un manuscrit qui sûrement n’est pas de lui. Vous voulez vous amuser avec madame d’Argental de cette comédie de feu l’abbé de Châteauneuf, mort il y a plus de soixante ans. Je vous envoie une copie que j’ai faite sur-le-champ, à la réception de vos ordres. Mon manuscrit est bien meilleur que celui de Thieriot, plus ample, plus correct, beaucoup plus plaisant, à mon gré, et purgé surtout des expressions qui pourraient présenter la moindre idée de dévotion, et par conséquent de scandale. Je ne sais si vous trouverez la pièce passable ; elle est bien différente du goût d’aujourd’hui ; ce n’est point du tout une tragi-comédie de La Chaussée ; elle m’a paru tenir un peu de l’ancien style ; mais on ne rit plus, et on ne veut plus rire.
Si vous supposez pourtant, vous et madame d’Argental, qu’on puisse encore aller à la comédie pour s’épanouir la rate ; si vous trouvez, dans cette pièce des mœurs vraies et quelque chose de plaisant, alors on pourra la faire jouer. Il n’y aura nulle difficulté du côté de la police ; mais, en ce cas, il faudrait envoyer chercher Thieriot, et lui donner copie de la copie que je vous envoie, en lui recommandant le secret : il est intéressé à le garder. Je lui envoyai ce rogaton il y a quelques mois, pour lui aider à faire ressource ; et comme je lui mandais que tous les émoluments ne seraient pas pour lui (1), il se pourrait bien faire aussi que votre protégé Lekain en retirât quelque avantage.
Je ne sais point où demeure Thieriot, qui change de gîte tous les six mois, et qui ne m’a point écrit depuis plus de quatre. On peut s’informer de sa demeure chez le secrétaire de M. d’Ormesson, nommé Faget de Villeneuve ; voilà tout ce que j’en sais.
Je vous avertis que je prends la liberté d’envoyer à M. le duc de Praslin la pièce de l’abbé de Châteauneuf il la lira s’il veut, et sera dans le secret pour se dépiquer des belles manières des Anglais et de messieurs de Tunis. Je lui écris en même temps pour le remercier de ses bontés pour les vingt-six diamants qui courent grand risque d’être perdus, attendu que les marchands n’ont rien fait en forme juridique.
J’ignore encore si on osera faire jouer à Toulouse la tragédie de la Tolérance ; ce serait prêcher l’Alcoran à Rome. Je sais seulement qu’on la répète actuellement à Grenoble ; mais il n’est pas bien sûr qu’on l’y joue.
Vous me feriez plaisir, mon cher ange, de m’apprendre si M. le maréchal de Richelieu va à Bordeaux, comme on me l’a mandé. Il est si occupé de ses grandes affaires, qu’il ne m’écrit point.
Je ne sais si vous savez qu’on a mis dans quelques gazettes qu’on donnait la Corse au duc de Parme, et que vous étiez chargé de cette négociation. Il est bon que vous soyez informé des bruits qui courent, quelque mal fondés qu’ils puissent être.
Le progrès des armes de Catau est très certain. On n’a jamais fait une campagne plus heureuse. Si elle continue sur ce ton, elle sera l’automne prochain dans Constantinople. Nos opéras-comiques sont bien brillants ; mais ils n’approchent pas de cette pièce étonnante qui se joue des bords du Danube au mont Caucase et à la mer Caspienne. Les géographes doivent avoir de grands plaisirs.
L’oncle et la nièce se mettent sous les ailes des anges.
A propos, c’est bien à vous de parler de neige ; nous en avons dix pieds de haut, et quatre-vingt lieues de pourtour.
Nota bene que si on me soupçonne d’être le prête-nom de l’abbé de Châteauneuf, tout est perdu.
1 – Il ne lui dit pas cela dans sa lettre du 9 auguste 1769. (G.A.)
à M. Lekain.
Ce 20 Janvier 1770.
L’oncle et la nièce, mon cher ami, sont aussi sensibles à votre souvenir qu’ils doivent l’être. Nous savons à peu près ce que c’est que la petite drôlerie dont vous nous parlez ; c’est une ancienne pièce qui n’est point du tout dans le goût d’à présent ; elle fut faite par l’abbé de Châteauneuf, quelque temps après la mort de mademoiselle Ninon Lenclos. Je crois même qu’elle ne pourrait réussir qu’autant qu’elle est du vieux temps. Ce serait aujourd’hui une trop grande impertinence d’entreprendre de faire rire le public, qui ne veut, dit-on, que des comédies larmoyantes.
Je crois qu’il n’y a, dans Paris, que M. d’Argental qui ait une bonne copie du Dépositaire. Je sais, de gens très instruits, que celle qu’on a lue à l’assemblée est non seulement très fautive, mais qu’elle est pleine de petits compliments aux dévots, que la police ne souffrirait pas. L’exemplaire de M. d’Argental est, dit-on, purgé de toutes ces horreurs : au reste, si on la joue, on pourra très bien s’arranger en votre faveur avec Thieriot ; mais il faut que le tout soit dans le plus profond secret, à ce que disent les parents de l’abbé de Châteauneuf, qui ont hérité de ses manuscrits. Quant aux Scythes, je m’en rapporte à votre zèle, à votre amitié, et à vos admirables talents.
à M. Colini.
22 Janvier 1770.
La médaille de monseigneur l’électeur est parfaite, mon cher ami : c’est un chef d’œuvre. Votre médailliste (1) est bien bon de travailler pour la face blême d’un cadavre, après avoir gravé un si beau visage.
Vous ne m’avez pas mandé que vous avez quatre filles. Que ne puis-je un jour servir à les marier toutes quatres ! Il y a un mois que nous savons l’aventure portugalienne (2) ; mais ce n’est rien que cela.
Mettez-moi aux pieds de monseigneur l’électeur. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – Waechter. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Beaumont du 10 Janvier. (G.A.)