CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à Madame la duchesse de Choiseul.
1er Janvier 1770.
Madame, votre excellence saura que, comme j’étais dans ma boutique le jour de la Saint-Sylvestre, sans rien faire, parce que c’était un dimanche, il passa chez moi un pédant qui fait des vers françois, et je lui dis : Monsieur le pédant, faites-moi des vers françois pour les étrennes de madame Gargantua ; et il me fit cela, qui ne m’a pas paru trop bon :
Je souhaite à la belle Hortense
Une âme noble, un cœur humain,
Un goût sûr et plein d’indulgence,
Un esprit naturel et fin,
Qui s’exprime comme elle pense ;
Un mari de grande importance,
Qui ne fasse point l’important.
Qui serve son prince et la France,
Et qui se moque plaisamment
Des jaloux et de leur engeance ;
Que tous deux soient d’intelligence,
Et qu’ils goûtent en concurrence
Le plaisir de faire du bien.
Ma muse alors en confidence
Me dit : Ne leur souhaite rien.
Il me semble, madame, que moi, qui ne suis qu’un typographe, j’aurais fait de meilleurs vers françois que cela, si je m’étais adonné à la poésie françoise. J’ai l’honneur de faire à monseigneur votre époux, comme à vous, madame, les compliments des révérends pères capucins, de tous les maçons de Versoix, de tous les manœuvres, de tous ceux qui veulent bâtir des maisons en cette ville, où il fait froid comme en Sibérie. J’ai de plus l’honneur d’être, avec un profond respect, madame, etc. GUILLEMET.
à M. Tabareau.
Janvier 1770 (1).
Savez-vous quelque chose de l’effroyable nouvelle du Portugal (2) ? On dit qu’elle n’est venue que par Rome et par l’Angleterre. Si elle était vraie, ne la saurions-nous pas par l’ambassadeur de France à Lisbonne, par nos consuls et par nos marchands ? L’idée seule de cette aventure fait frémir.
1 – Ce billet a toujours été classé au mois de juillet 1770. Il doit être de janvier. (G.A.)
2 – L’attentat sur la personne du roi de Portugal, 3 décembre 1769. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
5 Janvier 1770.
Je vous supplie instamment, mon cher ange, de me rendre le plus important service. Il faut que madame Le Jeune me déterre le livre du père Griffet (1), et de frère Griffet. On imprime la lettre A d’un supplément au Dictionnaire encyclopédique dans le pays étranger, et frère Griffet doit avoir sa place à l’article ANA, ANECDOTES. On peut envoyer le livre aisément par la poste, en deux ou trois paquets pourvu qu’un paquet ne pèse pas plus de deux livres, il arrive à bon port. Marin, Suard peuvent le contre-signer ; rien n’est plus aisé. Madame Le Jeune (2) ou son ayant-cause recevra une lettre de change payable au porteur. Ayez la bonté d’avoir pitié de ma passion qui est très vive. J’abuse de votre complaisance ; mais les jeunes gens sont actifs, ils se démènent pour rendre service. Je vous l’avais bien dit, que vous n’aviez que soixante-neuf ans. Vous êtes bien injuste et bien lésineux de m’en accorder à peine soixante-quinze, lorsque je suis possesseur de la soixante-seizième. Il faut dire que j’en ai soixante-dix-huit, et n’y pas manquer ; car, après tout, on se fait une conscience d’affliger trop un pauvre homme qui approche de quatre-vingts.
Je suis bien étonné que cette comédie (3) dont vous parlez soit si drôle. Par le sang-bleu, messieurs, je ne croyais pas être si plaisant que je suis (4) ; mais j’ai plus de tendresse pour les Scythes et une passion furieuse pour les Guèbres. Je tiens que ces Guèbres feraient une révolution.
M. le duc de Praslin a eu la bonté de m’envoyer un détail touchant des diamants pris par les corsaires. J’ai bien peur que ce ne soit une affaire finie, et que les propriétaires des diamants n’aient aucun renseignement, moyennant quoi le corsaire se moquera d’eux. Je m’en lave les mains, et je remercie M. le duc de Praslin de toute sa bonté. Madame Denis et moi nous souhaitons à mes deux anges santé et prospérité, cette année 1770. Je ne me suis jamais attendu à voir cette année, et j’avais fait plus d’un marché qui a fini en l’an 1760, tant je me suis toujours défié de mes forces. J’ai été heureusement trompé. Mille tendres respects à vous deux.
1 – Traité des différentes sortes de preuves qui servent à établir la vérité de l’histoire. (G.A.)
2 – Voyez les lettres à d’Argental fin décembre 1766 et janvier 1767. (G.A.)
3 – Le Dépositaire. (G.A.)
4 – Misanthrope, act. II, sc. VII. (G.A.)
à M. le comte de Schomberg.
5 Janvier 1770.
Monsieur, quand l’ermite du mont Jura s’intitulait le pauvre vieillard, il n’avait pas tort. Sa santé et ses affaires étaient également dérangées, et le sont encore. Malheur aux vieillards malades ! La faiblesse extrême où il est ne lui a pas permis d’écrire pendant un mois entier. Il est tout à fait hors de combat, et d’ailleurs excédé par des travaux qui l’avaient d’abord consolé des misères de ce monde.
Soyez très persuadé, monsieur, qu’il n’a jamais trempé dans l’infâme complot que quelques parents et amis avaient fait de l’arracher à sa retraite. Il connaît trop le prix de la liberté et celui du repos nécessaire à son âge. Il est sensible à vos bontés comme s’il était jeune. Il voit d’ailleurs, avec une honnête indifférence, qui gouverne et qui ne gouverne pas, qui se remue beaucoup pour rien et qui ne se remue pas, qui tracasse et qui ne tracasse pas ; il aime, il estime votre philosophie, et rend justice à vos différentes sortes de mérite ; il mourra votre très attaché.
Si vous n’avez pas un petit livre de Hollande intitulé : Dieu et les Hommes, je pourrai vous en procurer un par un ami ; vous n’avez qu’à ordonner.
Si vous voyez M. d’Alembert, voici un petit article pour lui.
Je sais qu’un homme qui fait des vers mieux que moi lui a récité des bribes fort jolies d’un petit poème intitulé : Michaud, ou Michon et Michette, et qu’il lui a dit que ces gentillesses étaient de moi. Le bruit en a couru par la ville. Il est clair cependant qu’elles sont de celui qui les a récitées. C’est, dit-on, une satire violente contre trois conseillers au parlement, qui sont des gens fort dangereux. On met tout volontiers sur mon compte, parce qu’on croit que je peux tout supporter, et qu’étant près de mourir, il n’y a pas grand mal de me faire le bouc émissaire. Après tout, je crois l’auteur trop galant homme pour m’imputer plus longtemps son ouvrage. Il est dans une situation à ne rien craindre de MM. Michon ou Michaud, supposé qu’il y ait des conseillers de ce nom. Je ne suis pas dans le même cas ; et d’ailleurs je n’ai jamais vu un seul vers de cet ouvrage. Je ne doute pas que M. d’Alembert, quand il reverra l’auteur, qui n’est pas actuellement à Paris, ne lui conseille généreusement de se déclarer ou d’enfermer son œuvre sous vingt clefs.
Voilà, monsieur, ce que je vous supplie de montrer à M. d’Alembert dans l’occasion. Je ne lui écris point, je suis trop faible, et c’est un effort pour moi très grand de dicter même des lettres.
Adieu, monsieur, je serai, jusqu’au dernier moment, pénétré pour vous de la plus tendre estime. Je ne cesse d’admirer un militaire si rempli de goût, d’esprit et de bonté.
à M. Christin.
5 Janvier 1770 (1).
Cent bonnes années à mon cher petit philosophe. Le vieil ermite est toujours bien malade et bien faible ; mais ses sentiments pour le Cicéron de Saint-Claude ne sont point affaiblis.
Nous commencerons l’impression d’une très honnête encyclopédie (2) dès que nous aurons reçu les réflexions sur la jurisprudence des Francs. L’article CRIMINEL contient le procès du chevalier de La Barre tout au long. On ne sait si on réimprimera cette pièce sous le nom du chevalier de La Barre ou sous un nom supposé. Nous espérons voir mon frère Christin vers le saint temps de Pâques, et nous raisonnerons de tout cela à tête reposée. L’oncle et la nièce lui font mille compliments.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Les Questions sur l’Encyclopédie.(G.A.)
à M. Servan.
5 Janvier 1770.
Vous croyez bien, monsieur, que si j’avais été en vie, je vous aurais remercié le jour même que je reçus votre paquet. J’ai été dans un état bien déplorable ; mais je vous relis, et je me porte bien. Je me suis demandé à moi-même pourquoi tous les discours du chancelier Daguesseau me refroidissent, et pourquoi tout ce que vous m’écrivez m’échauffe : c’est que vous parlez du cœur, et qu’il ne parle que de l’esprit ; il est rhéteur, et vous êtes éloquent : c’est pourtant le premier homme qu’ait eu le parlement de Paris.
Vous avez tous deux traité l’article des spectacles. En vérité, la différence qui est entre vous et lui, c’est qu’il a traité ce sujet en pédant, et je crois, en lisant le peu que vous en avez dit, que vous avez fait quelque bonne tragédie.
Je ne suis pas du tout honteux de ne pas mériter les éloges dont vous m’honorez. Je sais bien que personne ne peut aller au-delà des bornes que la nature a prescrites à son talent. Il ne faut point rougir de n’avoir pas six pieds de haut quand on n’en a que cinq. Je n’ai jamais été où je voulais aller ; mais je suis né vif et sensible, et je le suis à soixante-seize ans comme à vingt-cinq. C’est cette sensibilité qui m’attache infiniment à vous, monsieur ; c’est elle qui me fait retrouver mon âme tout entière quand je lis vos lettres, dans lesquelles la vôtre se peint avec de si vives couleurs.
Courage, monsieur ! c’est à vous à signaler les abus de tout genre dont nous sommes environnés. Je vous demande pardon pour Gros-Jean, qui remontre à plus que son curé. Le même Gros-Jean a de grandes espérances en vous, et il est pénétré pour vous, monsieur, de tendresse et de respect.
à M. de la Tourette.
Le 6 Janvier 1770.
Le vieux malade de Ferney remercie bien tendrement M. de La Tourette. Une traduction de la Henriade est une preuve que les Italiens sont convertis. Vous pouviez très bien, monsieur, m’envoyer cette traduction par la poste. M. Vasselier s’en chargerait très volontiers. Pour les Riflessions di un Italiano sopra la chiesa, je ne l’ai point, et vous me ferez plaisir de me faire avoir cet ouvrage.
Il est très vrai qu’on commence à parler bien haut en Italie, et surtout à Venise ; tous les esprits des honnêtes gens sont éclairés et toutes les mains prêtes à fracasser l’idole. Il ne s’agit plus que de trouver quelque brave qui donne le premier coup. On m’a dit que M. de Firmian (1) est instruit et hardi, et M. de Tanucci (2) instruit, mais un peu timide. Il a osé prendre Bénévent, qui n’appartenait point au roi de Naples, et n’a pas osé prendre Castro, qui lui appartient.
Madame Denis est aussi sensible qu’elle le doit à votre souvenir. Dupuits est à sa campagne ; il vous conserve toute l’amitié qu’on a pour vous dès qu’on vous a connu c’est ainsi que j’en use. Conservez-moi des sentiments qui me sont bien chers, et agréez l’inviolable attachement du pauvre vieillard.
1 – Ministre de l’empereur à Milan. (K.)
2 – Ministre du roi de Naples. (K.)
à M. Élie de Beaumont.
A Ferney, 10 Janvier 1770.
Mon cher Cicéron, il y a un mois que je n’ai entendu parler de Sirven. Je lui ai envoyé quelque argent, dont il n’a pas seulement accusé la réception. Je ne sais plus où en est son affaire, ni ce qu’il fait, ni ce qu’il fera. Si j’en apprends quelque chose, je ne manquerai pas de vous le mander. Il fait si froid dans nos quartiers, que tous les juges, les plaideurs, et les huissiers, se tiennent probablement au coin du feu.
A l’égard de l’affaire de ce pauvre petit diable qui a fait tant de sottises, et qui en est si durement puni (1), je suis toujours prêt à le sécher au bord du puits du fond duquel je l’ai tiré ; mais je vous avoue que je ne voudrais pas me hasarder à écrire à M. Gerbier, que je n’ai pas l’honneur de connaître, et à essuyer un refus. J’aimerais mieux la voie de ce procureur qui est venu vous parler ; cela tirerait moins à conséquence.
Il serait bon d’ailleurs de savoir s’il y a quelques fonds sur lesquels on pourrait donner six mille livres au petit interdit ; car, s’il n’y en a point, toutes les démarches seraient peines perdues, attendu que sa sœur ne veut rien avancer, et qu’on ne voit pas où l’on prendrait ces deux mille écus. Je ne crois pas qu’on les assigne pour le présent sur les postes. Vos commis de ce grand bureau des secrets de la nation se tuent comme Caton ; mais Caton ne volait pas des caisses comme eux.
Votre roi de Portugal (2) n’a point été assassiné : il y a eu quelques coups de bâton d’un cocu qui n’entend pas raillerie, et qui l’a trouvé couché avec sa femme (3) : cela s’est passé en douceur, et il n’en est déjà plus question.
Mille respects à madame votre femme : conservez toujours vos bontés pour l’homme du monde qui vous est le plus attaché, et qui sent tout le prix de votre mérite et de votre amitié.
1 – Durey de Morsan. (G.A.)
2 – Joseph Ier. (G.A.)
3 – Le 3 décembre 1769. (G.A.)